La saga politico-judiciaire Dieudonné l’a démontré, la question juive (antisémitisme, Shoah, sionisme, Israël) est un révélateur pour les humoristes professionnels. Elle sublime ceux qui font naître l’hilarité sur ces sujets si sensibles et expose ceux qui, débordés par l’affect, se muent en commentateurs graves et ennuyeux. Plus que tout, elle permet de mesurer combien la parole reste libre. Dave Chappelle, l’un des patrons du stand-up américain, incarne à merveille cette réalité duale.
Dave Chappelle est une référence du rire aux États-Unis. Révélé au grand public par son premier seul-en-scène Killin’ Them Softly en 2000, le natif de Washington, D.C. a légué depuis un héritage consistant pour les amateurs de lol à la sauce yankee. Deux saisons de sketchs cultes avec le Chappelle’s Show et huit stand-up plus tard, il est le comédien dont les sorties suscitent le plus d’engouement, tant pour la qualité du matériel proposé que pour les controverses qu’il engendre. Son dernier show au TD Garden de Boston le 20 octobre dernier n’a pas dérogé à la règle. Déviant comme il en a pris l’habitude ces dernières années d’une trajectoire exclusivement humoristique, Chappelle s’est risqué à dénoncer le fait que des étudiants affichant leur soutien à la Palestine voyaient leur avenir professionnel hypothéqué de ce seul fait [1]. Au milieu d’un public mitigé, une voix se serait alors élevée pour lui intimer l’ordre de la fermer, déclenchant précisément et dans l’instant la réaction opposée.
Selon les restitutions de spectateurs présents ce soir-là, Chappelle aurait en effet déchaîné des enfers de judéophobie (ou de bon sens, selon les goûts) sur des esprits trop israélo-compatibles pour supporter l’affront. Dans une tirade que l’on jurerait empruntée à Boris Le Lay, le comédien aurait invité l’impudent heckler [perturbateur, NDLR] à la boucler puis enjoint Israël à ne plus mendier des dizaines de milliards aux États-Unis pour bombarder femmes et enfants et couper l’eau et le jus à des innocents. Délivrée avec la finesse d’un Uzi mitrailleur, la réplique aurait été chaleureusement accueillie par un public dès lors conquis, à l’exception donc des quelques âmes froissées qui ont quitté la salle en signe de protestation. Selon une certaine presse que l’on pensait plus spécialisée dans les chiffons que les galéjades [2], ce déploiement de haine incontrôlé signe le dernier épisode d’une déchéance depuis longtemps amorcée et témoigne d’une obsession croissante du comédien pour les juifs, après avoir ciblé les homos et les trans.
Car ce n’est pas la première fois que Dave Chappelle a maille à partir avec la communauté de l’étoile. À la faveur de la polémique Kanye West l’an passé, lorsque ce dernier avait dénoncé l’emprise de la pieuvre israélite (coucou Greta) sur le divertissement noir aux États-Unis, le comédien avait eu le loisir d’éprouver la susceptibilité de ses contradicteurs. Lors de son monologue d’ouverture au Saturday Night Live, il avait causé un tollé en dévoilant la règle secrète du showbiz suivante : « S’ils sont noirs, c’est un gang. S’ils sont italiens, c’est une mafia. Mais s’ils sont juifs, c’est une coïncidence et il ne faut jamais en parler. » [3]. Ne reculant devant aucune effronterie, il avait osé une autre remarque tout aussi déplacée, en admettant que quiconque se rendait à Hollywood pouvait avoir l’illusion que l’industrie du cinéma était sous contrôle casher. De quoi aiguiser l’appétit cannibale de l’ADL (Anti-Defamation League of B’nai B’rith), tout juste repue du festin Ye et de son milliard de dollars envolé.
We shouldn't expect @DaveChappelle to serve as society's moral compass, but disturbing to see @nbcsnl not just normalize but popularize #antisemitism. Why are Jewish sensitivities denied or diminished at almost every turn ? Why does our trauma trigger applause ?
— Jonathan Greenblatt (@JGreenblattADL) November 13, 2022
Nous ne devrions pas nous attendre à ce que Dave Chappelle serve de boussole morale à la société, mais il est troublant de voir Saturday Night Live non seulement normaliser mais vulgariser l’antisémitisme. Pourquoi les sensibilités juives sont-elles niées ou diminuées presque à chaque instant ? Pourquoi notre traumatisme déclenche-t-il des applaudissements ?
Auto-investie d’une mission quasi biblique consistant à trier le bon grain humoristique de l’ivraie antisémite, l’ADL a placé Dave Chappelle au centre de son viseur pour la première fois en 2021, lors de la sortie du spectacle The Closer. Dans une vanne guère plus tordante que scandaleuse, le comédien avait imaginé le scénario d’un film où des aliens originaires de la Terre s’exilaient dans le cosmos pour leur survie, mais à force d’y subir dérouillée sur dérouillée, finissaient par revenir sur leur planète de départ pour en revendiquer l’entière propriété. Le nom de ce film mettant en scène ces voyageurs galactiques d’élite, dominateurs et sûrs d’eux ? Space Jews (Les Juifs de l’Espace) [4]. Les officines de contrôle de la pensée et du discours avaient instantanément vrillé devant cette raillerie patentée de l’Exode et aussi amèrement regretté que le comédien ne se cantonne pas à sa critique acérée du privilège blanc, moins clivante et plus rassembleuse que celle d’une minorité historiquement opprimée.
Chappelle n’est en effet pas exempt de toute reproche dans son analyse de la société américaine et son approche communautariste de certains sujets lui fait parfois perdre en pertinence. Lui, qui en veut à certains de ses fans juifs pour leur manque d’impartialité, s’est ainsi vautré dans une posture de complaisance victimaire s’agissant du cas George Floyd. Il avait ainsi livré 8:46, un stand-up aux allures de lecture simpliste sur les abus systémiques de la police, en omettant de moquer le passif peu glorieux du criminel fentanylé manifestement inapte à la vie en collectivité [5]. Le rendu n’avait laissé un goût impérissable à personne, à commencer par ceux qui cherchent dans la comédie de quoi relativiser le tragique du quotidien et non une occasion de s’y enliser. Pour cela, l’actualité a rappelé qu’il existait déjà Sarah Silverman et Amy Schumer, déprimantes figures de proue de l’humour ricain au féminin, incapables de se détacher de leurs entraves idéologiques pour accomplir leur tâche avec dignité.
"We’ve officially reached the ‘they actually don’t deserve water and electricity’ moment" : Sarah Silverman, Amy Schumer post controversial Instagram Stories https://t.co/8Al8hjN2MZ
— The Daily Dot (@dailydot) October 21, 2023
« Nous avons officiellement atteint le moment où ils ne méritent ni l’eau ni l’électricité » : Sarah Silverman et Amy Schumer publient des histoires controversées sur Instagram.
Pour autant, il ne sera pas dit ici que Dave Chappelle appartient à la même catégorie. Après le basketteur Kyrie Irving [6] et le rappeur Kanye West, le comédien inscrit définitivement son nom en lettres d’or au panthéon des black entertainers judéo-sceptiques sous étroite surveillance du Système. C’est là le prix minimum d’une insoumission que le comédien semble prêt à payer, comme tout bon bouffon se doit de l’être lorsqu’il chatouille de trop près l’ego boursouflé de ses maîtres. Après tout, le conflit israélo-palestinien vaut bien cette prise de risque quand on est artiste. Sans transition, quelqu’un a des nouvelles de l’ancien humoriste de talent et défenseur des Ouïghours Omar Sy ?