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Souvenons-nous… C’était un 6 juin… Cinq ans déjà… Le président Fabienne Siredey-Garnier vidait son délibéré (comme on dit joliment). La 17e chambre considérait que feu Robert Faurisson était menteur, faussaire et falsificateur lorsqu’il énonçait qu’il n’avait jamais existé de chambres à gaz.
Ariane Chemin avait dans Le Monde qualifié Faurisson de « faussaire de l’histoire », de « falsificateur » et de « menteur professionnel ». Faurisson la poursuivait en diffamation. Il prétendait qu’elle avait menti… en disant de lui qu’il était un menteur. Mais Chemin avait soulevé l’exceptio veritatis : la procédure permet d’apporter la preuve que ce que l’on allègue est vrai. Elle voulait dire : « Je n’ai pas menti, Faurisson est bien un menteur. »
Plusieurs témoins s’étaient succédé à la barre, et toute une documentation avait été produite. Et contre toute attente, ce 6 juin 2017, le tribunal considérait que Chemin avait fait la preuve de la vérité de son propos. Un tribunal français disait que Chemin n’avait pas diffamé Faurisson en disant qu’il était un menteur.
Le tribunal se posait la question de la vérité du propos ainsi formulé : « Robert Raurisson a, sciemment, falsifié la vérité en affirmant que la Shoah et les chambres à gaz n’avaient pas existé. »
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D’une décision extrêmement dense et filandreuse, qui juxtaposait plusieurs types d’arguments, j’extraie celui qui m’a paru décisif et qui forme en quelque sorte le clou de ce procès. Il ne fera pas jurisprudence, car la décision d’un juge peut bien être revêtue de l’imperium sans que lui soit reconnue la moindre auctoritas. Mais il est intéressant tout de même à étudier, surtout que la rumeur en est née d’un Faurisson menteur par décision de justice.
L’idée n’était pas dans l’esprit du juge. En fait il s’agit d’une opinion émise pendant les débats, le 9 mai 2017, par Christophe Bigot (il défendait les éditions Flammarion, éditrices du recueil où figurait l’article de Chemin). J’étais présent. Ce confrère a eu comme une subite illumination, il en a fait part sans attendre à l’assistance, et l’opinion est passée dans le marbre. Il faut dire que Bigot fait autorité en matière de droit de la presse.
Ainsi, dans le jugement du 6 juin 2017, au beau milieu des témoignages et des documents, un fait était mis en valeur : Robert Faurisson avait été beaucoup condamné pour contestation de l’existence de crime contre l’humanité.
Maintenant voici le raisonnement (je cite le jugement du 6 juin) :
Si plusieurs décisions ont cru bon de relever qu’il « n’appartient pas aux tribunaux de juger de la véridicité des travaux historiques ou de trancher les controverses suscitées par ceux-ci et qui relèvent de la seule appréciation des historiens et du public », force est de constater d’une part que, s’agissant de la Shoah et des chambres à gaz exterminatoires, cette question a été vidée de sa substance par la loi Gayssot, qui institue en délit le fait même d’en contester l’existence, et, partant, confère nécessairement aux personnes persistant dans cette voie la double qualité de délinquant et de menteur, d’autre part que tout en affirmant ne pas vouloir se poser en historiens, les juges, par leur examen de la bonne foi, ont été néanmoins nécessairement amenés à se prononcer sur la validité des éléments historiques produits par les parties au soutien de leurs positions respectives.
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Cette décision disait quelque chose de très original, et même de révolutionnaire : je me fais juge de l’historien, dans son travail d’historien. Révolutionnaire, car depuis le XIXe siècle les juges se sont toujours pliés au dogme selon lequel le tribunal n’est pas plus un démiurge capable de dire la vérité de l’Histoire qu’il n’est un jury compétent pour examiner les thèses des historiens. Les juges prétendent qu’ils ne défendent pas de vérité officielle, et qu’ils ne se posent pas non plus en censeurs des méthodes des historiens. C’est de jurisprudence constante. Les tribunaux refusent d’entrer dans les controverses d’historiens.
