Il y avait, dans l’entresol de la Pompadour à Versailles, un appartement dans lequel une bande de joyeux drilles refaisait le monde et cherchait la pierre philosophale. On pourrait presque dire qu’ils l’avaient trouvée, puisque le bon docteur Quesnay, médecin personnel de la marquise qui les accueillait, se targuait d’avoir trouvé le moyen d’enrichir tout le monde sans appauvrir personne.
Autour de lui Diderot, d’Alembert, Duclos, Helvétius, Turgot, Buffon et bien d’autres encore, calculaient le « produit net » et mettaient au point une science nouvelle dont le but n’était rien de moins que la bonne marche du monde et la richesse des Nations : l’Économie. Bientôt allait advenir un monde débarrassé de la superstition (la religion) et dans lequel la Raison, la liberté et la loi naturelle allaient – enfin – faire régner la prospérité.
Inspirée par un auteur que Diderot considérait comme un génie, Le Mercier de la Rivière, l’idée force des principes de Quesnay était que l’agriculture était la source de toute richesse, et que la liberté pour l’industrie et le commerce devait permettre, par la circulation des produits agricoles, d’assurer la prospérité du royaume.
Ces intellectuels s’appelaient les Physiocrates, on disait aussi « les économistes », autre néologisme qu’on leur doit et qui fit, lui, une belle carrière.
Quesnay présenta au roi un « Tableau économique » sous la forme d’un zig-zag. Louis XV, intéressé, voulut bien essayer. Puis il renonça. Il mourut, et son petit-fils le remplaça.
Louis XVI n’avait que vingt ans. Il nomma Turgot contrôleur général des finances. Un économiste, autant dire Les Lumières, arrivaient au pouvoir.
« Il ne pouvait rien arriver de plus heureux à la France et à la raison humaine » écrivit à Voltaire le jeune Condorcet [1].
- Vous avez rempli mon cœur d’une sainte joie » répondit le vieil exilé, toujours au fait de ce qui se passait dans la capitale.
Quand il vit arriver cet homme fait et de très belle allure, dont on lui chantait tant les louanges, le jeune roi [2] fut très impressionné.
- Ce n’est pas au roi que je me donne, c’est à l’honnête homme », le flatta Turgot après lui avoir exposé son programme.
- Je vous donne ma parole d’honneur de vous soutenir toujours dans les partis courageux que vous aurez à prendre » lui répondit le roi en lui prenant les mains.
L’une des premières mesures que prit Turgot fut de lever toutes les entraves au commerce et à la libre-circulation des grains.
« Plus le commerce est libre, animé, étendu, plus le peuple est promptement, efficacement et abondamment pourvu » écrivit-il dans le préambule de l’arrêt qui fut signé le 13 septembre 1774. « Les prix sont d’autant plus uniformes, ils s’éloignent d’autant moins du prix moyen et habituel sur lequel les salaires se règlent nécessairement » ajouta-t-il, sans indiquer en quel honneur la « nécessité » a la moindre influence sur les salaires.
L’aimable prince de Croÿ nota : « Ce fut, quoique sourdement et sans révolution, le plus grand coup porté à la religion, peut-être, depuis Clovis. »
Voltaire, lui, exulta : « Je viens de lire le chef-d’œuvre de M. Turgot. Il me semble que voilà de nouveaux cieux et une nouvelle terre » écrivit-il à d’Alembert.
Sus à l’obscurantisme et écrasons l’infâme !
Alors que des siècles de protection royale avaient interdit tout enrichissement sur le pain du peuple, le nouveau décret imposait la loi du Marché [3] ce qui, pratiquement, consistait à laisser filer les prix et à permettre aux marchands de se servir avant le peuple.
Dès les premiers frémissements sur les marchés (ces places des villes et des villages où la population venait s’approvisionner), le peuple alerta les autorités locales qui en référèrent au sommet. « Il n’y a pas lieu de tenir compte des murmures du peuple. Il faut qu’il comprenne, au contraire, que son opposition, ses mouvements et ses violences ne serviront qu’à faire prendre les mesures les plus efficaces pour le contenir » répondit Turgot.
A Paris, au lendemain du décret, il avait fait vider tous les greniers, privant la capitale, à l’entrée des mauvais jours, du seul moyen de faire face à la disette, et de faire pression à la baisse en cas de hausse des prix.
