Les guerres de religion, qui ensanglantèrent la France dans la seconde partie du XVIe siècle, avaient opposé la Ligue catholique et les protestants, qui avaient en commun de vouloir limiter les prérogatives royales. Les premiers prônaient le rétablissement des pouvoirs des seigneurs et le morcellement féodal, et les seconds voulaient limiter les pouvoirs du roi par des assemblées élues.
Par l’édit de Nantes, Henri IV assit son autorité et mit fin à la fois à la guerre et aux prétentions de la Ligue. Et, en prenant pour confesseur un jésuite, il permit que se répandent en France les conceptions de l’école de Salamanque [1].
Parmi ces idées nouvelles, il y avait celles du père Juan de Mariana, qui avait théorisé que toute souveraineté résidait dans le peuple. Pour le jésuite, le roi n’était que le dépositaire du pouvoir que le peuple souverain lui avait confié [2], et il avait le devoir de lui garantir en échange le bonheur et la prospérité.
Le corollaire de ce principe était que si le roi trahissait la confiance du peuple, ce dernier pouvait lui reprendre l’exercice des pouvoirs publics. La théorisation de la souveraineté populaire impliquait le droit de résistance à l’oppression, et même le droit au régicide.
Dès l’assassinat d’Henri IV, les jésuites furent montrés du doigt comme ayant armé le bras de Ravaillac. L’accusation de régicide à leur encontre persistera jusqu’à leur interdiction.
Un si dangereux égalitarisme provoqua la naissance d’un anti-humanisme qui s’affirma dans toute sa gloire au Grand Siècle.
Héritier de la Ligue, un parti dévot avait émergé et pris de l’importance au sommet de l’Etat. Bérulle, comme nombre de penseurs de son temps, avait eu le sentiment des dangers que le triomphe de l’humanisme faisait courir à un certain ordre social. Mais comme on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, il avait revêtu cette réaction des oripeaux de l’humanisme et inventé le concept paradoxal d’humanisme dévot.
« L’humanisme dévot nous invite à nous oublier nous-mêmes, à nous perdre dans les objets qui nous entourent, dans le spectacle du présent monde, notre royaume, dans la méditation des dons célestes ; à nous oublier davantage encore en montant à la cime de notre être, au plus haut de cet intérieur, où ni les sens ni la dévotion sensible ne nous pénètrent. De toute sa pente logique, de tout son élan, l’humanisme dévot veut le pur amour. »
Autant dire que, contradictoire dans les termes, l’humanisme dévot, qui voulait que l’homme s’oublie et se perde, fut un anti-humanisme.
Il eut pour pendant le libertinage qu’affichèrent sans complexe les grands seigneurs qu’étaient Condé ou Gaston d’Orléans. Peu soucieux de passer pour dévots, ces farouches opposants au roi étaient flattés dans leurs mœurs barbares par des écrivains baroques qui purent écrire :
Tous les crimes sont beaux, dont le trône est le prix. (Jean de Rotrou)
Ou bien :
A tout prix un grand cœur achète un grand crédit
Et tout crime est permis quand il nous agrandit. (Idem)
Les libertins ne prônaient pas seulement la jouissance immédiate et l’absence de contraintes, ils professaient également un profond mépris du peuple, ignorant et vulgaire. Ce sera une constante chez tous les opposants à l’absolutisme royal.
On vit l’anti-humanisme à l’œuvre avec la Compagnie du Saint-Sacrement.
Le 27 mai 1631, quelques dévots, emmenés par le duc de Ventadour, obtenaient de Louis XIII l’approbation d’une compagnie qui se proposait de réunir des personnes de condition laïque pour travailler aux bonnes œuvres, dans le plus grand secret. « Ce fut avec beaucoup de raison qu’une assemblée si secrète et si cachée, voulut se revêtir des livrées d’un Dieu véritablement caché », précise le rédacteur. Dans un courrier simple (une lettre-patente en aurait trahi le secret) adressé à l’archevêque de Paris, Jean-François de Gondi, le roi demandait à ce dernier de bénir l’entreprise [3].
Mais l’archevêque refusa de donner sa bénédiction, et la Compagnie du Saint-Sacrement dut œuvrer, jusqu’à sa disparition – au moins officielle - en 1660, sans l’approbation des autorités ecclésiastiques.
Les noms les plus en vue du siècle seront liés à la Compagnie, parmi lesquels on retiendra Bérulle, Jean Eudes et Bossuet, mais aussi les grands robins que furent Nicolas Fouquet, le Premier président Bellièvre, le chancelier Séguier, les d’Argenson, les Lamoignon.
Les bonnes œuvres dans lesquelles la Compagnie du Saint-Sacrement s’est distinguée, pendant les quelque trente ans de son activité officielle, consistèrent surtout en une tyrannie exercée sur les consciences et la vie des particuliers. Si les confrères voulurent le soulagement des pauvres, des galériens et des prisonniers, ils firent surtout activement la chasse aux hérétiques, aux juifs, (ils proposèrent, le 14 mai 1649, de les bannir entièrement du royaume. Ils ne furent pas entendus), aux artistes (Molière en fit les frais, voir Tartuffe) et aux protestants, notamment. Ils réussirent par exemple en 1632, grâce à des pressions discrètes exercées sur six conseillers au Parlement, à s’opposer à la réception comme procureurs de vingt-quatre réformés. En 1633 ils se dressaient contre les « débauches » populaires du carnaval, et surtout ils s’opposèrent aux désordres touchant aux mendiants : ceux-ci ne recevaient-ils pas les secours matériels sans avoir fait leurs dévotions ? Ils exhortèrent les curés à ne leur donner l’aumône qu’après leur avoir dit le catéchisme, et voulurent de la même manière que les médecins n’accordent pas de soins aux malades qui n’auraient reçu la confession. Ils échouèrent finalement dans leur saint projet de faire inclure par les écoles de médecine cette clause dans le serment.
Avant de réussir à faire enfermer les filles de mauvaise vie, ils les firent fouetter publiquement, et cherchèrent surtout les moyens de faire cesser les « abominations » qui avaient lieu dans les cours des miracles du faubourg Saint-Marceau.
Ils sont ceux qui inventèrent et réussirent à imposer l’épouvantable système de l’Hôpital général [4] destiné à réprimer le délit de pauvreté par le fouet, le carcan et le travail forcé.
La Compagnie du Saint-Sacrement s’était fait des ennemis partout, dans l’Eglise mais aussi dans l’opinion. Mazarin n’avait pas tardé pas, à son tour, à s’inquiéter de ce réseau occulte dont la puissance allait croissant. Le 20 septembre 1660, la Compagnie se saborda et entra dans la clandestinité.
Une autre société secrète, tout aussi robine et encore plus bigote, reprit le flambeau de leurs principes et leurs façons de faire. Elle tint la dragée haute à la royauté jusqu’à la Révolution.
(A suivre)
Sources :
Roland Mousnier, Le XVIe siècle, Les nouvelles structures de l’Etat, Histoire générale des civilisations, PUF 1967.
Henri Gouhier, L’anti-humanisme au XVIIe siècle, Paris, librairie philosophique J. Vrin. 1987.
Florence Gauthier, De Juan de Mariana à la Marianne de la République française ou le scandale du droit de résister à l’oppression.
Raoul Allier, La Cabale des dévots, 1627-1666, Librairie Armand Colin, Paris 1902.
Marion Sigaut, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général. Jacqueline Chambon, 2008.