Quiconque s’imagine encore que le roi absolu était un tyran et que l’Eglise fut une institution toute-puissante, doit savoir ce que fut la guerre que le Parlement de Paris mena contre le trône et l’autel dans le mitan du siècle [1].
On a vu que les jansénistes, organisés secrètement comme une secte élitiste et morbide, étaient les maîtres de l’opposition parlementaire. Ils l’étaient également de l’Hôpital général, l’énorme institution de secours aux pauvres qu’ils dirigeaient sans l’ombre d’un contrôle extérieur [2].
Quand le roi demanda à l’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, d’y mettre de l’ordre, cela impliquait d’en extirper le jansénisme.
L’archevêque disposait pour cela d’une arme que la secte avait elle-même mise en place : les billets de confession. Quand l’imprudent Régent avait nommé le jansénisant cardinal de Noailles, celui-ci avait interdit aux jésuites de confesser. Pour s’assurer que son interdit serait suivi d’effet, il avait autorisé les prêtres à demander à un mourant de lui fournir un billet prouvant l’identité de celui qui lui avait donné l’absolution, faute duquel l’extrême-onction ne pouvait être administrée.
Christophe de Beaumont se servit de cet usage pour connaître l’identité des adeptes de la secte : celle-ci hurla contre cette tyrannie qu’elle avait elle-même mise en place, mais qui se retournait contre elle.
La guerre que les juges menèrent contre le roi pour conserver la mainmise sur l’Hôpital général et en chasser l’archevêque fut homérique. Ils lancèrent des campagnes de diffamation, exercèrent des pressions pour faire cesser les dons, menacèrent ceux qui se rallieraient à la nouvelle administration et démissionnèrent en bloc. Si on résume les raisons de cette Fronde, elles tiennent en une formule : empêcher que l’Eglise vienne voir ce qui se passait dans l’établissement. Et rien d’autre.
Dans le courant de la querelle, les jansénistes firent circuler l’information qu’un des leurs, ayant refusé de nommer son confesseur à un ecclésiastique entêté, était mort sans les derniers sacrements. Ils organisèrent des funérailles grandioses et fulminèrent contre le fanatisme d’un prélat qui préférait priver des secours de la religion un honnête homme que de renoncer à son dogmatisme. Les avocats jansénistes, fervents adeptes par ailleurs de « l’œuvre des convulsions » dont nous avons vu la teneur, firent distribuer en ville deux consultations affirmant que le Parlement était bien dans son rôle de protecteur et conservateur des droits des citoyens.
Voltaire se mit de la partie pour railler le prélat, et le public, mal informé, crut qu’il faudrait désormais montrer patte blanche pour approcher les sacrements : c’eût été une atteinte inadmissible à la liberté de conscience à laquelle tout un chacun était attaché.
Or l’archevêque affirmera que l’homme avait été administré, et que tout cela n’était que manipulation.
En attendant, le neveu du mort déposa une plainte contre l’archevêque pour refus de sacrement, et le Parlement engagea les poursuites.
Alerté par les autorités ecclésiastiques, le roi s’empressa d’exiger des juges qu’ils se mêlent de leurs affaires et laissent l’Eglise s’occuper des siennes.
Quand, quelques mois plus tard, c’est le neveu lui-même qui tomba malade, le cirque recommença et les Nouvelles ecclésiastiques prirent fait et cause pour un saint homme qui se mourait de la poitrine, cachant bien que c’était un noceur attaqué par la vérole.
Les juges reconvoquèrent le curé fautif et l’archevêque en personne, le roi dut une nouvelle fois se fâcher tout rouge et exiger que les juges laïques veuillent bien une fois pour toutes, se mêler de leurs oignons. Puis il publia le nouveau règlement qu’il voulait voir appliquer à l’Hôpital général, entendant faire cesser les abus et malversations les plus criants dont les dénonciations s’accumulaient.
Ce fut un tollé général, la totalité du Parlement refusa d’enregistrer une décision aussi contraire à l’intérêt général des pauvres du royaume, et se mit en grève.