Ceux-ci, bêtement, continuèrent de monter. Au printemps, le pain était deux fois plus cher que ce que les trois quarts du peuple pouvaient le payer. Et les greniers étaient vides.
La faim apparut. Avec elle la colère. Sur les marchés, le peuple prétendait payer son pain le même prix qu’avant. Un prix taxé [4], fixé, honnête. Un prix qui permettait à tout le monde de vivre. On sortit les bâtons dont on menaça les meuniers qui refusaient de céder la marchandise à ce prix-là.
Turgot avait pensé à tout, et notamment à la possibilité que le peuple ignorant s’oppose à tant de progrès si, par malheur, le blé augmentait plus vite que les salaires. Pour le contenir (le peuple, pas le blé), il inventa un nouveau concept : l’atelier de charité. Non pas de ces cloaques où les miséreux s’entassaient aux frais de la collectivité [5], mais des lieux où les fluctuations du prix du grain se transformeraient miraculeusement en routes, en canaux, en villes nouvelles : les travaux forcés pour les fainéants incapables de se payer leur pitance.
Les premières violences furent signalées à Dijon le 17 avril 1775. Alors que depuis une semaine ils ne mangeaient pas à leur faim, des centaines d’ouvriers vinrent crier sous les fenêtres du lieutenant général de la province et substitut de l’intendant.
« Allons messieurs, le pain n’est pas encore à douze livres ! » cria monsieur de la Tour du Pin aux manifestants.
Ceux-ci, furieux, jetèrent dans la rivière des sacs de farine frelatée qu’on prétendait leur faire manger et, armés de bâtons, ils s’en prirent à un riche meunier qui refusait la taxation. Affolé, le meunier s’enfuit en courant, s’engouffra chez un procureur où la foule l’y poursuivit en dévastant tout sur son passage.
Alerté, Turgot fulmina contre l’insondable bêtise populaire, et le 20 avril il écrivit : « Je ne suis pas étonné, monsieur, du tumulte arrivé à Dijon. Toutes les fois qu’on partage les terreurs du peuple et surtout ses préjugés, il n’y a point d’excès auxquels il ne se porte. »
Le roi ajouta de sa main : « Autant je désire que mon peuple soit heureux, autant je suis fâché quand il se porte à des excès où il n’y a nulle trace de raison. » Et, trois jours plus tard, Turgot écrivait aux autorités municipales dijonnaises : « Ce n’est pas le peuple qui doit vous conduire, c’est la loi. »
Ah ! Mais ! Il exigeait une justice prompte et sommaire sans exception ni indulgence, et la recherche sans pitié des meneurs.
Le doux Condorcet, le plus proche collaborateur du ministre, était devenu enragé : « Le peuple ne sera tranquille que quand il saura qu’on a puni quelques-uns de ces brigands » fulmina-t-il.
Les émeutes de la faim prirent comme une traînée de poudre dans tout le pays. A Paris, un observateur nota, interloqué « qu’est-ce que c’est que ce règne ? »
Les autorités policières, habituées depuis toujours à assurer la protection du public contre les spéculateurs (ils envoyaient des inspecteurs vérifier les prix sur les marchés), n’y comprenaient plus rien. Le Lieutenant général de police Lenoir envoya près de dix lettres à Turgot qui ne répondit à aucune. C’est un de ses collaborateurs, Albert, qui fit savoir au premier policier de France qu’on avait bien reçu ses courriers, et qu’il s’alarmait pour rien.
A Pontoise, dans la région parisienne, tandis qu’on déchargeait des quantités de blés dont le prix interdisait aux plus petits d’en faire l’acquisition, la foule s’empara des sacs et en organisa la vente au bon prix. Rien ne fut volé ni détruit, et le produit même de la vente fut porté au procureur local.
Pontoise, Beauvais, Saint-Germain-en-Laye, Saint-Denis, Gonesse, la révolte suivait le long de la Seine et des canaux les péniches chargées de blé plus cher que l’or. Chelles, Gagny, Choisy le Roi, Fontainebleau, Meaux et Corbeil, les routes étaient prises d’assaut et les charrois arrêtés.
Les édiles étaient complètement affolés. En temps normal, il n’y aurait pas eu de problème : le prix du grain aurait été fixé à un prix raisonnable et respecté par tous. Mais là, comment faire respecter une loi qui disait que « le Marché » fixait le prix ? Certains appelèrent les autorités à l’aide, d’autres prirent sous leur bonnet de pousser les marchands à accepter la taxation. Turgot, furibond, en fit embastiller un pendant sept semaines pour lui apprendre à contrarier le Marché. Il exigea que tout marchand lésé par une taxation serait indemnisé par la communauté villageoise où avait eu lieu la malversation, les innocents payant avec les coupables. Il fit désarmer des villages entiers. La loi c’est la loi.
