Avec l’apparition du protestantisme, le seizième siècle avait vu la chrétienté se scinder en deux camps ennemis, qui allaient, pour longtemps, mettre l’Europe à feu et à sang.
L’irruption du jansénisme, au siècle suivant, fit craindre qu’une nouvelle querelle tout aussi irréconciliable ait les mêmes conséquences. Car si cette nouvelle dissidence ne prônait pas la rupture avec Rome, on ne peut s’empêcher de mettre en parallèle sa doctrine avec celle qui avait mené Luther à la séparation. Mazarin, en tout cas, qualifia le mouvement de « calvinisme rebouilli ».
Après avoir fait alliance avec les dévots pour arriver au pouvoir, Richelieu s’était allié aux princes protestants allemands pour sauver le royaume, dont la plus grave menace extérieure était catholique. Comme l’avait voulu Henri IV, il avait laïcisé la politique.
Dans un ouvrage écrit contre ce choix, Mars gallicus, l’évêque d’Ypres, Cornelius Jansen, avait défendu la thèse qu’au contraire, un prince chrétien ne devait faire la guerre que pour des raisons religieuses, et ne traiter de religion que par raison d’Etat. Le jansénisme, qui allait naître de ses théories, prospéra dans la Robe et la bourgeoisie marchande dont celle-ci était majoritairement issue.
Le philosophe Lucien Goldmann explique que c’est en 1637 que le janséniste Antoine Le Maître fit savoir qu’il renonçait au « monde » en opérant une retraite à Port-Royal. Très médiatique retraite, puisqu’il la fit connaître de tout le milieu parlementaire où circula sa déclaration. Or la date correspond précisément à la généralisation des commissaires, dont nous avons vu combien ils dérangeaient les magistrats détenteurs d’offices [1]. Chacun put voir dans ce retrait, point de départ du mouvement janséniste, la réaction d’une classe sacrifiée à la centralisation monarchique.
Avant leur conversion, de nombreux jansénistes s’étaient heurtés à la difficulté de faire carrière dans la bureaucratie du pouvoir central : de là leur affirmation que le monde est mauvais et qu’aucune action humaine ne saurait le transformer avant le jugement dernier.
« On aurait remédié à bien des malheurs et des désordres si l’on avait fait emprisonner Luther et Calvin dès qu’ils commencèrent à dogmatiser » grinça Richelieu en faisant incarcérer Saint-Cyran [2] comme ennemi de l’Etat. Le procureur général Mathieu Molé intervint personnellement en sa faveur.
Aux sources du jansénisme, il y avait la pensée de Saint Augustin, revisitée au Grand siècle. Citons ici le père de l’Eglise :
« La grâce n’est pas donnée à tous les hommes et ceux à qui elle est donnée ne l’obtiennent pas d’après le mérite de leurs œuvres, ni d’après celui de leur volonté. C’est par la miséricorde gratuite de Dieu que la grâce est donnée à ceux à qui le seigneur la donne. C’est par un juste jugement de Dieu qu’elle n’est pas donnée à ceux à qui Dieu la refuse. »
Pour faire court, il y avait d’un côté les élus, et de l’autre les réprouvés, tous les autres.
Sous des dehors apparemment futiles, comme de débattre sur le fait de savoir si la crainte des peines de l’enfer est suffisante pour être pardonné, ou si le pur amour de Dieu est la seule condition, c’est l’appréhension du monde qui était en jeu. Les jansénistes prêchaient non seulement l’élitisme (Jésus n’était pas mort pour l’humanité, mais seulement pour les élus ), mais un perpétuel renoncement : toute tentative d’améliorer les choses était vaine. Le jansénisme est né et a éclos dans un environnement de renonciation au monde et de tristesse qui en fait un mouvement rigoureusement anti-social.
A sa sortie de prison en 1643, Saint-Cyran fit une entrée triomphale à Port-Royal, communauté libre, égalitaire, constituée majoritairement de gens de robe et de bourgeoisie de négoce, noyau dur du jansénisme et de l’opposition à l’absolutisme royal.
« On plaît à Dieu par la pensée, par la parole, par l’action et par la souffrance... » y professait-il.
« J’aime, par l’esprit de Jésus-Christ, tout ce qui est laid. » soupirait Mère Angélique.