Au mois de février 1752, après un nouveau Lit de justice, le roi reprit la main. Par lettres-patentes il fixa la nouvelle administration de l’hôpital dont il excluait totalement Messieurs du Parlement. Ainsi, après avoir mis le feu aux poudres pour conserver l’exclusivité du contrôle de l’institution, le Parlement s’en trouvait totalement dépossédé.
N’ayant pu avoir le dernier mot, ils lancèrent une campagne tous azimuts contre l’Eglise.
Cela commença par de nouvelles dénonciations contre de prétendus refus de sacrements qu’ils décidèrent de poursuivre impitoyablement.
Alors que le roi les sommait de n’en rien faire (ils faisaient mine de croire que sa majesté ne le leur avait pas dit dans les formes), ils jugèrent et condamnèrent en série de malheureux ecclésiastiques qui n’avaient fait qu’obéir à leur hiérarchie naturelle. Les curés étaient pris entre le marteau et l’enclume. Un prêtre décrété de prise de corps ou simplement d’ajournement personnel perdait son gagne-pain. Sans ses fonctions quotidiennes, ces malheureux se retrouvaient comme au chômage sans indemnité, et ils suppliaient les mourants récalcitrants de dire qu’ils acceptaient la bulle.
Les condamnations au bannissement ou aux galères pleuvaient, poussant les prêtres à l’exil. Puis Messieurs se mêlèrent du contenu de certains sermons : un jésuite d’Aix-en-Provence fut ainsi interdit d’enseigner pour avoir prêché contre les appels comme d’abus [3]. L’évêque de Marseille, Monseigneur de Belsunce, qui s’était distingué par son dévouement héroïque lors de la peste qui avait ravagé sa ville, écrivit au chancelier pour protester contre les prétentions des juges en matière de religion : sa lettre fut lacérée puis brûlée par la main du bourreau.
Décrets de prise de corps et d’ajournement personnel étaient envoyés à qui mieux mieux à travers tout le royaume pour arrêter prêtres et prélats dans des conditions de plus en plus dramatiques. A Orléans ils condamnèrent l’évêque à 6 000 £ d’amende pour un refus de sacrement qu’ils lui ordonnaient de faire cesser immédiatement, sous peine de sanction plus sévère encore. Or, ils ne l’ignoraient pas, l’évêque était totalement gâteux et retombé en enfance, incapable de comprendre de quoi on parlait. A Troyes, l’évêque fut sommé d’administrer les sacrements sur le champ à une mourante, sous peine de trois mille livres d’amende. Le même jour des huissiers vinrent assurer la garde à son domicile durant toute la nuit, pour empêcher qu’il n’en fasse sortir ses meubles. Dès le lendemain, le prélat n’ayant pas administré, ils en opérèrent la saisie et la vente immédiate et sur place. Monseigneur Poncet de la Rivière n’avait plus rien : un public médusé avait vu l’ensemble de ses biens partir à l’encan, devant sa porte, pour 12 000 £ qui servirent à payer et l’amende et les frais.
A Nantes, l’évêque fut condamné à des amendes inouïes à l’issue d’un prétendu refus de sacrement, qui consistait, là comme ailleurs, en un refus du mourant de nommer son confesseur, ce qui, la plupart du temps, aurait réglé le problème : il y avait si peu de prêtres jansénistes que la plupart des confesseurs étaient habituellement approuvés. L’évêque de Nantes envoya à Versailles son grand vicaire pour supplier le roi d’intervenir, mais avant qu’il ait pu le faire, ses prêtres furent poursuivis avec chaînes et menottes et ses biens saisis. L’argent fut distribué aux pauvres qui vinrent, les larmes aux yeux, rendre à leur prélat son bien. Il les remercia et les refusa.
Les évêques ne pouvaient même pas publier librement leurs réactions à ces attaques car leurs mandements ne trouvaient pas d’imprimeur et quand ils en avaient trouvés, ils étaient lacérés et brûlés de la main du bourreau car imprimés sans permission. Les Nouvelles ecclésiastiques, non plus n’avaient pas de permission d’imprimer.