La Guerre des Farines, authentique répétition générale de la Révolution, gagnait de ville en village. Personne ne criait contre le roi, on voulait du pain à prix honnête, c’est tout. Là où le blé fut saisi, on laissait sa part au producteur et on n’oubliait pas d’en laisser par terre pour les glaneurs. Économie morale, populaire, solidaire, qui voulait le bien commun et s’opposait à la logique marchande.
La tradition, et tout un arsenal juridique multiséculaire que Turgot venait d’abolir, voulait que le marché soit le lieu où se vendait le grain, priorité absolue étant donnée aux habitants. Seul le surplus, une fois la population servie, pouvait être « exporté ». Durant ces deux mois incertains, les taxateurs imposèrent cette loi antique et royale en interceptant les convois de grains qu’ils voyaient partir. Rien ne fut volé, tout fut payé, et payé « au bon prix », celui qui permettait aux plus pauvres de se nourrir avec leur salaire, sans voler, sans mendier, sans tendre la main.
Hors de lui, Turgot fit le choix de l’infamie.
Comme on lui demandait comment un ouvrier pourrait nourrir ses enfants si son salaire ne lui suffisait plus, il répondit que ces derniers n’avaient qu’à se nourrir eux-mêmes : Turgot fut le promoteur du travail des enfants [6].
Le même jour, le 1er mai 1775, il mobilisait l’armée pour la protection des convois de grains, et deux jours plus tard il proclamait la loi martiale : quiconque s’opposerait à la liberté des prix était désormais passible de la peine de mort.
(à suivre)
Cohen Déborah, de l’Institut Universitaire de Florence, « Le débat sur le commerce du blé (1768-1775) : formes et porteurs légitimes de la rationalité en question ».
Condorcet, Œuvres de Condorcet, Firmin Didot Frères, Paris 1847. Croÿ, Emmanuel duc de, Journal inédit du duc de Croÿ.
- Gauthier Florence,
- « Tribulations ministérielles », Université Paris 7-Denis Diderot, publié dans Utopie Critique, n° 37, mai 2006.
- La Voie paysanne dans la révolution française, l’exemple picard. Maspéro 1977.
- « A l’origine de la théorie physiocratique du capitalisme, la plantation esclavagiste. L’expérience de Le Mercier de la Rivière, intendant de la Martinique ».
Gignoux, C.J. Turgot,.
Ljublinski Vladimir, La Guerre des farines, Contribution à l’histoire de la lutte des classes en France, à la veille de la Révolution
Kaplan, Steven L. La fin des corporations, Fayard, 2001.
Manceron Claude, Les Hommes de la liberté, 1774/1797
Marmontel Jean-François, Mémoires d’un père pour servir à l’instruction de ses enfants.
Necker, Jacques, Sur la législation et le commerce des grains
Rivière, Hippolyte Ferréol, Précis historique et critique de la législation française sur le commerce des céréales et des mesures d’administration prises dans les temps de cherté.
Say Léon (1826-1896), Turgot.
Ségur, Marquis de, Au couchant de la monarchie, Louis XVI et Turgot (1774-1776),
Steiner Philippe, Le débat sur la liberté du commerce des grains (1750-1775)
- Turgot, Anne Robert Jacques,
- Mémoire sur les moyens de procurer, par une augmentation de travail, des ressources au peuple de Paris, dans le cas d’une augmentation dans le prix des Denrées, Paris 1er mai 1775.
- Lettres sur les émeutes populaires que cause la cherté des bleds, et sur les précautions du moment, 1768, .
- Œuvres de Turgot, Guillaumin, libraire, 1844.
Vardi Liana, “Physiocracy’s Scientific Fallacies”, Conference on French Political Economy.
Voltaire, Œuvres complètes, La Diatribe.
Wilson Arthur M., Diderot, Sa vie et son œuvre, Editions Ramsay, Bouquins, Paris 1985.
La Guerre du blé au XVIIIe siècle, par E.P. Thomson, V. Bertrand, C.A. Bouton, F. Gauthier, D. Hunt, G.R. Ikni, Les éditions de la Passion, 1988.