« Voici le temps de l’aimable Régence, Temps fortuné, marqué par la licence, … Où l’on fait tout, excepté pénitence » chanta Voltaire.
La fin du règne de Louis XIV avait été tout sauf aimable. Le roi, devenu dévot sur le tard, avait vu successivement mourir tous ses enfants et petits-enfants légitimes. De graves revers militaires suivis d’années climatiques noires, un délabrement physique éprouvant, avaient fait de sa fin une période lugubre et oppressante. Ses opposants avaient été combattus, pourchassés, emprisonnés… Sa mort, le 1er septembre 1715, fut pour beaucoup un soulagement : elle lâcha la bonde à bien des rancœurs et frustrations, et ouvrit la voie à bien des revanches.
Son arrière-petit-fils et unique survivant de sa lignée légitime, Louis XV, avait cinq ans. C’est le neveu du défunt roi, Philippe d’Orléans, qui assura la régence.
Un gentilhomme de Périgord victime de vexations, vint un jour lui présenter un mémoire. L’homme, intimidé, plongea à genoux devant le prince et bredouilla sa requête en tremblant.
« Levez-vous monsieur, lui dit Philippe avec bonté. Je ne parle à personne en cet état. Remettez-vous quelques moments, puis vous parlerez. »
Incontestablement, le ton avait changé. Et pas seulement le ton.
Louis le Grand avait voulu que les fils qu’il avait eus avec Mme de Montespan, puissent accéder au trône. C’était contraire à toutes les règles que de permettre ainsi à des bâtards de prétendre à la succession. Le Régent, croyant bien faire, décida de casser le testament de son oncle.
Il fit pour cela appel au Parlement de Paris à qui, en échange, il rendit le droit de remontrance. Il fit également sortir de prison tous les opposants à Louis XIV, un souffle de liberté passa sur la France.
Bienveillant, libéral, tolérant, intelligent, Philippe résolut de s’attaquer d’abord aux problèmes financiers : en 1715, les revenus des deux années à venir étaient déjà consommés par anticipation.
Il décida, comme l’opinion le réclamait, de faire rendre gorge aux financiers, traitants et fermiers généraux, dont les fortunes étaient une insulte à la misère publique.
Il installa aux Grands-Augustins, à Paris, un tribunal spécial qu’il chargea d’examiner les comptes de tous ceux qui avaient participé aux fournitures des armées depuis 1689. On donna huit jours aux gens d’affaire pour faire, devant notaire, une déclaration de tout leur patrimoine, incluant celui de leurs épouses, avec l’état détaillé des biens acquis depuis leur entrée en affaires.
Cela donna lieu à quelques jolis scandales.
On arrêta un certain Bourvalais qui aurait pu, à lui seul, occuper la chambre de justice pour quatre ans. On trouva sous son cabinet une cache maçonnée contenant six cents mille écus, et on saisit son hôtel particulier place Vendôme, qu’on peut aujourd’hui admirer puisqu’il est devenu le ministère de la justice.
Au bout d’un mois, six mille déclarations volontaires avaient déjà révélé pour 1 200 millions de biens.
La chambre de justice faisait son travail sans états d’âme : un président de la chambre des comptes fut arrêté en pleine rue place des Victoires où il dut, devant tout le monde, descendre de sa chaise à porteur pour monter dans un fiacre qui le conduisit directement en prison.
Pour forcer des privilégiés à payer leur capitation, on envoya des soldats en garnison chez les mauvais payeurs. Un maître des Requêtes vit un jour un Suisse entrer chez lui, s’asseoir auprès du feu entre lui et sa femme, bourrer sa pipe, fumer, cracher par terre. Le lendemain, le monsieur paya ce qu’il devait.
Les noms de tous les condamnés étaient rendus publics, et leur mise au pilori était l’occasion de réjouissances populaires. Un jour qu’un homme y était emmené au cul d’une charrette, les femmes du marché arrêtèrent l’écoulement des eaux de ruisseau pour le forcer à marcher nu-pieds dans la fange.
Voir les malfrats exploiteurs du pauvre monde mettre les pieds dans la merde donnait quelque satisfaction à ceux qui peinent, mais en choquait d’autres. Un jeune poète de 23 ans dénonça ces façons de faire :
Je vais, dans l’ardeur qui m’enflamme,Flétrir le tribunal infâmeQui met le comble à nos malheurs.(…)O désespoir ! Notre patrieN’est plus qu’une mère en furieQui met en pièces ses enfants
gémit le jeune Arouet, qu’on connaîtra plus tard sous le nom de Voltaire.
