En vérité, les chrétiens ont deux dieux, Christ et Yahvé, mais croient qu’ils ne font qu’un. Certes, le Dieu de l’Ancien Testament joue un rôle secondaire dans la conscience chrétienne. On peut même dire qu’il reste dans les coulisses. Mais il tire néanmoins un certain nombre de ficelles. C’est lui qui poussa les chrétiens à promettre la Palestine aux juifs en 1917 (par la déclaration Balfour des Britanniques, précédée de la déclaration Cambon des Français), et la leur donner en 1948 [1].
Il existe une théorie qui prête aux Britanniques (et accessoirement aux Français) des motivations géopolitiques : ils avaient besoin d’Israël comme tête de pont au Moyen-Orient, en particulier pour contrôler le canal de Suez. C’est la théorie de Chomsky, et c’est une contre-vérité flagrante. À partir de 1916, la politique étrangère des Britanniques au Moyen-Orient privilégiait les bonnes relations avec les régimes arabes qu’ils avaient mis en place en Arabie, Jordanie et Irak. La déclaration Balfour puis la création d’Israël ont envenimé ces relations. C’est pourquoi en mai 1939, les Britanniques ont tenté de faire machine arrière, en limitant l’immigration juive et en affirmant solennellement dans un livre blanc :
« Le Gouvernement de Sa Majesté estime que les concepteurs du Mandat dans lequel la Déclaration Balfour a été incorporée ne pouvaient pas avoir pour objectif que la Palestine soit convertie en un État juif contre la volonté de la population arabe du pays. […] Le gouvernement de Sa Majesté déclare donc maintenant sans équivoque qu’il ne fait pas partie de sa politique que la Palestine devienne un État juif. Ils considéreraient en effet comme contraire à leurs obligations envers les Arabes en vertu du Mandat, ainsi qu’aux assurances qui ont été données au peuple arabe dans le passé, que la population arabe de Palestine devienne les sujets d’un État juif contre leur volonté. » [2]
C’est un fait que la déclaration Balfour et son incorporation dans le mandat britannique ont créé une situation inextricable, dont les Anglais se retirèrent piteusement en 1948. Frustrés et humiliés, ils attendront un an pour reconnaître l’État juif.
Ce détour historique visait à en finir avec la théorie selon laquelle les Britanniques auraient soutenu le projet sioniste par intérêt géostratégique. Non. La raison immédiate est bien connue : la déclaration Balfour a été donnée aux sionistes en échange de leur aide pour entraîner les États-Unis dans la guerre. Chaïm Weizmann, « le Moïse de la Nouvelle Terre promise », ne s’en est pas caché. Il renouvela le contrat avec Churchill en 1941, lui rappelant que « ce sont les Juifs qui, dans la dernière guerre, ont effectivement aidé à faire pencher la balance en Amérique en faveur de la Grande-Bretagne. Ils sont prêts à le faire — et peuvent le faire — à nouveau » [3]. En échange, il ne demandait qu’une chose : un État juif en Palestine, ce que Churchill était tout disposé à lui donner (lire « Ce vieux sioniste de Churchill »).
Il existe une autre théorie, jumelle de la précédente, selon laquelle les Britanniques auraient soutenu le sionisme pour des raisons religieuses : ils y auraient vu le moyen de hâter la venue du Christ, lequel attendait que les juifs retournassent en Palestine. Cette théorie est bien utile pour les juifs antisionistes comme Yakov Rabkin [4]. Elle n’est pas complètement fausse, mais elle exagère le facteur du « dispensationalisme » britannique, un courant plus symptomatique qu’étiologique. Blâmer le dispensationalisme pour le sionisme, c’est une façon d’éluder la cause profonde du soutien du monde chrétien au sionisme.
Balfour était chrétien, et cela suffit. Truman était aussi chrétien, et sans doute plus que Balfour. Il fut, nous assure Yves-Henri Nouailhat dans Truman, un chrétien à la Maison Blanche (Cerf, 2007), « l’un des présidents les plus religieux des États-Unis », qui « prenait la religion au sérieux ». Truman était baptiste, et n’attendait pas spécialement le retour du Christ (les Baptistes n’attendent plus rien). Mais il avait un faible pour le peuple biblique, et cela a compté dans sa décision de reconnaître Israël dès l’annonce de sa création. Il fut tout ému de recevoir en remerciement l’authentique rouleau de la Torah que lui présenta le premier président d’Israël, Chaïm Weizmann. « J’en ai toujours voulu un comme ça », aurait dit Truman.
