Comme je l’ai rappelé récemment, la judéité n’est ni strictement religieuse, ni strictement ethno-nationale. Elle est bibliquement fondée par une « alliance » dont les termes sont clairement énoncés dans le Deutéronome : alliance des juifs avec leur dieu (culte exclusif), et alliance des juifs entre eux (stricte endogamie).
« Religion » et « nation » ne sont que deux aspects d’une dialectique dont juifs et Israéliens jouent stratégiquement, comme le résume la formule limpide de Youssef Hindi : « Toute l’histoire de la pensée juive est constituée de cette dialectique opposant des contraires apparemment antinomiques pour finalement parvenir à un but non visible a priori. » [1]
L’ambiguïté peuple-religion n’existe pas dans la Bible hébraïque : culte exclusif (aspect religieux) et endogamie stricte (aspect national) y sont présentés comme les deux faces de l’Alliance, d’autant que, comme s’en plaint le deutéronomiste, ce sont les femmes étrangères qui introduisent les dieux étrangers (Deutéronome 7:3-4). La Bible nous parle d’une nation adorant son propre dieu national, obéissant à ses lois et à ses ordres, un dieu si jaloux des autres dieux qu’il les déclare inexistants et se prend pour le seul vrai dieu, donc Dieu. Le processus historique qui a mené de la monolâtrie au monothéisme juif (monothéisme exclusif distinct et même opposé au monothéisme inclusif des grandes traditions religieuses et philosophiques) est attesté, entre autre, par le fait que la Genèse est le dernier livre rédigé de la Torah (durant la période perse). Notons aussi que, même lorsqu’il se pose en Dieu suprême, Yahvé reste affublé des travers du peuple qui l’a imaginé : en voyant les hommes réaliser de grandes choses ensemble, il prend peur et s’arrange pour qu’ils « ne s’entendent plus les uns les autres » (Genèse 11:7). Tel dieu, tel peuple !
L’Alliance est d’abord un entre-soi : les goyim, les Gentils (synonyme, les Nations) sont sans autre valeur que celle des services qu’ils peuvent rendre au peuple élu. Par un tour de passe-passe éditorial, l’Église nous a fait croire, à nous les goyim, que le Décalogue enseignait aux juifs : « Tu ne tueras point, tu ne commettras pas l’adultère. » En cela, l’Église est responsable de nous avoir privé du discernement dont nous avons cruellement besoin pour comprendre l’éthique juive. En réalité, le Décalogue enseigne depuis plus de deux millénaires aux juifs : « Tu ne tueras, ni ne commettras l’adultère, ni ne voleras, ni ne porteras de faux témoignage contre ton prochain » (Deutéronome 5:17-20). L’hébreu ancien, comme les autres langues anciennes, ne comprend ni ponctuation, ni capitalisation en début de phrase (les minuscules n’existent pas encore), ni même paragraphes. Il suffit de lire le reste du Décalogue pour constater que le découpage en phrases courtes dans ce cas précis n’est pas cohérent. Il dénature le sens, en impliquant que seul l’interdit de faux témoignage s’applique au « prochain » et que le reste s’applique à toute l’humanité. Non, le meurtre, l’adultère, le vol et le faux témoignage ne sont interdits qu’envers « le prochain ». Cette lecture est confirmée dans le verset suivant, qui est correctement traduit : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, tu ne convoiteras ni sa maison, ni son champ, ni son serviteur ou sa servante, ni son bœuf ou son âne ; rien de ce qui est à ton prochain. » (Deutéronome 5:21) Le commandement ne s’applique pour un juif qu’à la femme et à la propriété de son « prochain ». Et qui est le « prochain », sinon le « proche » par le sang ? C’est le même « prochain » qui est mentionné dans Lévitique 19:18 : « Tu ne te vengeras pas et tu ne garderas pas de rancune envers les enfants de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Le prochain est « l’enfant de ton peuple ». Cette analyse vient en appui de ce qu’a dit à plusieurs reprise Alain Soral ( par exemple ici, à 32 minutes) : le Décalogue est un « bréviaire de solidarité communautaire ».
C’est pourquoi il n’y a pas de contradiction entre le commandement de ne point tuer son « prochain » et les nombreux commandements de tuer les plus ou moins « lointains », et même de les exterminer, hommes, femmes, enfants et bétail (Deutéronome 20 ; Josué 11 ; 1 Samuel 15). L’Alliance est donc double : d’une part, solidarité ethnique extrême ; d’autre part, déshumanisation de l’étranger, qui rend possible toutes les injustices et toutes cruautés à son égard. Seul le juif, en tant qu’élu de Dieu, est vraiment un homme [2].