Les résultats de la chambre de justice furent spectaculaires, mais insuffisants. Un Ecossais nommé John Law convainquit Philippe d’Orléans que tout le mal provenait de la sujétion de l’économie aux métaux précieux, lourds, incommodes et rares. Il proposa de faire circuler à leur place du papier-monnaie, qu’on gagerait sur la richesse engendrée par les nouveaux échanges. Philippe décida de faire l’expérience.
On créa une banque qui émit pour trois milliards de billets convertibles en espèces avec une encaisse de 500 millions de métaux seulement. Ces billets circulèrent comme une véritable monnaie avec laquelle on pouvait payer ses impôts : la confiance s’instaura.
Pour pouvoir verser des dividendes aux actionnaires, on créa la compagnie du Mississipi qui devait développer la Louisiane. La compagnie avait un capital de 200 000 actions de 500 £ chacune, elles furent allouées aux créanciers de l’Etat, qui épongea ainsi sa dette.
Le public se rua rue Quincampoix, où se négociaient les titres, pour acheter des actions dont le prix augmentait de jour en jour. La spéculation s’empara de Paris et, sur la promesse de bénéfices fabuleux à venir, on se mit à vendre du concret pour acheter du vent.
Cela mit la société sens dessus-dessous. Des fortunes inouïes se constituèrent, et les plus malins, après avoir vendu des biens pour acheter du papier, surent vendre le papier pour acheter autre chose. De simple commis purent acquérir des domaines où ils donnèrent des fêtes somptueuses, des domestiques se couvrirent de diamants… Paris faisait l’expérience d’une nouveauté : l’argent facile.
L’une des conditions du succès durable du système, était le développement, donc le peuplement de la Louisiane. La compagnie voulait sa main-d’œuvre, elle paya pour cela des archers appelés « Bandouliers du Mississipi » qu’on envoya arrêter les gens de rien que le mirage du système avait attirés dans la capitale.
En moins de huit jours les bandouliers, payés à la pièce, raflèrent plus de 5 000 personnes : vagabonds et gens sans aveu peut-être, mais également artisans, manœuvres, apprentis, ou domestiques.
La panique s’empara des familles. Dans les villages autour de Paris, des archers vinrent enlever des jeunes filles, puis bientôt des enfants de neuf ou dix ans qu’ils arrachaient des bras de leurs mères.
La révolte des parents fut sanglante [1]. Un enlèvement de trop fut le signal d’une véritable chasse au flic qui fut lancée à travers les rues de Paris. Entre avril et mai 1720, plusieurs dizaines d’archers, dont certains, terrorisés, usèrent de leurs pistolets, furent bastonnés, défenestrés, lapidés et massacrés par une foule armée de ses poings ou des bâtons ou cailloux qu’elle ramassait dans sa course.
La cupidité, l’amour de l’argent, la recherche par tous les moyens de la grosse galette semblaient avoir submergé le royaume. A Marseille, un navire en provenance du Levant vint un jour décharger une précieuse cargaison d’étoffes de prix. Pour vendre au mieux, et au meilleur moment, les marchands marseillais firent le choix de passer outre à des mesures strictes de quarantaine, alors qu’il existait un soupçon de présence de peste à bord.
Las ! Les étoffes circulèrent, des puces infectées s’en échappèrent, la peste s’abattit sur la ville ! En quelques mois Marseille perdit un tiers de ses habitants, et le fléau d’un autre âge gagna villes et villages du midi. On raconta que l’infection était telle qu’elle tuait les oiseaux en vol. Bientôt la disette fit autant de morts que la peste elle-même. Comment approvisionne-t-on une ville inapprochable ?
On tenta de faire venir du blé du Levant mais, par malheur, un navire arrivant de Turquie refusa de décharger le sien en échange de billets…
Car, inexorablement, la confiance s’effritait. Après avoir fait fureur, le papier devenait suspect.
Et d’autant plus qu’un jour de mars 1720, deux princes de sang, le duc de Bourbon et le prince de Conti avaient littéralement pillé la banque en venant échanger leurs billets contre de pleins carrosses d’or.
Quelques jours plus tard, on vit à la halle une harengère foulant au pied un billet de dix livres donné en règlement de la marée…
L’inévitable débâcle se produisit. On se rua à la banque pour se faire rembourser, et en juillet on retira quinze personnes étouffées par la presse, qu’une foule haineuse et accablée alla porter au Palais-royal où résidait le régent.
Le système s’effondra.
Tandis que les princes de sang jouissaient éhontément de leur bonne fortune, à l’automne, le bois n’entrait même plus dans Paris, faute de liquidités pour le payer. Ceux qui s’étaient enrichis payaient leur ordinaire en bradant leur surplus, ceux qui n’avaient que leur salaire tombèrent dans la misère.
Le régent avait encore d’autres soucis. Il dut venir à bout d’une conspiration menée par sa propre famille qui tenta, de façon grotesque et dilettante, de le renverser au profit de l’Espagne. Quelques seigneurs bretons s’étant malheureusement joints à ces bouffons, il fallut sévir contre eux.