La raison ultime pour laquelle le monde chrétien a donné la Palestine aux juifs est que le monde chrétien idéalise depuis toujours l’Israël biblique. C’est parce que les chrétiens vénèrent l’Israël biblique comme le peuple créé et aimé par Dieu, qu’ils se sont laissés séduire par le projet sioniste de faire renaître Israël. Certes, ce sont les élites dirigeantes qui ont fait Israël. Néanmoins, il n’y a pas eu, jusqu’à une époque toute récente, de divorce entre les élites et le peuple sur cette question. Tenant pour une vérité indiscutable, ou à défaut pour une idée raisonnable, qu’Israël fut le peuple élu, le seul peuple aimé de Dieu à l’époque biblique, l’opinion publique européenne, catholique comme protestante, a été plutôt bien disposée à l’égard d’un projet qui visait explicitement à faire renaître ce même Israël.
Car c’est bien ainsi qu’était présenté le projet, et c’est ainsi qu’il apparaît dans la déclaration d’indépendance de 1948 :
« Eretz-Israel : La Terre d’Israël est le lieu où naquit le peuple juif. C’est là que se forma son caractère spirituel, religieux et national. C’est là qu’il réalisa son indépendance, créa une culture d’une portée à la fois nationale et universelle et fit don de la Bible éternelle au monde entier. Contraint à l’exil, le peuple juif demeura fidèle au pays d’Israël à travers toutes les dispersions, priant sans cesse pour y revenir, toujours avec l’espoir d’y restaurer sa liberté nationale. Motivés par cet attachement historique, les Juifs s’efforcèrent, au cours des siècles, de retourner au pays de leurs ancêtres. »
Le sionisme est biblique de la tête aux pieds. Si les déclarations des sionistes eux-mêmes ne suffisent pas à nous en convaincre, alors regardons leurs actes : ils se sont installés dans la terre biblique, revendiquent la capitale biblique (Tel-Aviv ne leur suffit pas), et donnent des noms bibliques aux terres qu’ils ont volées ; ils ont ressuscité la langue biblique ; ils appliquent la loi biblique de l’endogamie (les mariages mixtes ne sont pas reconnus en Israël), ainsi que la loi biblique de la circoncision au huitième jour (quasiment tous les bébés juifs de sexe masculin sont circoncis en Israël). Que nous faut-il de plus pour admettre ce qu’ils ne cessent de répéter : tout ce qui est sioniste est biblique. On peut même dire que tout ce qui est biblique est sioniste, tant les deux se confondent.
Le pape François a déclaré un jour : « À l’intérieur de chaque chrétien, il y a un juif. » [5] On peut aussi dire qu’à l’intérieur de chaque chrétien il y a un sioniste. Cela ne vaut pas seulement pour le « chrétien sioniste », qui est un sioniste qui s’assume, mais aussi pour le chrétien en général, qui est un sioniste qui s’ignore. Il est sioniste dans la mesure où il est biblique. Il a trouvé normal qu’Israël renaisse en Palestine, et il a reproché au monde arabe de ne pas trouver ça normal. Le monde chrétien est complice de la création d’Israël. Il est aussi complice des crimes d’Israël. Considérons en effet les deux points suivants :
1. Les chrétiens croient que l’ancien Israël avait un droit divin – et même un devoir divin – de massacrer des peuples arabes et syriens entiers (Amalécites, Madianites, Cananéens, etc.).
2. Les chrétiens ont aidé les juifs à recréer Israël, en partant du principe qu’ils étaient les héritiers légitimes de l’ancien Israël.
Reliez ces deux points, et ce que vous voyez apparaître est une vérité simple : les chrétiens ont accordé à Israël le droit divin de massacrer des populations entières. Si l’Israël ancien avait le droit divin de commettre des génocides, et si l’Israël moderne est la résurrection de l’Israël ancien, alors il était prévisible que l’Israël moderne se reconnaisse le droit divin de commettre des génocides. Que ce soit dit ou non, c’est la logique interne de l’histoire qui a été mise en mouvement par le christianisme.
