Avant de rejoindre Paris, une fois leur travail accompli, les magistrats des Grands Jours [1] rédigèrent avec les autorités de Clermont le règlement pour la réformation de l’Hôpital-général, l’établissement destiné à recevoir les pauvres de la ville. C’est l’homologation de ce règlement qui mit fin à leur mission.
Depuis des décennies se posait régulièrement le problème de l’afflux, vers les villes, des gueux incontrôlables dont, au milieu du XVIIe siècle, la Fronde avait multiplié le nombre.
Si le Moyen-Âge fut bon aux miséreux, à l’époque moderne l’intolérance gagna et petit à petit la condition du mendiant en vint à être considérée comme un délit.
« Il n’y a donc moyen de nettoyer la République d’une telle ordure que de les envoyer en guerre ! » avait tonné Jean Bodin au siècle précédent.
En 1522 avait été créé à Paris le Grand bureau des pauvres, dont la tâche consistait à tenter d’éviter la mendicité agressive dont les cours des miracles donnaient une illustration. Mais le problème n’était pas réglé, et de nombreux projets furent tentés pour trouver une solution durable à ce que les nantis considéraient comme une agression insupportable.
La solution finalement retenue par le roi fut celle que préconisaient les dirigeants la Compagnie du Saint-Sacrement [2]. Celle-ci avait clairement exprimé que l’un de ses principaux objectifs était de procurer soulagement spirituel et temporel aux mendiants de Paris. L’aspect spirituel primait car, disaient-ils, « Ce fut la désolation des âmes de ces mendiants qui émut sa compassion et que le secours qu’elle désira de leur procurer regarda bien plus le salut éternel de ces pauvres que leur soulagement temporel, qui d’ailleurs ne leur manquait pas. »
S’il nous paraît aujourd’hui évident que la mendicité était la conséquence de la guerre et de la pression sur la paysannerie (qui pouvait avoir pour cause la saisie de l’outil de travail par des magistrats corrompus…), si on est en droit de voir la mendicité comme le choix de l’honnête homme qui refuse de voler, il en allait autrement chez ces donneurs de leçons : le mendiant refusait de travailler, c’est tout ce qu’il y avait à voir. Seuls les infirmes et les vieillards trouvaient grâce à leurs yeux, les autres n’avaient qu’à retrousser leurs manches. « La nécessité du menu peuple... ne procède à l’ordinaire que de l’oisiveté et la débauche » disait le confrère Charles Démia. Jamais de l’injustice ou de l’oppression. Salauds de pauvres !
Trop content de se défausser du problème sur une organisation qui ne demandait qu’à le prendre en charge, Louis XIV signa en avril 1656 les lettres-patentes d’établissement de l’Hôpital-général. Financé par charte privée, il fut confié à d’éminents magistrats du parlement de Paris qui se cooptèrent, et l’Etat put s’en laver les mains.
A Paris, on accorda aux directeurs poteaux, carcans, prisons et basses-fosses pour y appliquer leur justice sans aucune possibilité d’appel. Interdiction fut même faite d’écrire quoi que ce soit sur l’établissement sans autorisation expresse de ces messieurs.
En province, les bureaux étaient constitués des juges de la compétence des juridictions ordinaires : les mêmes qui continuaient encore si allègrement de brûler les sorcières se voyaient confier droit de vie et de mort sur les miséreux.
La nouvelle institution absorba d’un seul coup tous les précédents établissements s’occupant d’assistance, et entreprit de combattre la mendicité par seul motif de charité, mais « à peine du fouet, des galères et bannissement… » La nuit noire s’abattait sur les pauvres du royaume. C’était l’invention d’un délit de pauvreté, une mise des nécessiteux sous la tutelle des notables. Toute la haine de l’homme et de la vie, qu’on a vu éclore dans la mouvance bigote et masochiste du mouvement anti-humaniste, put sans entrave s’exprimer dans ces horribles lieux de concentration de toute la souffrance du monde.
Voulu, conçu, mené à bien par la Compagnie du Saint-Sacrement, le projet avait été élaboré par les meilleurs juristes du Parlement de Paris. La magistrature parisienne investit totalement tous les postes de direction qu’elle garda jusqu’à la Révolution.
Les pouvoirs de la nouvelle administration étaient proportionnés aux interdits qui tombaient sur la population, celle des indigents et les autres.
Interdiction était faite de mendier sous quelque prétexte que ce soit, mais également de donner l’aumône sous peine d’amende. Interdiction était faite de loger les mendiants, c’est-à-dire de donner refuge à un miséreux sans abri. Toute personne tombée dans la misère avait obligation de se laisser enfermer, et tout acte de commisération était devenu un délit.
Le nouvel établissement prenait possession de tout ce que les institutions séculières et régulières (c’est-à-dire religieuses) collectaient d’aumônes en argent et en nature : l’Hôpital général devenait la seule destination possible de toute générosité publique ou privée. L’Eglise était d’un seul coup dépossédée de sa vocation à l’assistance.
L’esprit qui présidait à de tels articles voulait que l’hôpital soit le seul lieu, la seule destination, le seul organisme susceptible de s’occuper des pauvres. Tout soin, toute aide, tout secours émanant des particuliers ou de qui que ce soit, étaient devenus hors la loi.
