En toute société civilisée, l’étiquette exige de réparer ce que l’on casse. Ce principe vertueux, acquis de tous au sortir de la maternelle, permet à la fois de responsabiliser le fauteur et d’en rétablir les torts. Apparemment attachées à ce mantra, de plus en plus d’associations anti-racistes et décoloniales viennent agiter sous le nez de l’Occident l’addition salée de ses erreurs passées.
Le 22 août dernier, un magistrat de la Cour internationale de justice (CIJ) présentait un rapport polémique concernant l’implication du Royaume-Uni dans le commerce négrier et son devoir de repentance [1]. Dans le cadre de la Journée pour le souvenir de la traite transatlantique et de l’abolition organisée par l’UNESCO, le juge jamaïcain Patrick Robinson a exposé à un public avide de contrition les détails d’un travail de deux ans, réalisé par le cabinet de conseil économique Brattle. Selon ces experts en chiffrage de la souffrance, des calculs à la méthodologie imparable imputeraient à la Couronne la bagatelle de 24 trillions de dollars (i.e. 24 milliards de milliards) à reverser à 31 pays meurtris par l’esclavage. Justifiant ses conclusions, Robinson a déclaré, non sans une certaine audace, que l’esclavage transatlantique était « la plus grande atrocité de l’histoire de l’humanité, sans équivalent pour sa brutalité, sans équivalent pour sa durée de plus de 400 ans, sans équivalent pour sa rentabilité ».
Hélas pour le juge Robinson, le Premier ministre Rishi Sunak s’est déjà exprimé sur le sujet en avril dernier, refusant, tel un mac face à sa pire gagneuse, de concéder un pardon ou un bifton à qui que ce soit. Cette décision sèche de l’exécutif britannique n’est pas sans rappeler celle rendue début juillet par la Cour de cassation (plus haute juridiction de l’ordre judiciaire français), quand trois associations afro-descendantes et des particuliers ont été déboutés de prétentions indemnitaires identiques [2]. À leur demande de voir reconnue l’existence d’un « préjudice transgénérationnel », la Cour d’appel de Fort-de-France avait opposé en janvier 2022 la prescription des faits et l’absence de preuve « d’un dommage propre rattachable aux crimes subis par des ascendants victimes de la traite et de l’esclavage ». Appréciant la légalité de la décision, la Cour de cassation l’a donc dite fondée en droit et a balayé d’un revers les velléités pécuniaires des requérants. Au grand dam de Taubira et Thuram, on l’imagine.
Si elle avait eu davantage d’écho, la décision de la Cour de cassation aurait pu faire figure d’épouvantail de l’autre côté de l’Atlantique où de telles demandes sont aussi pendantes. Chose singulière, c’est dans un État n’ayant jamais pratiqué l’esclavage – la Californie – qu’un groupe de travail nommé California Reparation Task Force a accouché, là encore après deux ans de labeur, d’un rapport évaluant à 800 milliards de dollars la somme dont l’État doré devrait s’acquitter pour être absous [3]. Petite subtilité ici, l’esclavage n’est pas le seul impair passé à corriger ; des dédommagements sont également attendus pour les griefs suivants : « terreur sociale », « racisme dans l’environnement et les infrastructures », « pathologisation de la famille noire » ou encore « contrôle de la vie créative, culturelle et intellectuelle ». Une manière stratégique d’illustrer le caractère global de la souffrance imposée aux populations noires américaines, dépossédées et impuissantes face au suprémacisme blanc systémique.
Si le législateur californien venait à suivre les recommandations du rapport, chaque personne noire éligible pourrait encaisser un chèque d’1,2 million de dollars ; de sorte que le contribuable réparât un tort qu’il n’a pas causé à une personne qui ne l’a pas subi. Mais de la demande au gain de cause, il y a un monde souvent infranchissable. Obtenir réparation est un art dont seuls quelques initiés maîtrisent les ficelles. Il ne suffit pas de pleurnicher en tendant un chapeau pour susciter la pitié des payeurs, sans quoi les Roms feraient la manche en Hermès. Quiconque souhaite devenir rentier de la Mémoire – pour un événement glorieux ou dramatique – doit emprunter les bons canaux politiques, médiatiques et financiers et faire d’un combat semi-personnel la préoccupation de tous. Il faut sans cesse prendre à la gorge les instances influentes et ne jamais laisser mourir en elles la flamme de la culpabilité. Au risque qu’elles considèrent avoir réglé leurs dettes et obtenu le droit de passer à autre chose.
Sans transition aucune, on a appris en juin dernier que l’Allemagne versera en 2024 quelque 900 millions de dollars pour le « financement des soins à domicile des survivants de la Shoah », soit une hausse de 105 millions par rapport à la cagnotte allouée en 2023 (+13 %) [4]. Cette décision, intervenue lors de la Conférence sur les revendications matérielles juives contre l’Allemagne, a été prise de bon cœur par la Chancellerie qui, dans son élan, a également augmenté les subventions des anciens réfugiés juifs de l’ex-Union soviétique. Il faut savoir apprécier la maestria de ce tour de passe-passe, désormais annuel outre-Rhin, tant il tutoie l’excellence. À ce rythme, la prochaine étape sera probablement la prise en charge des cours d’aquagym des arrière-grands-mères de déportés, et ce serait bien mérité. Espérons maintenant que le Peuple élu inspire les autres participants au grand loto de la mémoire et que ceux-ci parviennent enfin à raccrocher le wagon de la victimisation éternelle.