Le monde chrétien, aujourd’hui, a tendance à oublier sa part de responsabilité dans la folie génocidaire d’Israël. Et comment fait-il ça ? En essayant de se convaincre que non, « ce n’est pas biblique, il n’y a rien de biblique là-dedans ». Dans une récente vidéo, par ailleurs passionnante, le colonel Douglas McGregor pose comme axiome que ce qui se joue en Israël n’est pas religieux mais culturel, racial et politique, et que le « prisme biblique » (the biblical lens), n’est pas utile pour décrypter les événements mondiaux [6].
Le syllogisme sous-jacent à ce raisonnement est le suivant : « Ce n’est pas religieux, or la Bible est un livre religieux, donc ce n’est pas biblique. » En réalité, la notion de « religieux » est impropre à définir le regard des juifs sur la Bible. Lorsqu’on dit « religion », on pense « religion de salut », et par « salut » on entend « salut individuel ». Mais il n’est pas question dans la Torah de salut individuel. La seule chose qui compte est le salut du peuple. Seul la nation a une âme, un destin, une immortalité. Les sionistes croient en l’immortalité de leur peuple, et ils trouvent leur inspiration dans le récit biblique, qui leur tient lieu de roman national. Notre roman national remonte à Clovis, à Vercingétorix en tirant sur la ficelle ; le leur remonte à Abraham, deux fois plus loin. Et ils y croient plus fort.
La Bible n’est donc pas pour les juifs un livre « religieux » au sens où l’entend le chrétien. Elle était la « patrie portative » des Israélites avant le sionisme (selon le mot de Heinrich Heine), et elle tient lieu à la fois de roman national et de constitution aujourd’hui pour les Israéliens patriotes, qu’ils soient religieux ou non. Dans un télégramme transmis aux forces israélienne qui venaient de conquérir Charm el-Cheikh en 1956, Ben Gourion, athée revendiqué, exulte : « Et l’on pourra de nouveau entonner l’antique chant de Moïse et des fils d’Israël […] dans un immense élan commun de toutes les armées d’Israël. Vous avez renoué le lien avec le roi Salomon qui fit d’Eilat le premier port israélien, il y a trois mille ans. » [7] Moshe Dayan, le héros de la guerre de Six Jours, lui aussi athée revendiqué, clamait avoir redonné à Israël sa capitale éternelle en pénétrant dans Jérusalem-Ouest (ses mémoires s’intitulent Living with the Bible).
Les fondateurs d’Israël et les Israéliens d’aujourd’hui voient Israël à travers le « prisme biblique ». Les chrétiens aussi ont vu Israël a travers le « prisme biblique », au début. Ils ont adoré Exodus en 1960. Ce n’est qu’en 1967 qu’ils ont commencé à douter. Un peu gênés, les chrétiens préfèrent maintenant oublier qu’ils ont donné la Palestine aux juifs à cause de la Bible, et ne veulent pas regarder Israël à travers le prisme biblique. En conséquence de quoi ils ne voient que la surface d’Israël.
Posons donc le problème ainsi : les juifs ont écrit un livre qui dit que Dieu a donné la Palestine aux juifs, et les chrétiens prennent ce livre au sérieux depuis deux mille ans. En faisant le choix du christianisme, la civilisation occidentale a accepté tout ce que dit ce livre écrit par les juifs : Dieu jaloux, peuple élu, terre promise, droit divin de massacrer, etc. Ce faisant, elle a accordé aux juifs un pouvoir incommensurable. Certes, elle n’a pas accordé aux juifs les pleins pouvoirs : l’élection est déclarée conditionnelle. Selon la doctrine chrétienne, Dieu a été déçu par les juifs et a décidé de se retirer unilatéralement de l’alliance, pour constituer à la place l’Église, c’est-à-dire la communauté des gens qui, par choix ou obligation, croient que le messie juif Jésus va les sauver.
Le livre qui rend fou
Netanyahou est fou, mais il est fou d’une folie biblique (explication ici), comme bien d’autres membres de son gouvernement. Itamar Ben-Gvir, son ministre de la Sécurité nationale, avait sur son mur une photo de Baruch Goldstein, auteur en 1994 du massacre de 29 Palestiniens dans une mosquée d’Hébron. Sa tombe, sur laquelle est écrit « Il a donné sa vie pour le peuple d’Israël, sa Torah et sa terre », est un lieu de pèlerinage. Yigal Amir dit avoir pris la décision d’assassiner Yitzhak Rabin lors des funérailles de Goldstein [8].