Pour revenir à l’ambiguïté nation-religion, elle est née du phénomène historique connu sous le nom de Dispersion, qui a suivi les guerres judéo-romaines des premier et deuxième siècles après J.-C. Le judaïsme est devenu prioritairement une religion lorsque Juda a cessé d’exister en tant que royaume. Les « juifs » (hébreu Yehudi, grec Iudaios, latin Iudaeus, signifiant à l’origine « de Judée », soit « Judéen ») ne cessent pas d’être une nation, mais la nation est virtuelle, sans État. Le judaïsme est la « religion » élaborée par les rabbins pour la diaspora, afin de maintenir la nation en existence malgré la disparition de l’État. Il s’agissait, en somme, d’une sortie temporaire de l’Histoire, en attendant de pouvoir y retourner et reprendre possession de la terre promise ; dans ce sens, le judaïsme n’est qu’un détour dans le destin historique des juifs, qui n’a pas changé avec la dispersion, mais a simplement été retardé.
Le judaïsme rabbinique ou talmudique n’a donc jamais été autre chose qu’un intermède, certes plus long que prévu (une centaine de générations) mais en aucun cas conçu comme éternel. L’objectif ultime n’a jamais changé : le rétablissement de l’État juif et l’accomplissement de son destin impérial prophétisé dans la Bible. Du point de vue des rabbins eux-mêmes, le Talmud est une sorte d’enclos spirituel pour empêcher l’assimilation et maintenir les juifs « séparés » dans des ghettos, jusqu’à ce qu’arrive le temps de les faire retourner en Judée et reconstruire le temple de Jérusalem. Le ghetto n’a jamais été le destin des juifs. C’est une salle d’attente.
C’est à peu près ce que rappelle Alexandre Douguine dans son article intitulé « L’essence du sionisme ». Le but de la dispersion, écrit Douguine, « est d’expier les péchés d’Israël accumulés durant les précédentes périodes historiques. Si cette expiation est sincère et la repentance profonde, alors d’après la tradition juive le Messie apparaîtra, signifiant la bénédiction du peuple élu. Dans ce cas, le retour des juifs en Israël, l’établissement d’un État indépendant, et la création du Troisième Temple s’ensuivra. C’est la structure de la culture juive de l’attente. »
L’article de Douguine est clair et net, et, comme toujours, stimulant. Mais il commet à mon avis deux erreurs. La première est cette fameuse distinction entre le messianisme politique (actif) et le messianisme de l’attente (passif). La distinction est stratégique et non essentielle. Le renoncement au messianisme politique, c’est-à-dire à toute tentative de refonder un royaume juif par des moyens humains, était la condition exigée par l’empereur romain Vespasien pour autoriser les Pharisiens à fonder l’École de Yabneh (ou Jamnia) après 70 AD, d’où allait sortir l’orthodoxie rabbinique (c’est l’acte fondateur reconnu par les rabbins). Le renoncement à l’action politique ou militaire devenait la condition de l’existence légale des juifs. Seul Dieu, affirmaient dorénavant haut et fort les rabbins, pouvait recréer Israël. Mais ce renoncement « exotérique » à l’action n’a jamais été que superficiel et temporaire. À partir du moment où l’attente du Messie reste centrale, la distinction entre messianisme actif et messianisme passif est surtout rhétorique. Car les juifs, rabbins compris, sont comme tous les hommes : s’ils aspirent à quelque chose, ils ne vont pas se priver de donner un coup de pouce pour le faire advenir si l’opportunité se présente. Certes, les rabbins se gardent le droit de dire quand se présente la bonne opportunité, et à chaque fois qu’un mouvement messianique échoue, comme celui de Sabbataï Tsevi au XVIIe siècle, ils s’empressent de le condamner comme hérésie. Il n’empêche que le cœur inchangé de la tradition juive, qui bat depuis deux mille ans, est la recréation de l’État d’Israël et l’accomplissement de son destin impérial tel qu’il est prophétisé dans la Bible.