On fait remonter cette jurisprudence au XIXe siècle. Dans une affaire Alexandre Dumas, la cour d’appel de Paris devait énoncer que « l’histoire n’est pas tenue, lorsqu’elle rencontre un point obscur ou diversement raconté par les relations du temps, de rapporter les différentes versions auxquelles il a donné lieu, mais seulement de choisir avec impartialité celle qui lui paraît la plus sûre, et si ce point vient à soulever une controverse, ce n’est pas devant les tribunaux qu’elle peut trouver ses juges » (Paris 26 avril 1865, S. 65.2.89).
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Cette incompétence des tribunaux n’immunise pas l’historien de toute responsabilité. Lorsque l’historien abuse de sa position et sort de son rôle, alors on peut envisager qu’il commette de pures et simples fautes civiles ou pénales. La cour de cassation l’a précisé dans un arrêt Branly : les juges du fond devaient « rechercher si, en écrivant une histoire de la TSF dans laquelle les travaux et le nom d’Édouard Branly étaient volontairement omis, Turpain s’était comporté comme un écrivain ou un historien prudent, avisé et conscient des devoirs d’objectivité qui lui incombaient » (Cass. civ. 27 février 1951, D. 1951.329, note Desbois, JCP 1951.II.6193, note Mihura et Rtd civ 1951.246, chron. Mazeaud).
Tel était d’ailleurs le sens d’un fameux arrêt de la cour d’appel de Paris en date du 26 avril 1983 rendu dans une affaire Faurisson. À l’époque, les associations parties civiles avaient résolument soutenu que Faurisson était historien, précisément afin d’engager sa responsabilité. Les magistrats avaient fait la distinction entre la question des chambres à gaz et toute une série d’autres déclarations sur le mensonge des juifs, l’ordre d’Hitler d’exterminer les juifs, etc. Sur la question des chambres à gaz, ils avaient dit que l’on ne pouvait pas le prendre en défaut de mensonge, de négligence, de faux, etc. Par contre, sur ses autres déclarations, Faurisson sortait de son rôle, il n’était plus historien, et alors on pouvait l’attaquer.
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Sans doute s’agit-il ici de ce que les juges du 6 juin 2017 qualifient effrontément de « formulations et précautions stylistiques ou méthodologiques retenues par les différentes juridictions s’étant prononcées ». Car la signataire de ce jugement entre en révolte, peut-être sans même s’en rendre compte, contre cette jurisprudence. L’expression « ont cru bon », exprime assez que ces magistrats trop précautionneux n’étaient que dans une croyance, et une croyance erronée. D’autant plus erronée que celle-ci n’était pas praticable. Le juge de 2017 entend que désormais un magistrat, au contraire, puisse empiéter sur le domaine de l’historien : en ce qui concerne la vérité comme en ce qui concerne l’appréciation du caractère scientifique d’un travail.
Et le jugement disait alors quelque chose d’encore plus original et révolutionnaire : je me fais tribunal de l’Histoire. Je vais vous dire quelle est selon moi la vérité de l’Histoire. Et celui qui la conteste je le considérerai comme un menteur. Le jugement entrait alors dans l’examen du point de savoir si les chambres à gaz avaient ou non existé. Et il disait que de toute façon la loi Gayssot a réglé le problème. La loi Gayssot dit que contester l’existence des chambres à gaz est un délit. Donc celui qui persiste à dire le contraire ment. Robert Faurisson est donc un menteur. Le juge défend la vérité officielle dictée par le législateur.
Au passage, on déforme la lettre et l’esprit de la loi Gayssot. Si le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC Vincent Reynouard du 8 janvier 2016, a pu juger que cette loi ne portait qu’une atteinte proportionnée à la liberté d’expression, c’est parce qu’il l’a comprise comme n’interdisant pas les débats historiques, mais uniquement la contestation outrancière, intégrale ou sans nuance, et faite de mauvaise foi. La loi Gayssot n’établit aucune conclusion qui s’imposerait aux historiens. Le jugement du 6 juin 2017 interprétait donc la loi Gayssot anticonstitutionnellement.