C’était la terreur.
On ne pourra même pas résumer ici la liste de toutes ces attaques contre l’autorité ecclésiastique menée, pendant cinq années, par les juges. Ce fut, sans discontinuer et sur tout le territoire.
Le roi cassait une à une toutes ces décisions qui, tout de suite après ou parfois même en même temps, reprenaient de plus belle. Il dut, à plusieurs reprises, envoyer l’archevêque de Paris et l’évêque de Troyes en exil, officiellement pour les punir de s’entêter (que ne cédaient-ils une bonne fois !), bien plus sûrement pour les mettre à l’abri de chats-fourrés prêts à leur mettre les fers aux pieds.
Tous unis derrière l’archevêque de Paris, objet premier de ce déchaînement de haine, l’épiscopat français se montra héroïque et refusa, jusqu’à la dernière extrémité, de céder sur ce qui, à ses yeux, était l’essentiel : le jansénisme, qui prétendait qu’il y avait les élus et les autres, était une hérésie. Et le Parlement devait être déclaré incompétent en matière de sacrements. Ils demandèrent qu’un concile national soit assemblé pour décider des affaires présentes.
La patience du roi laisse rêveur. Louis XIV aurait fait donner la troupe et sauter quelques têtes, Louis XV se contenta, à chaque dénonciation, de la casser et de donner des ordres jamais obéis.
A chaque fois qu’ils se rendaient à Versailles, que ce soit sur convocation du roi ou pour lui porter des remontrances à ses récentes décisions, Messieurs s’abîmaient dans la douleur d’avoir pu déplaire : « Nous avons écouté vos ordres avec attention… soumission qui leur est due… Ne pouvons dissimuler l’excès de notre douleur… Est-il possible que votre majesté désapprouve… que deviennent ces lois si sages et si utiles… Vos droits… votre indépendance absolue, votre souveraine autorité… » s’aplatissaient-ils, obséquieux, devant celui qu’ils roulaient dans la farine au vu et au su de tout le royaume.
En fait, le roi cherchait une solution durable et consultait une commission qu’il avait nommée à cet effet. Quand il comprit qu’aucune discussion n’était possible et à l’issue d’un nouveau Lit de justice suivi d’une nouvelle grève des magistrats (qui, quand ils étaient en grève, continuaient quand même de poursuivre des ecclésiastiques), il prit le taureau par les cornes, exila le Parlement et fit arrêter les meneurs.
Il était trois heures du matin, mercredi 9 mai 1753, quand la maisonnée du conseiller Bèze de Lys fut réveillée en sursaut par trois mousquetaires tambourinant à la porte. Ils présentèrent au maître du lieu une lettre de cachet lui donnant un quart d’heure, - quinze minutes - pour se préparer à rejoindre la prison de Pierre-Encize, près de Lyon.
Le conseiller embrassa sa femme et suivit les mousquetaires après avoir congédié tous ses gens.
Parmi les domestiques qui se retrouvèrent, quelques heures plus tard, sur le pavé avec leur balluchon à l’épaule, un valet nommé Robert-François Damiens.
Le nouvel exil du Parlement, qui dura quinze mois, fut catastrophique pour la population parisienne. Les femmes étaient parties rejoindre leurs maris, et quantité de domestiques se retrouvèrent sur le carreau tandis que les procureurs renvoyaient leurs clercs. Le chômage s’abattit sur une population qui ne le connaissait pas, non seulement les domestiques mais également, par un effet de domino, les gens de métier.
Quand le roi, bien obligé de donner une justice au peuple, fit revenir ces Messieurs et leur pardonna, ce fut à des conditions catastrophiques. Voulant tenir la mesure égale, il imposa le silence à tout le monde sur les sujets qui fâchent.