C’est peut-être l’attraction de cette sainte laideur qui poussa les membres de la secte à procéder à la dissection du saint cadavre de Saint-Cyran pour en faire de saintes reliques.
Dieu aimait le laid, la souffrance, le morbide, le renoncement à tout. La prière était un gémissement. Dieu haïssait la vie, Dieu n’aimait pas les hommes, décidément.
Le ministère de Nicolas Pavillon, qui fut pendant quarante ans évêque à Alet, au pied des Pyrénées, est une illustration de ce que pouvait être le jansénisme appliqué.
Quand il arriva dans son diocèse, en 1637, il commença par en bannir toutes les violences faites aux femmes, aux filles et aux enfants des habitants, en butte à la brutalité des seigneurs locaux. Puis, après avoir éradiqué le viol et l’inceste, il imposa sa morale sur un autre registre, et fit donner le fouet à un jeune homme de 16 ans qui avait embrassé une fille à l’issue d’une danse. Peu à peu, il en vint à proscrire les fêtes, les bals et les réjouissances qui rythmaient l’année. Les habitants se virent inexorablement interdire de jouir de la vie.
Pour avoir un état des âmes de ses ouailles, Pavillon fit circuler des interrogatoires regardant non seulement les habitants mais également leurs voisins. Puis il prit des dispositions pour que certains pénitents ne puissent se confesser ailleurs que là où le curé avait reçu des instructions de dureté. Ils devaient en recevoir ensuite un billet de confession, sans lequel ils ne pouvaient communier, et leurs péchés ne pouvaient être pardonnés qu’à la condition de pénitences publiques humiliantes. Cette tyrannie dura jusqu’à la mort de l’évêque, en 1677.
Persuadés de l’importance de l’éducation des enfants, les jansénistes participèrent au mouvement des petites écoles, et développèrent partout en France des établissements où ils purent appliquer leur doctrine. Ils y furent en concurrence directe avec celles des jésuites auxquels ils reprochaient de professer une morale indulgente. Ces derniers ne permettaient-ils pas à leurs pénitents d’aller danser le jour même où ils avaient communié ? En d’autres termes, de s’amuser le dimanche…
Le mathématicien Blaise Pascal, qu’on dit être un des génies du siècle pour ses Provinciales dirigées contre la compagnie de Jésus, fut le champion de l’anti-humanisme janséniste. Sa sœur, Gilberte Périer, disait de lui : « Il ne pouvait souffrir aussi les caresses que je recevais de mes enfants, il me disait qu’il fallait les en désaccoutumer, et que cela ne pouvait que leur nuire. »
A l’article de la mort, le grand génie dit à sa sœur : « Je connais le danger de la santé et les avantages de la maladie… ne me plaignez point, la maladie est l’état naturel des chrétiens, parce qu’on est par là comme on devrait être toujours… dans la privation de tous les biens et les plaisirs des sens, exempt de toutes les passions… et n’est-ce pas un grand bonheur quand on est par nécessité dans un état où on est obligé d’être ? »
Le bonheur dans la souffrance, la maladie, la privation des biens et de tous les plaisirs…
Le règne de Louis XIV fut celui de la reprise en main du pouvoir sur les officiers par les commissaires. A l’instar de Richelieu et traumatisé dans son enfance par la Fronde, - soubresaut sanglant des prétentions à l’autonomie des noblesses de robe et d’épée -, Louis XIV combattit avec la dernière rigueur les jansénistes qu’il voyait comme une secte mortifère défiant son pouvoir.
Il les considéra, jusqu’à sa mort, comme les ennemis de l’Etat. Il fit intervenir le pape sur la doctrine, fit raser Port-Royal et mit les récalcitrants en prison. En 1713 c’en était fini.
Deux ans plus tard, c’est lui qui disparaissait.
(A suivre…)
Sources :
René Taveneaux, La vie quotidienne des jansénistes aux XVIIe et XVIIIe siècles, Hachette littérature, 1973
Jean Delumeau. Le Catholicisme entre Luther et Voltaire, Nouvelle Clio 1992.
Goldmann Lucien, Le Dieu caché, Nrf. Gallimard, 1975.
Françoise Hildesheimer Le Jansénisme, Editions Publisud, 1992.