C’est vrai que Goldstein, Amir et Ben-Gvir sont des sionistes talmudiques, donc des hérétiques puisque l’orthodoxie talmudique est antisioniste (ce sont les talmudistes antisionistes qui le disent, comme Yakov Rabkin que cite Youssef Hindi dans son dernier article). Dans les faits, aujourd’hui en Israël et hors d’Israël, la majorité des juifs religieux, éduqués ou non dans le Talmud, défendent Eretz Israel, peu importe s’ils attendent un messie, deux messies (fils de Joseph et fils de David), ou zéro messie (judaïsme réformé). Les Haredim, juifs talmudiques orthodoxes vivant en Israël, sont aujourd’hui des ultra-sionistes qui ne disent pas leur nom. Il n’y a pas plus acharnés qu’eux pour défendre leurs colonies les armes automatiques à la main [9].
À mon avis, le sionisme n’est pas foncièrement messianique, et encore moins foncièrement kabbbalistique. Il existe un courant messianique dans le sionisme, mais il n’est pas dominant, parce que le messianisme n’est pas central dans la Bible. Il n’est qu’une expression particulière et relativement discrète d’une idée plus générale : le suprémacisme juif de droit divin [10].
Le sionisme est une idée, comme tous les nationalismes [11], mais c’est une idée biblique. Israël se prend pour l’Israël biblique, et s’est fait passer pour tel auprès du monde chrétien. Le monde chrétien est complice des crimes d’Israël par le simple fait d’approuver — et même sanctifier — les crimes de l’Israël biblique. Israël se mire dans la Bible et s’y trouve divinement beau, fortement encouragé par le monde chrétien qui lui confirme que l’Israël biblique est divinement beau.
Les sionistes sont des fous de la Bible hébraïque. L’idée même de l’élection et tout ce qui va avec (doit divin de voler la terre d’autrui, droit divin de génocide) est une idée folle, propre à rendre fou. Si Dieu lui-même était responsable de cette idée, alors Dieu serait coupable de cette folie.
Par conséquent, la responsabilité principale du monde chrétien aujourd’hui est de cesser de flatter la folie sioniste, et de dire aux juifs : non, vous n’êtes pas le peuple élu. Vous n’avez jamais été le peuple élu. Vous n’êtes pas un peuple supérieur. Vous êtes simplement un peuple qui se croit élu et supérieur, et c’est une folie dangereuse. Oui, c’est vrai, nous avons cru pendant deux mille ans que Dieu vous avait élus. Vous aviez réussi à nous le faire croire. Et parce que nous l’avons cru, nous vous avons involontairement encouragés dans votre folie. Mais c’est terminé. Nous avons retrouvé nos esprits, et nous allons vous aider à sortir de votre folie.
Bauer, Marx et le moment nietzschéen
Comment faire ? Il faut déconstruire cette idée folle qui rend Israël fou. Il faut déconstruire le récit biblique. L’outil pour cela est l’exégèse historico-critique de la Bible.
Sans rentrer ici dans les détails (vous en trouverez dans mon livre Du Yahvisme au sionisme), cette recherche a montré que, dans les couches les plus anciennes de la Bible, Yahvé est conçu comme un dieu national, qui par étapes successives (époque de Josias, époque d’Esdras, époque hasmonéenne) va être assimilé au Dieu créateur de l’univers, tout en conservant sa jalousie ethnocentrique. Je résume ce processus de cette manière : Yahvé est un dieu national si jaloux des autres dieux qu’il en vient à nier leur existence et à se prendre pour le seul vrai dieu, donc Dieu.
L’exégèse historico-critique est née en Allemagne au XIXe siècle. Le philologue Julius Wellhausen est considéré comme le père de « l’hypothèse documentaire » qu’il formule dans les années 1870-80 et qui, avec des retouches, fait toujours autorité. L’histoire de la conquête de Canaan a commencé à être remise en question dès les années 1920 et 1930 par des historiens allemands, tels Albrecht Alt et Martin Noth. Après des débuts faussement prometteurs dus aux biais cognitifs de ses fondateurs (notamment l’Anglais William Albright), l’archéologie biblique s’est trouvée bredouille et s’est associée au discrédit des récits bibliques, concluant par exemple à l’inexistence du royaume de Salomon [12]. (Réjouissons-nous que nier l’existence du royaume de Salomon ne soit pas encore interdit par la loi.)
