Vendredi 10 février 2023, sur une route de la région parisienne, la voiture conduite par l’humoriste Pierre Palmade se déporte sur la gauche et heurte de plein fouet une voiture qui arrivait en face. Dans cette autre voiture se trouvait une femme enceinte. Sorti par césarienne, son bébé ne survivra pas à ses blessures. Le Parquet a aussitôt parlé d’« homicide involontaire » mais a ajouté que « l’autopsie réalisée n’a pas permis d’établir si cet enfant était né vivant ». Cette déclaration est restée incomprise du grand public. Voici l’explication.
Pour caractériser l’homicide il est nécessaire que la victime soit « une personne », au sens du droit. Sinon ne pourront être retenus que les coups et blessures involontaires portés contre la mère. Or, pour être, en droit français, considéré comme une personne, il faut être né, et être né vivant et viable. C’est le critère de la naissance qui fonde la distinction, parmi les êtres ou les organismes vivants, entre un fœtus et un enfant.
La réponse appartient à la médecine légale. Mais nous sommes devant un cas qui met en question le critère lui-même. Le problème est de savoir ce que l’on entend par naissance. Traditionnellement, pour trancher pareilles questions, les juristes s’en remettent aux experts, aux médecins, aux scientifiques. Il faut d’abord régler cette question générale si l’on veut formuler correctement ensuite la question de fait que l’on posera au médecin légiste.
D’où la note suivante, rédigée à ma demande par un biologiste, sous le contrôle d’un comité de lecture composé de scientifiques. Tous resteront bien entendu anonymes. Nous sommes sous l’œil des barbares.
Avocat à la Cour – Docteur en droit
Rapport d’expertise biologique
Deux questions se posent dans l’affaire Palmade : à partir de quel moment doit-on considérer qu’un enfant est né ? Quels sont les critères pour décider s’il est vivant ? Mais au préalable il faut reprendre les choses depuis le commencent.
Les premiers stades de développement de l’être humain dans le ventre de sa mère
Suite à la fécondation dans les voies génitales de la mère (trompe de Fallope), le futur individu connaît plusieurs stades de développement. Tant qu’il n’est constitué que d’un paquet de cellules informe au cours des premières semaines, on parle d’embryon. Le stade fœtal commence lorsque les cellules commencent à se spécialiser pour former des organes qui prennent peu à peu forme humaine. Le développement étant un processus continu, le choix du moment où on passe d’un stade de développement à un autre est en partie arbitraire. Le passage de l’embryon au fœtus se situe entre 6 semaines (après l’implantation de l’embryon dans l’utérus) et 10 semaines selon les critères (5e semaine séparation en trois feuillets embryonnaires, 6e semaine le cœur se met à battre, 7e semaine le cerveau commence à se former, etc.). Ainsi, l’avortement peut concerner un embryon – s’il a lieu avant les 6 premières semaines, ou bien un fœtus – entre 6 et 14 semaines (délai légal d’IVG depuis la loi du 2 mars 2022).
Au cours de son développement, le bébé échange de la matière avec la mère par l’intermédiaire d’un organe particulier, le placenta, formé pour partie de cellules provenant de la cellule-œuf (c’est aussi le cas du cordon ombilical), pour partie de cellules de la mère. C’est l’interface entre la mère et le corps étranger qu’elle porte dans son ventre, son enfant. Les cellules du cordon ombilical et de la partie du placenta dans le prolongement de l’enfant possèdent les mêmes informations génétiques que la cellule-œuf et que l’ensemble des cellules de l’organisme fœtal en construction. C’est en quelque sorte une excroissance de l’enfant à naître.
La naissance
On pourrait estimer qu’un enfant est né dès lors qu’il est totalement sorti du ventre de la mère, même s’il est encore rattaché par le cordon ombilical au placenta. Mais nous avons vu que le cordon fait biologiquement partie du fœtus.
Nous disposons donc de 3 critères :
a) l’enfant est né lorsqu’il est sorti du ventre de sa mère, même si son cordon ombilical est encore en place (puisque ni le cordon ombilical ni le placenta ne feront partie du futur individu).
b) L’enfant est né lorsque le cordon ombilical est coupé (l’enfant n’a plus aucune attache matérielle avec sa mère).
c) L’enfant est né lorsque l’expulsion de la partie fœtale du placenta – la délivrance – est réalisée (il ne reste plus de cellules issues de la cellule-œuf dans le ventre de la mère).
L’hypothèse c), si elle pourrait se justifier biologiquement, n’est pas envisagée concrètement en droit : personne ne va imaginer une chose aussi tordue que de considérer qu’une part de l’enfant est encore dans la mère après la délivrance. Seules nos connaissances biologiques modernes nous autorisent à comprendre que cette idée peut avoir du sens, car la science nous a permis d’établir qu’une partie du placenta provient de la cellule-œuf, qu’il a donc une origine commune avec le bébé qui naît.
Notons que si le placenta fonctionne, et que le cordon ombilical n’est pas coupé, l’enfant peut recevoir du dioxygène par sa mère, même si l’enfant est sorti. Cet approvisionnement est indépendant du dioxygène qu’il peut puiser lui-même en plus en respirant. Mais concrètement l’accouchement provoque à l’intérieur du ventre de la mère le décollement entre la partie du placenta d’origine fœtale et le placenta maternel : rapidement le dioxygène de la partie maternelle du placenta ne passe plus dans le placenta fœtal. Suite à ce décollement, de nouvelles contractions expulsent le placenta fœtal : c’est la délivrance.
