Le Conseil constitutionnel vient de saisir la perche que lui tendaient les mystérieux juristes anonymes qui avaient rédigé la QPC (Question prioritaire de constitutionnalité) soulevée par l’historien Vincent Reynouard. La loi Gayssot, encore appelée lex faurissoniana, qui incrimine la contestation de crime contre l’humanité, est déclarée conforme à la Constitution. On sait qu’après de multiples refus, la Cour de cassation avait finalement accepté de transmettre la QPC de Vincent Reynouard. En ce 8 janvier 2016, le Conseil a pu aller très loin en rendant une décision d’une richesse inattendue.
Une atteinte portée à la liberté d’expression et d’opinion, dont il est rappelé qu’elle est une condition de la démocratie, se doit d’être justifiée par sa nécessité, son adaptation et sa proportionnalité à l’objectif poursuivi par le législateur. En l’occurrence la loi en cause a pour objectif de lutter contre le racisme et l’antisémitisme. Est alors invoqué le lien étroit de cette lutte et de l’interdiction de la contestation de crime contre l’humanité. Seulement, ceux-ci sont définis, non pas, comme dans la loi, de manière générale, comme « condamnés par une juridiction nationale ou internationale », mais plus spécialement et très étrangement par une formule qui n’est pas dans la loi, comme « commis durant la Seconde Guerre mondiale ». Il est par ailleurs noté que la contestation de tels faits constitue en soi une incitation au racisme et à l’antisémitisme.
La même idée curieuse est exprimée par le Conseil pour balayer toute idée d’une atteinte à l’égalité devant la loi. À situation inégale, traitement inégal. Non pas simplement que la loi Gayssot viserait des crimes condamnés, et condamnés par une juridiction nationale ou internationale, mais étrangement parce que la loi Gayssot vise les crimes commis, comme le Conseil le rappelle, par les grands criminels de guerre des pays européens de l’Axe.
Cette curieuse confusion de l’universel et du particulier, ou du général et du particulier, vient désavouer l’effort d’abstraction accompli en 1945 par les Alliés pour générer une loi susceptible de justifier de la manière dont le cas allait être tranché. Cet aveu signifie plus et mieux encore : que l’incrimination de la contestation ne se justifie vraiment que dans le cas de la Seconde Guerre mondiale. On pouvait s’imaginer (ce ne fut guère notre cas) qu’invoquer l’égalité susciterait un malaise du Conseil constitutionnel. Et l’on pouvait d’ailleurs craindre que par respect pour l’égalité tous les crimes contre l’humanité, en remontant à la nuit des temps, soient protégés de la négation. Élargissement du champ de la loi Gayssot qui n’est pas exclu. Mais pour l’instant, devant le Conseil, elle se restreint au contraire, selon son esprit mais à l’encontre de sa lettre.
Le raisonnement se tient. La liberté est une condition de la démocratie. Le racisme et l’antisémitisme portent atteinte à la démocratie. Par conséquent pas de liberté pour les ennemis de la liberté.
Désormais, puisque la Cour de cassation a eu l’occasion de laisser passer une question qui dans sa maladroite formulation n’avait que peu de chance d’aboutir, ou pour le moins ne présentait pas d’argument trop inquiétant, elle sera justifiée de ne plus en laisser passer aucune autre. L’affaire est entendue et se justifiera ma sentence : dérisoires QPC....
Deux remarques encore. Deux choses, l’une rassurante, l’autre inquiétante.
Chose rassurante pour tous les juristes, les historiens et les universitaires qui s’étaient mobilisés pour s’offusquer d’une prétendue atteinte à notre liberté de recherche, condition de la scientificité de nos découvertes et de l’objectivité de nos débats : qu’ils se rassurent, ils apprendront du Conseil que seules sont prohibées « la négation, implicite ou explicite, ou la minoration outrancière » (souligné par nous) des crimes en question, comprendre des faits commis durant la Seconde Guerre mondiale. Mais « les dispositions contestées n’ont ni pour objet ni pour effet d’interdire les débats historiques ». Ce qui laisse supposer un avenir radieux pour la science historique...
Sauf que, chose inquiétante, le débat pourrait bien en venir à porter sur le point de savoir qui a le droit de participer au débat historique. Sans même parler de la question dans la question : qui décide de cela ?