Bruno Bauer était un savant allemand très impliqué dans ce révisionnisme biblique. Il était aussi une figure influente des « Jeunes hégéliens », qui n’avaient pas peur de se confronter à la brûlante (aujourd’hui nauséabonde) « question juive ». En 1842, à l’âge de 33 ans, Bauer publia deux essais : Die Judenfrage (« La question juive »), suivi de Die Fähigkeit der heutigen Juden und Christen, frei zu werden (« La capacité des juifs et des chrétiens actuels de devenir libres » [13]). Bauer faisait remarquer que ceux qui, en Allemagne, avaient mené la critique du christianisme et de la religion en général avaient reculé devant la critique du judaïsme, comme si toutes les questions sociales appelaient à une critique radicale de la religion, sauf la question juive : « L’on crie même à une trahison du genre humain quand la critique s’emploie à examiner l’essence propre au juif en tant que juif. »
Bruno Bauer découvre cette essence dans la Bible, qui a fait des juifs un peuple-fossile, de « caractère complètement a-historique ». « La Loi les a mis à l’abri des influences de l’histoire et les en a d’autant plus séparés que justement leur Loi leur commandait avant tout de s’exclure des peuples. » Les juifs « veulent être absolument le peuple, le peuple unique […] en comparaison duquel tout autre peuple n’est pas réellement un peuple. Ils étaient en tant que peuple élu le seul peuple véritable, le peuple qui devait être Tout et s’emparer du monde. »
« Les Juifs en tant que tels ne peuvent s’amalgamer aux peuples et confondre leur sort avec le sort de ceux-ci. En tant que Juifs, ils doivent attendre un avenir particulier, imparti à eux seuls, le peuple choisi, et leur assurant la domination du monde. En tant que Juifs, ils ne croient qu’à leur peuple, cette foi est la seule dont ils soient capables et à laquelle ils soient astreints. » [14]
Par conséquent, conclut Bauer, il ne peut pas y avoir d’émancipation des juifs. L’« émancipation des juifs » est un oxymore, car un juif ne peut s’émanciper qu’en cessant d’être juif. Sa véritable aliénation est sa judéité.
C’est ainsi que Bauer a résolu la question juive, qui est devenue depuis la question israélienne. C’est en vertu de la Bible hébraïque et de son code de la guerre très particulier qu’Israël considère que massacrer ses ennemis, hommes, femmes, enfants et vieillards, est un droit divin, un devoir divin même. Ce droit divin se justifie par la supériorité ontologique des juifs, qui constitue une super-humanité, en comparaison de laquelle les non-juifs sont une infra-humanité. Pour Israël, ce droit divin prévaut sur le droit international. Et ce droit divin ne s’applique qu’à Israël. Israël est, par définition, hors-la-loi, l’a toujours été et le sera toujours.
À l’époque où il faisait paraître ces textes, Bauer était déjà un théoricien socialiste respecté. Il avait au Rheinische Zeitung un jeune collaborateur nommé Karl Marx, un juif caractériel, dont Bakounine a souligné « l’orgueil sans limite » : « Très personnel, très jaloux, très susceptible et très vindicatif comme Jéhovah le Dieu de son peuple, Marx ne supporte pas que l’on reconnaisse un autre Dieu que lui-même. » [15] Marx ne pardonna pas à Bauer sa lucidité sur les juifs. Il lui répondit en 1843 et 1844 dans deux brefs essais publiés dans le Deutsch-Französische Jahrbücher, dans lesquels il reproche à Bauer de considérer « l’essence idéale et abstraite du juif, sa religion, comme étant son essence totale », alors que le juif réel n’est en réalité que le bourgeois.
