Quand le jeune Louis XIV prit le pouvoir en 1661, la vénalité des charges de fonction publique fonctionnait depuis un siècle et avait permis de recruter n’importe qui pourvu qu’il ait de quoi payer. L’édit de la Paulette, qui rendait ces charges héréditaires, avait eu pour conséquence que la plus grande partie de la fonction publique échappait totalement au choix et même au contrôle du gouvernement pour l’avancement ou la révocation des juges. C’est la raison pour laquelle Richelieu avait mis en selle les commissaires royaux que furent les intendants [1]. Ce sont eux qui alertèrent Colbert de ce qui se passait en Auvergne.
Laissés la bride sur le cou après la Fronde, les notables auvergnats faisaient régner sur la population une tyrannie atroce dont les victimes ne pouvaient se plaindre qu’aux coupables eux-mêmes. A Moulins par exemple, le présidial (tribunal dont la cour d’appel était le Parlement), était entièrement tenu par deux familles qui gonflaient éhontément tous les tarifs des actes de procédure et prenaient les gens à la gorge. A Saint-Flour, les juges exerçaient de « grandes concussions » sur ceux qu’ils étaient censés protéger : droits seigneuriaux indus, corvées impitoyables et servitudes multiples, ils faisaient payer sur tout et n’importe quoi, et usaient de l’assassinat pur et simple comme d’une solution normale à leurs problèmes.
Si un paysan rechignait à la corvée ou au paiement du cens, on lui saisissait ses moutons, ses bœufs, son grain. En cas de nécessité, le paysan empruntait au seigneur lui-même qui lui appliquait des taux hallucinants (jusqu’à 25%), augmentait indûment le capital dû, ajoutait des droits imaginaires (comme des « frais et droits » au moment même où il s’acquittait enfin de sa dette) etc. Il était ensuite saisi, arrêté et enfermé dans les culs de basse fosse où on le maltraitait.
A La Tour en Auvergne, une femme se plaignit un jour d’avoir été battue par un laboureur, Antoine Trogne. Les frères Jean et Michel Allègre, qui siégeaient au présidial, lui firent saisir sa paire de bœufs sans lesquels il fut réduit au chômage. Quand il demanda aux juges de Clermont la main-levée de la saisie, on exigea de lui encore une consignation de 30 livres. Même après qu’il eut payée, le greffier refusa de rendre les bêtes et lui réclama encore de l’argent qu’il n’avait pas. Antoine Trogne ne revit jamais ses bœufs et fut réduit à la mendicité.
Cette réduction à la mendicité par la saisie de l’outil de travail du laboureur, était courante : les paysans étaient ruinés pour avoir demandé justice.
Certains, comme la famille Canillac, se distinguèrent même par leur sadisme : échappant à toute justice, ils étaient insaisissables, comme sera la bête du Gévaudan au siècle suivant : ils maltraitaient les paysans les rançonnaient, les tuaient, les violaient, les torturaient.
La liste des exactions de ces notables pourris est interminable : sur toute la région, tout était entre leurs mains, ils se répartissaient même l’aumône des pauvres au détriment des « véritables pauvres réduits à la mendicité ».
Couverte par les officiers de justice, la noblesse locale faisait ce qu’elle voulait en toute impunité.
A la fin de l’année 1664, le procès Fouquet achevé, le temps était venu pour le jeune roi d’aller établir son autorité en province. Dès le mois de janvier la riposte était prête, il fallut quelques mois encore pour qu’elle s’engage. Et c’est le 31 août 1665, que les autorités et les habitants de Clermont reçurent du roi le courrier suivant :
« La licence qu’une longue guerre a introduite dans nos provinces, et l’oppression que les pauvres en souffrent, nous ayant fait résoudre d’établir en notre ville de Clermont en Auvergne une Cour vulgairement appelée les Grands-Jours, composée des gens de haute probité et d’une expérience consommée, pour, en l’étendue du ressort que nous lui avons prescrit, connaître et juger de tous les crimes, punir ceux qui en seront coupables, et faire puissamment régner la justice… »
Le roi étendait sur la province son aile secourable et envoyait au centre de la France un tribunal extraordinaire constitué de commissaires extraits du Parlement de Paris, chargés d’aller réhabiliter la justice aux yeux des justiciables.