Et immédiatement, Messieurs recommencèrent, et se mirent à poursuivre quiconque évoquait la grâce. A Auch, l’archevêque, Mgr Montillet, avait écrit au pape pour lui demander ses lumières. Le Parlement condamna sa lettre à être brûlée de la main du bourreau comme contraire au silence prescrit par le roi : un évêque ne pouvait plus écrire au pape. Puis ce fut la Sorbonne qui fut interdite d’évoquer le sujet central de toutes les thèses théologiques qu’elle publiait chaque année.
Poussant leur avantage face à une autorité décidément bien piteuse, le Parlement en vint même à ne pas enregistrer les décisions royales qui ne lui convenaient pas. C’est ainsi qu’un jour ils décidèrent d’annuler la bulle Unigenitus, purement et simplement, ce qui fut immédiatement inscrit dans leurs registres. Évidemment le roi annula cette décision indue, mais la décision du roi, elle, ne fut pas enregistrée. Qui se souviendrait, dans vingt ans, d’une ordonnance royale inscrite nulle part, et qui pourrait nier la pertinence d’une décision dûment enregistrée ?
L’absolutisme royal, trente-quatre ans avant la Révolution, avait bien triste mine.
Le roi avait un urgent besoin des fonds votés par le Parlement. Une guerre s’annonçait, difficile.
Il en avait appelé au pape qui, finalement, envoya son avis fait de modération et de douceur, dont le roi dut, une nouvelle fois, forcer l’enregistrement par Lit de justice.
Le choc y fut rude : il supprimait deux des cinq chambres les plus turbulentes et dressait, pour les autres, la liste de tout ce qui serait désormais interdit.
« Vous avez entendu mes volontés, je veux qu’elles soient exécutées, et je les soutiendrai de tout mon pouvoir. »
Le roi quitta le palais de justice, apparemment détendu, laissant un public médusé et comme prostré.
Les magistrats mis en cause allèrent porter au Premier président leur lettre de démission, dans laquelle ils disaient leur douleur d’une disgrâce qu’ils ne pouvaient avoir encourue qu’en travaillant à assurer l’autorité du roi et le repos de l’Eglise. Le lendemain, dix-neuf autres conseillers portèrent au greffe leur démission. Entendant ce qui se passait, des avocats décidèrent de repartir, suivis par les procureurs. Une fois encore la justice était interrompue.
Un avocat nommé Prévost, un étourdi ou un lève-tard, arriva en robe et entra dans la Grand’chambre disposé, en toute candeur, à venir plaider sa cause. Il y fut accueilli par des huées, et fut même reconduit jusqu’à l’escalier de la Sainte-Chapelle à coups de pieds au cul.
La défection des avocats interrompit toutes les juridictions qui n’étaient pas démissionnaires : la Cour des Aides, le Grand-Conseil, le Châtelet et autres. Or le roi n’avait interdit ni exilé personne.
Il s’agissait, et uniquement, de savoir qui, dans le royaume, avait le pouvoir.
Le roi fit savoir qu’il prenait ces Messieurs au mot : leurs charges étaient désormais vacantes.
Quelques jours plus tard à Versailles, comme le roi s’apprêtait à monter dans son carrosse, un inconnu fendit la haie des gardes, s’approcha de lui et lui planta la petite lame d’un couteau dans le dos. Ceux qui l’aimaient l’appelaient François. Il allait entrer dans l’Histoire sous le nom de Robert-François Damiens.
(A suivre…)
Sources :
Marquis René-Louis de Voyer D’Argenson, Mémoires et journal inédit du marquis d’Argenson, ministre des affaires étrangères sous louis XV
Barbier Edmond, Chronique de la régence et du règne de Louis XV,
Luynes, Charles-Philippe d’Albert duc de, Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV (1735-1758)
Les Nouvelles ecclésiastiques, ou Mémoires pour servir à l’histoire de la constitution Unigenitus.
Voltaire. Histoire du Parlement de Paris par M. l’abbé Big ;
Régnault, Émile (Le Père) Christophe de Beaumont, archevêque de Paris (1703-1781),
Sigaut Marion, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général.
Solnon Jean-François, La France au XVIIIe siècle, Université de Franche-Comté.