Regarder la société occidentale telle qu’elle se donne à voir aujourd’hui revient à l’observer derrière une vitre brisée et crasseuse. Brisée dans son collectif, crasseuse dans son éthique. Que ce soit du point de vue du corps social comme de celui du corps tout court, il y a quelque chose de pourri au royaume libéral.
Le libéralisme politique et le libéralisme économique partent d’une même racine : le droit. C’est le droit qui permet à l’intérêt privé des hommes, pensés comme des individus, de s’exprimer sans être bridés par des valeurs morales qui, au sortir des guerres de religion du XVIe siècle ayant ravagé l’Europe et anéanti l’unité de la chrétienté occidentale, ne devaient plus exercer de rôle majeur dans la destinée des États [1]. Paradoxalement, la théorie de la monarchie du droit divin se fixe à partir de cette période. Paradoxe en apparence seulement car en s’éloignant de ses responsabilités morales envers la guidance de son peuple telles qu’elles furent définies par les théologiens au moment du baptême de Clovis [2], le roi de France renforçait son emprise sur le pouvoir temporel. L’édit de Nantes de 1598 participe ainsi à l’édification de l’absolutisme. Le libéralisme, c’est d’abord se libérer de Dieu, c’est-à-dire de l’image que les hommes se font de Dieu, ce qui n’était guère reluisant au XVIe siècle. De ce point de vue, le droit divin est l’antichambre des droits de l’homme.
La liberté au sens moderne, au sens du libéralisme, c’est celle de l’individu qui doit s’extraire du collectif par le droit. Se développe ainsi l’idée d’un droit à la jouissance, au bonheur : la Déclaration d’indépendance des États-Unis de 1776 parle de la « recherche du bonheur » et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 évoque dans son préambule le « bonheur de tous ». La jouissance avant le sacrifice, le droit surplombe le devoir. Mais surtout, cette vision libérale tend à faire du droit le pré carré de l’individu tandis que le devoir renvoie à l’impératif social et collectif. Que l’on songe à la suppression dès 1791 des corporations ouvrières par la loi Le Chapelier : le droit collectif est dès le départ une menace pour le nouvel ordre libéral.
On pourrait être tenté, pour décrire ce tournant politique, de constater que les sociétés modernes mettent sur un piédestal le droit tandis que les sociétés traditionnelles s’appuient sur le devoir sacré de l’Homme, c’est-à-dire étymologiquement le sacrifice. Mais ce serait insuffisant. L’échelle à laquelle on envisage droits et devoirs est aussi à interroger. Le libéralisme prône le droit de l’individu, mais l’État libéral, ou néolibéral si l’on considère notre situation présente, ne crache pas sur les devoirs ou efforts collectifs de sa population au premier rang desquels se trouve l’impôt. C’est la même idéologie qui conduit à favoriser toujours plus l’individualisme et la quête d’un droit individuel sans borne tandis qu’elle prélève sans discontinuité un tribut aux travailleurs avec la promesse d’une redistribution que la casse sociale, qui s’accélère depuis les années 1970, ne cesse de démentir. D’un côté, le chômage de masse, la paupérisation, le déclassement social et intellectuel, favorisé par une école publique volontairement déficiente, ont brisé la conscience de classe des dominés ; de l’autre, la course à la liberté nombriliste et immature brise l’estime de soi des individus enfermés dans leur eego à satisfaire. De l’État providence, il ne reste plus qu’une charité malsaine créatrice de dette et donc de pauvreté. L’État se déleste de son devoir pour appeler au don collectif. La misère sociétale (que l’on pense aux concerts dégoulinants des « Enfoirés ») vient au chevet de la misère sociale (« Les Restos du Cœur »). Le comble en est sans doute « Brigitte », collectant des pièces jaunes pour la Fondation des Hôpitaux afin de venir en aide aux enfants et adolescents. L’ironie libérale n’a pas d’égal.
Le sociétal est une maison neuve truffée de malfaçons dans laquelle on installe une population que l’on a expropriée et que l’on prive de ses droits sociaux. Le droit individuel lui, semble être un puits sans fond : droit à l’avortement, droit au mariage pour tous, droit à la GPA, droit à la transition de genre financée par la Sécurité sociale, droit inaliénable du ressenti (« Je me ressens ainsi donc je suis ainsi. »), etc. Tout cela produit des corps débiles et des esprits étroits et pusillanimes. L’interdit, le tabou recule sans cesse devant le droit des individus tandis qu’il envahit le terrain du collectif. La répression violente des Gilets jaunes, la mise en place d’une distanciation sociale qui n’a pas vocation à se limiter au simple confinement « sanitaire », la mise en coupe réglée du patrimoine social hérité du Conseil national de la résistance et jusqu’à la démonstration ouvertement assumée de l’inefficience du vote populaire bloqué à l’intérieur du système « macronolepéniste », pour reprendre l’expression d’Emmanuel Todd, toute cette casse sociale, couplée à la crasse sociétale qui humilie, qui rabaisse et qui désarme, borne avec une efficacité proprement totalitaire l’horizon des peuples, et en particulier du peuple français. Le couple Macron est l’incarnation de cette dyade mortifère. La matraque et le plumeau.
Pour le pauvre Hanouna, le « gros problème en France aujourd’hui, c’est la sécurité sociale ».
Si l’on se réfère aux sociétés traditionnelles – et il faut ici entendre Tradition dans le sens défini par Guénon - on constate qu’elles n’insistent pas seulement sur le devoir envers le corps social. Le devoir est d’abord envers soi-même, donc un devoir non pas individuel mais personnel. C’est ce que suggère l’impératif du Gnothi seauton (« Connais-toi toi-même ! ») inscrit jadis à l’entrée du temple d’Apollon à Delphes, mais c’est aussi le dicton chrétien, souvent incompris, « Charité bien ordonnée commence par soi-même ». En islam, un hadith du prophète rejoint ce principe : « Qui se connaît soi-même, connaît son Seigneur. » Le devoir envers le Soi est l’origine de la dignité de l’Homme. Et cette dignité favorise en retour le développement des droits sociaux : solidarités familiales, fraternité qui ne s’entend pas ici à l’échelle de la nation moderne, confraternité dans les métiers, confraternité religieuse ou même camaraderie sociale.
En résumé, pour se sortir de la torpeur libérale, il faut du devoir personnel et du droit collectif. Pour y parvenir, dans un cas comme dans l’autre, l’État n’est pas une référence indispensable.