La seconde erreur de Douguine se trouve dans la prémisse même de son raisonnement, à savoir que le judaïsme, qui est une religion ancienne, précède le sionisme, qui est une idéologie nationale moderne. Cela le conduit à conclure que :
« Le sionisme est le satanisme juif, le satanisme à l’intérieur du judaïsme, chamboulant toutes ses fondations. Si dans le judaïsme on doit attendre la venue du Messie, alors dans le sionisme un juif est déjà Dieu. Cela est suivi par des violations des commandements talmudiques. Cela conduit à des relations spécifiques entre le sionisme et le judaïsme. D’une part, le sionisme est une continuation du judaïsme ; d’autre part, il est sa réfutation. Les sionistes disent qu’il n’y a plus besoin de se repentir de quoi que ce soit ; ils ont suffisamment souffert, et ils sont Dieu. »
Douguine exprime l’opinion selon laquelle le talmudisme ou rabbinisme, c’est-à-dire le judaïsme élaboré après la dispersion, est la religion authentique et légitime des juifs, à laquelle ils auraient mieux fait de se tenir, pour continuer d’attendre éternellement le Messie sans essayer de forcer ou de devancer sa venue en recréant l’État juif.
Pourtant, j’entends certains catholiques dire exactement le contraire, à savoir que le talmudisme est une perversion de la révélation donnée par Dieu aux juifs dans l’Ancien Testament. Tandis que selon Douguine, le sionisme est satanique parce qu’il trahit le talmudisme, pour d’autres, comme Pierre Hillard, le sionisme est satanique parce qu’il dérive du talmudisme (d’où le terme « talmudo-sioniste »).
Ces deux perspectives sont fausses, mais pour des raisons opposées. Le sionisme n’est ni une trahison du talmudisme, ni son héritier. Il marque simplement le retour des juifs dans l’Histoire et le début de l’accomplissement de leur destin historique. Ce destin historique n’est pas inscrit dans le Talmud, mais dans la Bible hébraïque. S’il y a une chose qui n’est pas contestable, c’est que la tradition juive repose prioritairement sur la Bible, dont la rédaction est antérieure d’environ un millénaire à la Mishna, le début du Talmud. Le Talmud est passager (c’est la religion du ghetto), la Bible est éternelle.
Le judaïsme rabbinique ou talmudique est une « religion », parce que sa vocation était de faire sortir les juifs de l’Histoire tout en maintenant leur existence, en attendant qu’il puissent entrer à nouveau dans l’Histoire, récupérer leur terre promise, et accomplir les prophéties bibliques de leur domination mondiale.
Le sionisme, selon moi, est entièrement biblique, avec tout au plus cinq pour cent de matière grasse talmudique. C’est la thèse centrale de mon livre Du yahvisme au sionisme publié en 2016, et je n’ai trouvé depuis aucune objection valable. Je n’ai jamais entendu un dirigeant sioniste citer le Talmud, même en hébreu, alors qu’ils citent la Bible tous les jours, surtout lorsqu’ils essaient de faire bouger l’histoire, comme c’est le cas actuellement. Leurs références bibliques sont parfaitement légitimes. Le sionisme est exactement ce que les sionistes d’aujourd’hui disent : un retour au projet biblique, à savoir un projet national avec une conception impérialiste et des méthodes génocidaires.
Je le répète donc : le sionisme n’est ni une réfutation ni une continuation du talmudisme, c’est simplement un retour à l’essence de la tradition juive originelle, après l’intermède talmudique. Que quelques juifs s’en tiennent encore au Talmud, et que certains d’entre eux rejettent le sionisme n’a aucune importance. L’Israël d’aujourd’hui est la renaissance de l’Israël des temps anciens tel que présenté dans la Bible. Il a la même personnalité sociopathique et génocidaire. Il est grand temps pour les chrétiens d’en prendre conscience, s’ils ne veulent pas rester les idiots utiles du sionisme.
En effet, si quelqu’un considère que l’extermination des Amalécites était un ordre divin pour l’ancien Israël, comment cette même personne peut-elle prétendre que l’extermination des Palestiniens est un acte satanique ? Et surtout, comment cette personne peut-elle espérer convaincre les Israéliens qu’ils ont tort ? Vous ne pouvez pas considérer un génocide comme divin et l’autre comme satanique. Allez dire aux sionistes que le génocide des Amalécites (et des Madianites, et d’innombrables autres peuples arabes) par Israël était ordonné par Dieu, tandis que leur génocide des Gazaouis ne l’est pas.
Je comprends très bien pourquoi les chrétiens antisionistes ont une immense difficulté à sortir de la dissonance cognitive que déclenche le fait d’entendre Netanyahou assimiler les Gazaouis aux Amalécites. Il fallait exterminer les Amalécites jusqu’au dernier, mais il ne faudrait pas exterminer les Gazaouis ? Et pourquoi donc ?
