À l’occasion du centenaire de la Révolution d’Octobre 1917, nous avons l’intention de poser la même série de questions aux personnalités de la Moldavie, de la Roumanie, de la Russie et des pays occidentaux. Ces entretiens ont pour but de représenter une modeste contribution à la réévaluation des événements qui ont marqué le XXe siècle. Bien que 100 ans se soient écoulés, dans la conscience du public de l’espace ex-communiste et du monde entier, il y a encore beaucoup de préjugés sur les causes profondes de ce bouleversement majeur, mais aussi sur la façon dont la « révolution prolétarienne » est traitée par l’élite politique, le milieu universitaire et la hiérarchie de l’Église. Trouver des réponses appropriées à certaines questions d’une telle complexité nous semble absolument vital.
Entretien avec Youssef Hindi.
1. Quelles sont les origines spirituelles, intellectuelles et idéologiques de la révolution d’Octobre ?
Il faut remonter au XVIIIe siècle pour identifier les origines spirituelles, idéologiques et intellectuelles de la Révolution bolchevique.
Dès la veille de la Révolution française de 1789, une fusion va s’opérer entre une des variantes du messianisme juif – le messianisme nihiliste issu sabbato-frankiste – et les idées des Lumières (voir : Youssef Hindi, La Mystique de la laïcité).
Tout au long du XIXe siècle, le socialisme (comme le républicanisme), issu de cette fusion, va muer sous ses différentes formes, mais garder toujours la structure du messianisme juif.
Comme on le sait, les bolcheviques feront du socialisme étatiste centralisateur et progressiste de Karl Marx la religion de leur régime, après avoir subverti l’ordre ancien par le chaos, par un nihilisme très proche de l’anarchisme d’un Mikhaïl Bakounine.
Le socialisme scientifique, qui croit au progrès technique (apporté par le capitalisme qu’il combat dans un rapport dialectique), tout comme l’anarchisme qui prône l’abolition de la loi et de l’État (de droit), doivent mener, à la fin de l’Histoire, à la restauration d’un passé idéalisé – par exemple le néolithique qui peut être considéré comme le Jardin d’Eden des matérialistes athées – ou d’une utopie encore jamais connue par l’Humanité.
Cette contradiction apparente reflète en réalité la dialectique motrice entre deux tendances qui résident depuis le Moyen-Âge au sein du messianisme juif : d’un côté le rétablissement d’un idéal passé, c’est-à-dire le retour à l’Eden paradisiaque (terrestre), et de l’autre la réalisation d’une utopie, l’avènement d’un monde idéal qui n’a jamais existé. Le concept juif – biblique et kabbalistique – de tikkun (à la fois restauration, réparation et réforme) est la traduction de cette dualité du messianisme.
Ce monde idéal doit être instauré/restauré par l’action volontariste de l’Homme. Une conception de l’Histoire né du messianisme juif (et plus précisément de la kabbale lourianique. Voir : La Mystique de la laïcité) ; une théorie de l’action du peuple juif, puis des non-juifs – en particulier, dans le socialisme, les masses prolétariennes. Le philosophe juif marxiste Georg Luckacs (1885-1971) parlera du prolétariat comme « porteur de la rédemption sociale de l’humanité » et « classe-messie de l’histoire du monde » (Georg Lokacs, Le Bolchevisme comme problème moral, 1918).
La rédemption sociale correspond aux temps messianiques, à la rédemption (geoula) du peuple juif qui passe par une révolution universelle.
Le grand historien du judaïsme, spécialiste du messianisme juif et de la Kabbale, Gershom Scholem (1897-1982), a eu une réflexion pénétrante sur ce messianisme sous-jacent des révolutions socialistes du XXe siècle :
« Le messianisme prouve à notre époque sa puissance précisément en réapparaissant sous la forme de l’apocalypse révolutionnaire, et non plus sous la forme de l’utopie rationnelle (si l’on peut ainsi l’appeler) du progrès éternel qui fut comme le succédané de la rédemption à l’époque des Lumières. » (Gershom Scholem, Considération sur la théologie juive, in Fidélité et Utopie)
En clair, le culte de la Raison, qui a engendré le positivisme des élites et qui avait été présenté aux peuples d’Occident comme le point culminant de l’évolution de l’esprit humain, ne fut que ce qu’appelleraient les kabbalistes une kelippah (une coque) recouvrant l’essence religieuse, messianique et apocalyptique de la Révolution progressiste et mondiale. La phase historique débutant avec les Lumières fut recouverte d’un mensonge utopique imperceptible mais qui finit par disparaître avec ses promesses non-accomplies et indéfiniment ajournées.
Telle est l’essence et la finalité de la Révolution bolchevique.
2. Pourquoi ce coup d’État s’est-il produit spécifiquement en Russie et dans quelle mesure est-ce un « projet importé » ?
Ce projet est totalement étranger à la culture russe et à la religion orthodoxe. Comme je l’ai dit plus haut, il est issu du messianisme juif. D’ailleurs, le socialisme et le libéralisme, avant de s’implanter en Russie, sont nés dans les communautés juives d’Europe centrale ; lieu de naissance et de maturation du messianisme frankiste.
Plus concrètement, l’écrasante majorité des révolutionnaires bolchéviques étaient des juifs. Le 13 juin 2013, le Président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine, a affirmé, à l’occasion de sa visite au Musée juif de Moscou et devant un parterre de religieux :
« Jusqu’à 80 à 85% des membres du gouvernement de l’Union soviétique étaient juifs. Et ces juifs guidés par de fausses pensées idéologiques ont arrêté et réprimé les adeptes du judaïsme, du christianisme, de l’islam et d’autres religions. Ils n’ont pas fait de différence. »