« Quel est le fond profane du judaïsme ? Le besoin pratique, l’utilité personnelle. Quel est le culte profane du Juif ? Le trafic. Quel est son Dieu profane ? L’argent. Eh bien, en s’émancipant du trafic et de l’argent, par conséquent du judaïsme réel et pratique, l’époque actuelle s’émanciperait elle-même. » [16]
Remarquons tout d’abord que Marx déforme l’argument de Bauer, qui ne se préoccupait pas de savoir si la judéité devait être définie comme « religieuse ». Marx cherche en fait à noyer la question juive dans la question économique, en réduisant la judéité à l’amour de l’argent, c’est-à-dire à l’esprit bourgeois. Son attaque contre Bauer précède de quatre ans le Manifeste du parti communiste, et de plus de vingt ans Le Capital. Ce sont ses deux premiers articles importants. Marx n’a alors que 24 ans (Bauer en a dix de plus). Marx s’acharnera encore contre Bauer l’année suivante dans La Sainte Famille. Contre Bruno Bauer et compagnie, coécrit avec Engels. On peut donc considérer que le déni de la question juive est l’impulsion première de toute l’œuvre de Marx. Marx n’écrira plus jamais sur la question juive. Il se dispensera même de cibler les financiers juifs, comme s’en étonne Nesta Webster dans La Révolution mondiale : le complot contre la civilisation (1921) : « Pas une fois il ne mentionne les Juifs comme les principaux financiers ou les Rothschild comme les super-capitalistes dans le monde. » [17] Le marxisme a été, entre autres choses, un contrefeu contre le bauerisme.
Bauer était un ami de Nietzsche. Il s’inscrit dans ce qu’on peut nommer le « moment nietzschéen », qui va de 1880 à 1920 environ mais résonne encore en 1933. Ce courant s’enracine dans l’idéalisme allemand (Kant et Hegel), et chez Schopenhauer. Il mérite le nom de « moment nietzschéen » ou « réveil nietzschéen » parce que c’est le marteau philosophique de Nietzsche qui a donné l’expression la plus retentissante de la révolte allemande contre le mensonge biblique et l’aliénation juive.
L’Allemagne était prédisposée, sinon prédestinée, à guider l’Europe vers l’émancipation du pouvoir symbolique juif parce qu’elle avait été le premier pays européen à se libérer de la tyrannie des papes, et parce que le dernier livre de Luther, héros national, portait le titre : Les Juifs et leurs mensonges. Les Allemands y apprenaient que : « Le soleil n’a jamais brillé sur un peuple plus assoiffé de sang et vengeur que le peuple juif, qui s’imagine être le peuple de Dieu ayant pour mission et ayant reçu l’ordre d’assassiner les Gentils. »
Il faut ajouter que, contrairement à la France et à l’Angleterre, qui furent partiellement contaminées par le virus du peuple élu (la France avec sa « religion de Reims » inspirée par la royauté davidique, et l’Angleterre plus tard avec le puritanisme vétérotestamentaire culminant dans un British Israelism délirant), l’Allemagne n’a jamais été tentée par cette idée biblique. Son paradigme est celui de l’Empire romain. Le suprémacisme racial national-socialiste n’est pas d’inspiration biblique [18].
Quoi qu’il en soit, la révolte nietzschéenne de l’Europe contre l’emprise biblique sera écrasée. Le 24 mars 1933, soit moins de deux mois après la nomination d’Hitler comme chancelier du Reich, le Daily Express britannique publiait en première page la déclaration de guerre : « Judea Declares War on Germany. Jews of All the World Unite in Action ».
« Le peuple israélien dans le monde déclare la guerre économique et financière à l’Allemagne. Quatorze millions de Juifs dispersés à travers le monde s’unissent comme un seul homme pour déclarer la guerre contre les persécuteurs allemands de leurs frères en religion. »
C’est ainsi que fut détruit « le seul pays sain en Europe », selon le constat amer du général Patton [19].
Peut-être est-il temps maintenant de reposer la question, la question juive qui est aussi la question chrétienne : des juifs ont écrit un livre qui dit que Dieu a choisi les juifs. Faut-il les croire ? Faut-il prendre ce livre pour la parole de Dieu, ou pour la parole des juifs ? Ce livre écrit par des juifs prétend que Dieu leur a donné un morceau du Croissant fertile et leur a demandé d’en chasser les peuples qui l’habitaient depuis toujours. Faut-il le croire ? Ce livre écrit par des juifs prétend que les juifs ont un droit divin de massacrer Amalek. Faut-il le croire ? Si nous le croyons, ou si nous prétendons le croire, ou si nous ne le dénonçons pas comme une absurdité, alors que pouvons-nous bien dire à Netanyahou lorsqu’il massacre les Gazaouis en déclarant à son peuple : « Vous devez vous rappeler ce qu’Amalek vous a fait, dit notre Sainte Bible » ?