Sur le chemin de Paris à Clermont, Nicolas Potier de Novion, président de la cour, commença par faire libérer quantité de malheureux emprisonnés dans des conditions atroces pour des dettes de moins de 50 livres. Les juges qui l’accompagnaient étaient tous de familles émanant du Tiers et parvenues depuis deux générations grâce à la vénalité des charges et à sa transmission héréditaire : mais ils avaient été choisis pour leurs qualités personnelles et la confiance qu’ils inspiraient au roi et à Colbert. Leur équipage, constitué de seize conseillers accompagnés de leurs épouses, entra le 25 septembre 1665 dans Clermont. Il allait y rester cinq mois et y établir une justice totalement gratuite, une première !
Il fallut aux commissaires beaucoup de patience, de persuasion et de fermeté pour qu’enfin les victimes des abus viennent réclamer justice, la population redoutant les représailles quand la cour serait repartie.
Celle-ci frappa vite, et fort. A son arrivée à Clermont, la cour mit garnison chez le marquis de Canillac, le plus cynique, le plus sadique des maîtres de la région. Le père, absent, fut condamné par contumace, mais le fils fut arrêté le 19 octobre, alors qu’il était apparenté à Novion : il était le beau-frère de son gendre. Foin de passe-droit, il fallait que justice se fasse.
Les juges des Grands Jours instruisirent à charge et à décharge, selon la procédure inquisitoriale (c’est-à-dire « d’enquête »), et poursuivirent sans état d’âmes les coupables.
Le 10 décembre 1665, un arrêt dénonça les abus commis par les officiers, rappela les tarifs des frais, imposa la réforme des prisons et la tenue des greffes et des registres [2], l’appel obligatoire en cas de condamnation aux galères, la protection des amendes affectées au roi (et détournées en aumônes), les expertises à faire en cas d’infanticide… On voit que rien de tout cela n’était respecté.
Le 19 janvier 1666, les indélicats furent bannis, déclarés incapables et soumis à de fortes amendes. A la suite de l’arrêt, la cour leur rappela qu’ils avaient défense de mettre des scellés sur les biens des défunts sans requête des parties, défense d’obliger les filles mineures à prendre leur autorité pour leur mariage, défense de laisser vaguer les criminels, accusés ou déjà condamnés, et surtout de faire procéder à des exécutions par enlèvements de bestiaux et meubles en guise de salaires et vacations.
A l’audience du 22 janvier, vingt et un contumaces furent condamnés et trente le furent à celle du 30. Ce même jour, le jeune Charles de Canillac fut reconnu coupable de meurtre, condamné à mort et exécuté.
En quelques mois, les Grands Jours mirent de l’ordre dans tous ces abus, firent rendre gorge aux voleurs, raser les châteaux des assassins, rembourser les sommes indûment payées, réformer les prisons et libérer les malheureux qui y croupissaient, instaurer l’appel obligatoire en cas de condamnations graves, interdire la saisie des bêtes et meubles, et couper quelques têtes.
En imposant la loi commune contre la loi locale, le roi Louis XIV instaurait un système de protection du faible et de punition du fort qui abuse de sa force. Le retentissement des Grands Jours fut immense et montra au peuple ce que valait l’absolutisme royal contre les particularités locales.
Cette fois encore, Vive le roi !
Sources :
Mémoires d’Esprit Fléchier sur les grands-jours d’Auvergne en 1665, annotés et augmentés d’un appendice par M. Chéruel, et précédés d’une notice, par M. Sainte-Beuve de l’Académie française. Hachette 1856.
Arlette Lebigre, Les Grands jours d’Auvergne, Désordres et répression au XVIIe siècle
Hachette 1976.