A la charnière entre le XVIe et XVIIe siècle, tout le monde affirmait croire au diable, il n’est de grand esprit qui ne s’y référa. Et si c’est le pape qui avait amorcé le mouvement en 1326 en assimilant sorcellerie et hérésie, l’Église abandonna vite les poursuites qui devinrent, à l’échelle de l’Europe, l’affaire des juges : Rome ignora elle-même cette inquisition, la chasse aux sorcières fut une procédure d’autorité locale non soumise à autorité supérieure, qu’elle soit religieuse ou royale.
En pays protestant - où le pape n’était plus reconnu -, les autorités locales brûlèrent à qui mieux mieux, suivant ainsi la conviction de Luther qui affirmait : « Il ne faut pas faire grâce aux sorcières et aux magiciennes (...) je voudrais moi-même mettre le feu à leur bûcher, de même qu’on voit dans l’ancienne loi les prêtres lapider les malfaiteurs. »
A l’origine de bien des procès, une dénonciation populaire. Telle femme, considérée jusqu’alors comme dotée des pouvoirs bénéfiques de soigner et guérir, devenait, face aux malheurs qui accablaient une communauté, responsable du mal comme elle l’avait été du bien. La source de cette croyance peut bien n’avoir été que l’expression d’une religiosité paysanne (c’est-à-dire païenne au sens étymologique du terme) que le christianisme n’avait atteinte que superficiellement. La grande majorité du peuple français pratiquait une religion animiste que les lettrés catholiques des cours citadines assimilèrent à de la sorcellerie.
Les procès ravagèrent les campagnes. Depuis 1570 environ (paroxysme des guerres de religion) et pour un siècle, ce sont des dizaines de milliers de pauvres gens, majoritairement des femmes, qui périrent publiquement dans d’atroces souffrances à l’issue de procès iniques. Des tortures insoutenables faisaient avouer ce qu’on voulait. Tant que les juges n’avaient pas obtenu d’aveux, ils persistaient à torturer, et une résistance acharnée à la pression était elle-même la preuve que le diable soutenait l’accusée, incapable sans secours diabolique de résister à l’épreuve.
Un accusé tentait-il d’incriminer un de ses bourreaux pour tenter d’en réchapper en le discréditant ? Peine perdue. Les juges étaient, par nature, indemnes de toute attaque satanique, leur mission était placée sous la protection de Dieu le père. En personne.
Tout malheureux tombé dans les filets des juges sur simple soupçon était voué à la mort, sans distinction de sexe ou d’âge. Sans aucune chance d’en réchapper. Aucune.
On aurait tort de voir dans ces magistrats sadiques des rustauds abrutis par l’ignorance. Des juges subalternes aux plus hauts magistrats, tous avaient étudié. Le plus illustre d’entre eux, Pierre de Lancre, qui se vanta d’avoir fait flamber plus de 500 malheureuses, était un érudit, un lettré appartenant à l’élite intellectuelle de Bordeaux.
Et quand un médecin, Jean Wier, écrivit qu’il suffisait d’un peu de médecine pour expliquer bien des possessions, il attira sur lui les foudres de Jean Bodin.
Jean Bodin (1529-1596), avocat au Parlement de Paris, l’auteur des Six Livres de la République, la référence pour des générations en matière d’analyse de l’origine de l’autorité, Jean Bodin que le xxe siècle a honoré comme humaniste en donnant son nom à un lycée de sa ville natale, accueillit l’intervention de Jean Wier en tonnant que c’était le diable qui l’inspirait et lança un appel véhément à une répression impitoyable.
Bérulle lui-même, sous couvert du prétendu humanisme dévot, attaqua ad hominem le médecin Marescot qui avait commis l’outrage suivant : « S’il ne faut donc point d’autres signes de possession du diable que ceux qui sont décrits par les évangélistes, tout épileptique, mélancolique, phrénétique aura le diable au corps. Il et y aura au monde plus de démoniaques que de fols. »
Ce n’était pas l’Eglise qui poussait au crime, et c’est un jésuite, Friederich Spee, qui dénonça le mieux la procédure française en 1632. En 1657, un décret pontifical reconnut la maladie mentale et s’éleva contre le fait d’arrêter et d’incarcérer des femmes contre lesquelles n’existait aucune charge. Mais en France ce décret ne toucha personne, car les juges d’Inquisition ne sévissaient pas, et une décision pontificale n’avait aucun pouvoir de contrainte contre les juges séculiers.
Ces derniers s’arrogeaient un mirobolant pouvoir religieux, mais l’Eglise n’avait sur eux aucune prise.