Pour ne pas admettre que le sionisme est légitimement biblique, les chrétiens l’accuseront, soit d’être trop talmudique, soit de ne pas l’être assez. Ils pensent que les sionistes, et les juifs en général, ne savent pas lire leur Bible hébraïque. Les sionistes chrétiens sont au moins plus cohérents : ils reconnaissent que les sionistes agissent bibliquement.
David Ben Gourion avait coutume de dire : « Il ne peut y avoir d’éducation politique et militaire sur Israël sans une connaissance profonde de la Bible. » [3] Entendez bien : il ne parle pas d’éducation religieuse, mais d’éducation « politique et militaire ». La Bible est en effet un programme politique et militaire, et c’est pourquoi le sionisme est biblique. Ce ne sont pas les sionistes qui déforment la Bible, ce sont les chrétiens qui la lisent de travers. Ben Gourion a parfaitement raison, et pour ma part, j’en conclus : on ne peut condamner le sionisme sans condamner la Bible hébraïque.
Le sionisme est satanique parce que la Bible hébraïque, l’Ancien Testament, est satanique. Tôt ou tard, les chrétiens devront avaler leur pilule rouge et ouvrir les yeux sur cette vérité fondamentale. Seront-ils alors toujours chrétiens ? Je ne sais pas, mais c’est d’une importance secondaire. L’urgence est de reconnaître et proclamer la nature perverse de l’Israël moderne, et cela nécessite de reconnaître et proclamer la nature perverse de l’Israël biblique. N’oublions pas : l’Israël moderne a été créé parce que le monde chrétien admettait que l’Israël biblique était saint. Cela ne serait jamais arrivé autrement. Il est désormais trop tard pour que les chrétiens puissent défaire ce qu’ils ont fait. Mais ils devraient au moins assumer la responsabilité de ce qu’ils ont fait, au lieu de nourrir l’âme maléfique d’Israël en continuant à adorer son prototype biblique.
On ne peut éluder le fait que la question juive, qui est devenue la question sioniste, a pour contrepartie la question chrétienne : ce n’est pas seulement la question du pouvoir juif, c’est la question de la vulnérabilité de la chrétienté au pouvoir juif. Cette vulnérabilité est due en grande partie au cheval de Troie qu’a été l’Ancien Testament, qui nous a fait accepter l’idée inacceptable d’un peuple élu par le Dieu universel. Les Égyptiens était mieux armés en considérant les juifs comme un peuple maudit descendant du méchant dieu Seth (selon Plutarque, dans son traité Isis et Osiris, chapitre 49).
Si vous voulez mon avis, le christianisme était la meilleure chose qui puisse arriver au juifs. Malheureusement, au lieu d’apporter Jésus et le Nouveau Testament aux juifs, il a imposé Yahvé et l’Ancien Testament aux Gentils. De ce point de vue, il est la pire chose qui nous soit arrivée, puisqu’il a servi en définitive de marche-pied au sionisme conquérant. Sans compter que, sur le long terme, le Dieu de l’Ancien Testament a ruiné la foi en Dieu.
L’article de Douguine m’a inspiré cette perspective discordante. Loin de moi l’idée de dénigrer Douguine. Ce que j’ai lu de lui est généralement stimulant, bien que parfois un peu frustrant. Douguine fait souvent des raccourcis. C’est pourquoi on ne perd jamais son temps avec lui, et même ses affirmations les plus contestables ont le mérite d’être provocantes (on peut dire la même chose de Nietzsche, ce n’est donc pas un jugement négatif). Parmi les idées de Douguine qui m’ont inspiré, il y a la distinction entre tradition et religion, qu’il emprunte à Guénon mais qu’il applique à la différence entre l’orthodoxie (byzantine puis russe) et le catholicisme romain. Pour Douguine, cette différence remonte à l’opposition entre le platonisme et l’aristotélisme : les Grecs seraient restés fidèles au néoplatonisme des premiers chrétiens, tandis que les Latins ont opté, avec la scolastique, pour le matérialisme aristotélicien [4]. Il y a du vrai. C’est pourquoi je suis persuadé que les catholiques ne peuvent sortir de l’impasse qu’à travers l’orthodoxie, moins judaïsée, moins dogmatique, plus mystique et plus holistique.
Nota bene : Les principaux écrits de Douguine sont traduits en français aux éditions Ars Magna (ici).