C’est une dictature qui s’abattait sur la ville, le désespoir sur les pauvres du royaume.
L’idée étant de mettre les fainéants au travail, on ouvrit des manufactures dont les produits furent vendus au profit de l’établissement et les métiers protestèrent contre cette concurrence déloyale. Vaines alarmes des corporations : jamais ces manufactures ne furent rentables, tant la mauvaise volonté des enfermés y opposa de résistance. On sauvait leurs âmes en les réduisant en esclavage : en réponse, les enfermés salopaient le travail.
De la base au sommet du royaume, la population résista, immédiatement et jusqu’à la fin, à ces mesures iniques et inhumaines.
Pour commencer, les pauvres se dispensèrent de se présenter pour se faire enfermer, comme bien l’avait compris monsieur Vincent, qui refusa de donner ses prêtres à l’institution pour ne pas « assez connaître si le bon Dieu le veut [3]. » Mais surtout, le peuple français n’aime pas qu’on moleste ses pauvres : l’histoire des arrestations de mendiants est également celle de la résistance qu’y opposèrent les braves gens qui en étaient les témoins. Insultes et invectives, coups de poings ou de crocs, envoi de moellons ou des poignées de chaux vive depuis les échafaudages, la masse désarmée avait ses poings et savait manier le bâton, des fenêtres pleuvaient des pots de chambres et ce qu’ils contenaient. Les rébellions contre les arrestations furent telles que leur connaissance sera, après sept déclarations, ordonnances royaux et arrêts du Parlement, attribuée en 1724 au Lieutenant général de police, et qu’elles continueront ensuite.
L’intérêt que trouva le roi, puis son dévoué Colbert, à voir mettre au travail tous les désœuvrés du royaume est criant. En 1666, ce dernier demanda un accroissement de la répression contre les mendiants, et le développement de manufactures de femmes.
A Lyon, il est patent que l’hôpital général permettait de loger les ouvriers en soie en dehors de la saison d’activité, évitant ainsi l’exode saisonnier. Le renfermement était une aubaine pour un pouvoir fort peu soucieux du bien-être de ses marginaux, mais très préoccupé de l’enrichissement de ses manufactures.
Or, et c’est là le point le plus surprenant, personne n’avait le droit de savoir de combien disposait l’hôpital ni à quoi lui servait son argent : les directeurs étaient seuls à décider du recrutement d’un receveur qui prêtait serment au Parlement mais n’était comptable qu’au bureau. Ainsi en avait voulu le roi en avril 1657 : « Faisant défense à toutes autres personnes qu’aux directeurs, de prendre connaissance des revenus, comptes et biens, présents et à venir et que quelque qualité qu’ils soient. »
Comment cela s’accordait-il avec l’absolutisme royal ?
On pouvait faire travailler les indigents dans des manufactures sans laisser à des bigots incontrôlables et à des magistrats prompts à la rébellion, droit de vie et de mort sur la part la plus fragile du pays. Et surtout sans les laisser ainsi gérer des fonds considérables hors de tout contrôle.
Quand Louis XIV arriva au pouvoir, la défaite des parlements était consommée. Entre la fin de la Fronde (1652) et l’inauguration de l’hôpital général (1656), quatre ans seulement s’étaient écoulés. Il n’y eut même pas de délai entre la soumission des notables auvergnats et l’homologation de l’Hôpital-général local : les deux furent concomitants.
Sans l’ombre d’une autorité de contrôle extérieur, le roi laissait les robins et leurs cliques, évincés du pouvoir par le renforcement de la centralisation, instaurer ordre moral, dévotions obligatoires et travail forcé sur la partie la plus vulnérable du royaume.
Seule la grande jeunesse de Louis XIV, qui n’avait pas encore commencé son règne personnel en 1656, peut expliquer qu’il ait pu signer un texte aussi contraire à tout ce qui ferait sa politique à venir.
Car il est inconcevable qu’une monarchie, qui se voulait absolue, ait abdiqué ainsi tant de pouvoir au bénéfice d’une caste réputée rebelle.
Il est permis de se demander si une telle délégation de pouvoir, hors de tout contrôle, n’est pas l’os à ronger que Louis XIV aurait donné aux magistrats, enfin mâtés, à titre de compensation.
Pour avoir la paix.
Louis XV, lui, allait avoir la guerre. Et la royauté allait la perdre.
(A suivre…)
Sources
Marion Sigaut, La Marche rouge, les enfants perdus de l’Hôpital général, Chambon, Paris, 2008.
Code de l’Hôpital général de Paris, ou recueil des principaux édits, arrêts, déclarations et règlements qui le concernent, ainsi que les maisons et hôpitaux réunis à son administration. Paris, imprimerie de la Veuve Thivoust, imprimeur du Roi, 1786.
Jean Imbert, Histoire des hôpitaux en France, Privat 1982, p. 178
Christian Paultre, De la répression de la mendicité et du vagabondage en France dans l’Ancien régime. Slatkine 1975
Jean Nicolas, La Rébellion française, Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, UH/Seuil.