Le reflux des procès en sorcellerie a peu à voir avec une prise de conscience des magistrats en faveur de leurs victimes. Jusqu’au bout ils rejetèrent les appels à la raison d’où qu’ils viennent. Mais un glissement des affaires de sorcellerie des campagnes vers les villes, vint semer le trouble dans leur monde à eux. Les grands scandales de l’époque que sont l’affaire des possédées de Loudun ou de Louviers, mirent en cause des prêtres et des notables. On n’avait plus là affaire à des femmes du peuple, soupçonnées de pratiques sataniques, mais à des femmes du beau monde qui se plaignaient de possessions dont il fallait les délivrer. Elles n’étaient plus les coupables, mais les victimes d’un mal dont elles accusaient des personnalités au-dessus de tout soupçon. Dans ces affaires qui ont défrayé la chronique, ce sont des femmes qui accusèrent et semèrent la terreur.
Le scandale était d’autant plus grand qu’il mettait à jour de lourds secrets touchant à une bien trouble sexualité pratiquée dans les couvents.
En 1610 à Aix-en-Provence, Madeleine Demandols lança au cours de crises violentes et spectaculaires, à son confesseur Louis Gaufridy : « Vous savez bien que vous avez fait de moi tout ce que vous avez voulu, tant devant que derrière ! » Comment une jeune fille, enfermée dans un couvent, pouvait-elle évoquer la sodomie si elle ne l’avait subie ! Son suborneur fut exécuté après un procès expéditif, et il y a fort à penser que la présence, ou non, du diable dans ses séductions, eut peu à voir avec la rapidité de la procédure.
Les grandes exhibitions des possédées furent éhontément lubriques. Hystérie des participantes, certes, mais aussi lubricité des spectateurs qui venaient se délecter à la perspective de voir des nonnes se dénuder en poussant des hurlements de bêtes. Et en faisant tomber sur des notables des soupçons inavouables : orgies avec sacrifices d’enfants, crucifixions, anthropophagie… Une fois lancée, la procédure ne pouvait plus être arrêtée, et il était temps pour la force publique d’y mettre bon ordre. Les Parlements s’y employèrent, et à leur tête celui de Paris, qui imposa une procédure d’appel automatique en cas de condamnation à mort. Ainsi fut arrêtée la folie des procédures en sorcellerie.
Mais les cours de province et les juridictions subalternes ne se laissèrent pas ainsi déposséder de leur pouvoir, et bien en avant dans le siècle, quand déjà s’était fait jour la théorie que tout cela n’était que balivernes imputables à la crédulité populaire [1] – c’est le comble ! – les petits juges continuèrent de dénoncer, torturer, briser, brûler.
On a là une illustration de ce que pouvait un pouvoir local illimité : sans défense ni recours, les petites gens étaient à la merci de notables sadiques et cupides. Il fallut que les tortionnaires commencent à s’attaquer à des nantis pour que les autorités supérieures réagissent, et décident d’y mettre un terme. Et elles eurent contre elles tout le pouvoir de la Compagnie du Saint-Sacrement qui, jusqu’au bout, soutint les dénonciations de sorciers [2].
En 1670, l’abolition des procédures en sorcellerie n’était pas encore à l’ordre du jour, le pouvoir central se contentant d’imposer l’appel à Paris partout où c’était possible, ce qui était une manière d’imposer la relaxe. Le Parlement de Rouen, qui s’était distingué par sa turbulence sous la Fronde, envoya au roi une lettre suppliant que sa majesté l’autorise à continuer de poursuivre. La lettre des magistrats normands est un modèle d’obscurantisme : « Ce sont, Sire, des vérités tellement jointes aux principes de la religion que, quoi que les effets en soient extraordinaires, personne jusqu’ici n’a osé les remettre en question. »
La réponse de Louis XIV marque clairement de quel côté étaient les lumières de ce siècle-là. Par une réponse juridique circonstanciée, le roi mettait un terme définitif à ces monstruosités, exigeant qu’on empêchât dorénavant que « l’innocence soit plus longtemps exposée à la calomnie et à l’avarice. »
C’était le 25 avril 1672. Dix ans plus tard, en 1682, un édit définissait définitivement la sorcellerie comme un délit d’exploitation de l’ignorance. Un sorcier était un illusionniste et la sorcellerie était de la prétendue magie.
Vive le roi !
(A suivre…)
Sources
Robert Mandrou, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle. Une analyse de psychologie historique. Plon 1968. p. 112
Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « Bouc ».
Friedrich Spee von Langenfeld, : Advis aux criminalistes sur les abus qui se glissent dans les procès de sorcelerie…
Jean Delumeau. Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Nouvelle Clio 1992