En 2023, le rap offre peu matière à s’étonner. Tout ce qu’il est autorisé de dire a été dit et les convictions sérieuses, à ne pas confondre avec les postures gratuitement controversées, n’ont plus droit de cité. Dans ce rap game anesthésié, Freeze Corleone semble le seul à croire suffisamment en son talent pour ne pas jouer selon les lois du système. Un mauvais goût pour la liberté d’expression qui lui vaut actuellement l’attention des gardiens du temple.
Le 11 septembre dernier était mis en ligne le nouvel album de Freeze Corleone, intitulé L’Attaque des clones [1]. Ce projet, attendu des fans comme le messie à Tel-Aviv, a aussitôt créé un remous notable sur X, où les internautes se sont empressés d’en énumérer les punchlines les plus cinglantes. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le leader du collectif 667 a visé du gros gibier pour sa dernière chasse. Morceaux choisis : « Peine de mort pour Pierre Palmade, si possible avec des techniques qui viennent d’Allemagne ou de chez Mohammed ben Salmane », « J’me sens comme Killua dans Hunter x Hunter, la mort pour les pédos comme Joe Biden et son fils Hunter », « Et je crache des flammes comme Arcanin, je préfère être accusé d’antisémitisme que de viol comme Gérald Darmanin »...
Fussent-elles diffusées à un public non averti, les paroles ont de quoi dégripper les tympans les plus distraits. En réalité même préparés, certains n’ont pu supporter la secousse ni ensuite su réfréner leur besoin de geindre et censurer. Parmi eux la LICRA, qui sans surprise a annoncé étudier les suites judiciaires à donner à l’opus [2]. Reprochant à Corleone de reconnaître implicitement les faits d’antisémitisme qui lui ont été reprochés, l’association préférée des francophobes a menacé à demi-mot le rappeur et ceux qu’elle considère comme ses complices – Deezer et Spotify – de représailles. Les plateformes de streaming se retrouvent donc sous le projecteur de la ligue qui, depuis son mirador de sagesse, semble promettre au rappeur et à ses soutiens une traque digne d’une compil’ « Serge et Beate en Argentine ».
Pour mémoire, les mauvais rapports entre l’assoce antiraciste et Freeze Corleone ne datent pas d’hier. Rappeur indépendant de label et d’esprit, Corleone avait défrayé les chroniques musicale et judiciaire en l’an de grâce 2020. Le grand public découvrait alors certaines de ses rimes les plus subversives, notamment les insolentes « Tous les jours, R.A.F. de la Shoah », « J’arrive déter comme Adolf dans les années 30 » ou encore « Tous les jours fuck Israël comme si j’habite Gaza ». Celui qui rappelle le Booba des jeunes années par son allure et sa violence verbale avait dû croire futé de frayer avec l’insoumission sous couvert artistique. À perte puisque, ses forfaits exposés dans TPMP, il avait vu son contrat Universal résilié dans la foulée et la promesse d’un deal en Allemagne s’évanouir en fumée [3].
En même temps, banalisation des références à l’Holocauste, soutien revendiqué à la Palestine, haine des élites et de leurs amours pédomanes… autant de sujets qui vous promettent diabolisation et mort sociale ces temps-ci. Et le natif des Lilas (93) n’y échappe pas, même en exil à Dakar. À l’instar des spectacles de Dieudonné, chacune de ses dates est désormais l’objet d’un bras-de-fer entre l’administration, le ministère public et les avocats de l’artiste. En février dernier, le maire PS de Rennes avait fait déprogrammer Corleone du Boomin Fest sous l’insistance du PS et du CRIF, avant que le tribunal administratif puis le Conseil d’État n’invalident la décision. Actuellement, c’est le parti LR à Nantes qui manifeste contre la venue du rappeur au Zénith en décembre, soutenu dans son combat par le maire PS de la ville [4].
L’anomalie est que ces attaques semblent stériles, quand elles ne sont pas de véritables tremplins médiatiques. Cinq jours après la sortie de son album – pourtant organisée un lundi à 1 heure du matin –, les chiffres du SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique) sont sans appel : Freeze Corleone truste la deuxième marche du podium derrière Calogero (Barclay) et devant Pagny (Capitol) . Le tout sans exposition publique, sinon des reportages à charge et des attaques politiques. La performance oblige encore le parallèle à Dieudonné, qui était resté le comique le plus couru de l’Hexagone au cœur même de la tempête. Au passage, ce goût réaffirmé du public français pour des artistes capables d’assumer leurs idées incendiaires face à la puissance d’État interpelle.
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Classement complet lundi pic.twitter.com/KJJe2dgCgt
— Le SNEP (@snep) September 15, 2023
En poussant un peu, on croirait les gens naturellement attirés par les personnages doués, bosseurs, malins et orgueilleux, pour peu qu’ils s’élèvent à la hauteur de leurs principes quand les enjeux l’exigent. C’est certain, Freeze Corleone flatte l’esprit de contradiction adolescent en bafouant narquois les interdits. Mais il stimule aussi les consciences et le libre arbitre de son jeune public sur des sujets sensibles. Les vrais insoumis – pas les suiveurs du frère Mélenchon – ont souvent besoin de figures tutélaires inspirantes pour avancer, d’individus capables de formuler leur pensée et d’incarner leur combat. Nous le savons bien ici, le premier d’entre eux a fondé ce site. Et s’il est peu probable que l’illustre intéressé se passe en boucle les couplets de Corleone dans un avenir proche, gageons qu’il saura toujours en apprécier le panache.