Ne restent donc que les hypothèses a) et b). Le Code civil ne donne pas de définition biologique de la naissance, mais la jurisprudence a établi que la naissance a eu lieu lorsque l’enfant est expulsé du ventre maternel à l’accouchement et que le cordon ombilical est coupé, l’enfant devient alors capable d’une activité respiratoire autonome. C’est donc l’hypothèse b) qui est retenue officiellement. En effet, avant la naissance (quelle que soit la définition qu’on en donne), l’enfant ne ventile pas, il n’en a pas besoin. Nous « respirons », au sens d’une activité ventilatoire, afin de faire pénétrer dans notre organisme (poumons) du dioxygène présent dans l’air de manière à ce qu’il soit capté par le sang qui circule dans les poumons. Le sang apporte ensuite le dioxygène aux cellules de l’organisme. Dans le ventre de la mère, c’est le cordon ombilical qui apporte à l’enfant le dioxygène récupéré par la mère au cours de sa propre respiration. La maman respire pour son enfant, en quelque sorte. Une fois le cordon ombilical sectionné, le bébé n’a plus la possibilité de s’approvisionner en dioxygène par sa mère, il doit puiser lui-même le dioxygène sous peine de mourir en quelques minutes, il produit sa première inspiration, rendant ses poumons fonctionnels, il respire.
La vie du bébé avant de naître
Savoir maintenant si l’enfant est né vivant, cela complique encore l’affaire. Comme nous venons de le voir, la définition juridique de la naissance implique en réalité la vie : l’enfant est né s’il respire, donc s’il est vivant. (On peut se demander si un organisme qui ne respire plus est vivant, mais il ne fait aucun doute qu’un organisme qui respire est vivant.) Que dit la biologie ? Notre vision de la vie en général est biaisée par les spécificités de la vie de l’être humain. En effet, on peut remarquer que la respiration n’est pas une condition générale de la vie. Certains organismes vivent sans respirer, en réalisant la fermentation par exemple. D’ailleurs, si les cellules de l’enfant respirent déjà dans le ventre de la mère, il ne réalise pas la ventilation pulmonaire (ce qu’on nomme ordinairement « respiration », et c’est dans ce sens que le mot est employé par les juristes) et pourtant personne ne remettrait en cause qu’il s’agit d’un être vivant. On peut lui dénier la personnalité juridique, le statut d’être humain, d’enfant, considérer qu’il est simplement une « personne potentielle », mais le fœtus est vivant, cela ne fait aucun doute.
Considérer que l’enfant né est vivant s’il respire à l’accouchement relève donc du bon sens populaire à une époque donnée, dans une société donnée. Pour autant, est-ce un mauvais critère pour le biologiste moderne ? La question de l’enfant en vie au moment de la naissance s’inscrit dans une problématique plus large, celle de la recherche de ce qui distingue en général la vie de la mort, chez l’être humain. Plusieurs définitions de la mort peuvent être données. On peut retenir l’arrêt respiratoire, s’il est prolongé, on peut choisir l’arrêt du fonctionnement du cœur, celui du fonctionnement du cerveau. Heureusement, dans la plupart des cas, il n’y pas vraiment d’ambiguïté, puisque l’arrêt respiratoire s’accompagne rapidement d’un arrêt cardiaque et conséquemment d’un arrêt de l’activité cérébrale. Mais on sait bien qu’il existe des situations moins claires. On peut par exemple parler de mort cérébrale, pour un individu dont le cœur et le système respiratoire continuent de fonctionner. Le cas qui nous intéresse ici est, en outre, compliqué par l’aspect rétrospectif de la recherche de la vie : l’enfant était-il né vivant ? Pour que le critère de la respiration puisse s’appliquer, il est nécessaire que nous disposions de moyens sûrs de savoir si l’enfant a respiré au moment de l’accouchement. C’est théoriquement le cas, puisque, au cours de la première inspiration (qui s’accompagne des pleurs du bébé), les poumons se remplissent pour la première fois et changent de conformation, ainsi que l’appareil circulatoire (mise en place de la circulation pulmonaire).
Conclusion
L’autopsie n’a pas permis de trancher. N’ayant pas trouvé de précision technique concernant l’autopsie, nous en sommes réduits à des conjectures pour expliquer cet échec.
Une première explication serait que l’observation des poumons du bébé mort, pour une raison ou pour une autre, ne permet pas de savoir s’il a effectivement respiré. Le fait que le fœtus respire signifie que les poumons se remplissent d’air, mais surtout que le circuit sanguin cœur-poumon se modifie radicalement. C’est probablement l’objet des vérifications effectuées lors de l’autopsie.
Mais on peut supposer également que les médecins chargés de l’autopsie n’ont pas restreint le critère vital à la simple respiration (retenue dans la définition juridique de la naissance). L’être humain peut vivre quelques minutes sans respirer. Ainsi, il est possible que les médecins, bien qu’ils n’aient pas été en mesure d’établir que le bébé ait respiré, aient toutefois estimé nécessaire de pousser plus loin leurs investigations pour savoir si le bébé n’aurait pas été vivant, selon d’autres critères, après sa sortie du ventre de la mère (cerveau et cœur toujours en activité pendant quelques minutes malgré une absence de respiration).