Mais il y avait plus grave. L’honnête régent pouvait faire front face à une banqueroute, un complot ridicule et même une épidémie de peste. Ce qu’il n’avait pas prévu, et qui joua singulièrement sur ses nerfs pourtant solides, ce sont les conséquences du royal cadeau qu’il avait fait aux très jansénistes juges parisiens en leur rendant le droit de remontrances [2].
Le régent était indifférent aux questions religieuses. Jouisseur, noceur, goinfre et buveur jusqu’à l’ivrognerie, Philippe d’Orléans n’était partisan ni des uns ni des autres. Et s’il n’avait que faire de la pudibonderie des jansénistes, il n’avait vu aucun inconvénient, après avoir libéré les prisonniers (qui firent un triomphe), à faire entrer au gouvernement le jansénisant cardinal de Noailles.
Or, sollicité par Louis XIV de trancher dans la querelle, le pape avait rendu sa réponse en 1713 sous la forme d’une bulle, connue sous le nom de « constitution Unigenitus » qui condamnait sans appel le jansénisme.
En janvier 1716, dix-huit évêques, soutenus par la magistrature, avaient pressé le régent de les soutenir auprès du pape auquel ils désiraient demander des explications au sujet de la bulle et, en cas de refus de sa part, que soit convoqué un concile national de l’Eglise de France pour examiner la matière à fond.
Le régent voulait que la querelle s’apaise, que la bulle soit acceptée partout et qu’on n’en parle plus : il était hors de question d’allumer une guerre par un concile. Il imposa le silence.
Un jour que ces Messieurs s’opposaient à l’enregistrement d’une de ces décisions, Philippe prit le taureau par les cornes et exila tout le monde à Pontoise. Il y envoya les lettres patentes [3] qui déclaraient nuls les appels au concile, et ordonna l’enregistrement de la constitution Unigenitus qui serait reçue dans tout le royaume.
Forts de leur droit de remontrance retrouvé, Messieurs ergotèrent, pinaillèrent, discutèrent, bref, refusèrent.
Il restait à Philippe à faire enregistrer l’accommodement par le Grand Conseil, cour de circonstance où siégeaient avec lui les princes de sang et plusieurs ducs et pairs. Il y procéda le 23 septembre 1720, mais le nonce du pape vint lui faire savoir que le Saint-Père ne voulait pas s’en contenter : c’est l’enregistrement au Parlement qui était valable.
« Que votre pape y vienne, pour voir s’il pourra mettre à raison tous ces bougres-là. Pour moi je ne peux faire mieux » répondit-il, exaspéré.
Un jour qu’il recevait des marchands venus se plaindre d’une prétendue atteinte à leur probité, il les traita de voleurs, de fripons, de bougres de gueux et leur dit d’aller se faire foutre.
« Allons Messieurs, vous aurez mal entendu » leur répondit, suave, le maréchal de Villeroi auquel les marchands avaient demandé comment ils pourraient rédiger le résultat de leur délégation dans leurs registres…
Un jour que le Premier président de Mesmes n’entrait pas dans ses vues, Philippe explosa et le traita de gros cochon et de vieux bougre. Outragé, le haut magistrat garda son calme : « Monsieur, quand le feu roi Louis XIV me faisait l’honneur de me mander à Versailles, il avait toujours la bonté de m’écouter avec sa modération ordinaire. Je suis gentilhomme et Premier président du Parlement ; ces deux titres demandent de vous quelques égards ».
« Le feu roi faisait comme il voulait, et moi je fais comme il me plaît : allez vous faire foutre, je vous saurai bien envoyer avec le Parlement hors de Paris ! » répliqua le prince, excédé.
- Monsieur, vous ferez ce que vous voudrez, mais je puis vous assurer que nul officier du Parlement ne bougera de cette ville » lui répondit de Mesmes.
Quand, épuisé par ses excès de mangeaille, d’alcool et du reste, le régent mourut en décembre 1723, âgé de seulement 49 ans, il laissait les finances publiques assainies. Mais l’autorité royale était désormais assiégée par une magistrature devenue toute-puissante, et dirigée par une secte dont les visées étaient passées de théologiques à politiques.
(A suivre…)
Sources :
La Régence, ( 1715-1723), par Jean Buvat, écrivain de la bibliothèque du roi, Plon, 1865.
Jean-François Solnon, La crise financière et l’expérience de Law, Université de Franche-Comté.
Voltaire, Œuvres complètes, La Pucelle, Ode 5 : La chambre de justice.
Duc de Saint-Simon. Mémoires sur la Régence.
Barbier Edmond, Chronique de la régence et du règne de Louis XV,
Marion Sigaut, La Marche rouge.