Considéré depuis vingt ans aux États-Unis comme « le complotiste le plus influent », Alex Jones, aux yeux de la partie de la dissidence américaine qui a reconnu la culpabilité d’Israël dans le 11-Septembre, incarne l’opposition contrôlée. Ses diatribes sont rythmées par des termes comme « CIA », « État profond », « Nouvel Ordre mondial », « complexe militaro-industriel », « Bilderberg » et autres mots-clés qui attirent l’attention exclusivement sur le rôle joué par les gentils Américains dans la trahison et la destruction de leur propre pays.
L’une des contributions célèbres d’Alex Jones est son documentaire Dark Secrets : Inside Bohemian Grove, réalisé en 2000, qui raconte son opération d’infiltration du Bohemian Grove. Je me propose ici d’analyser de manière critique ce film et sa thèse principale, qui a deux niveaux. D’une part, Jones prétend que le Bohemian Grove serait un des lieux où se trame dans le plus grand secret le projet du Nouvel Ordre mondial, expression qui désigne l’ennemi à combattre chez Jones et ses épigones. D’autre part, Jones prétend qu’au Bohemian Grove se pratique le culte millénaire et satanique du dieu sanguinaire Moloch, impliquant le sacrifice par le feu d’une effigie humaine, et « peut-être » de réels sacrifices humains. Cette thèse a fait le tour du monde et est aujourd’hui très répandue.
Mon analyse du dossier me conduit à conclure que le film de Jones est un grossier coup de bluff, qui aurait dû logiquement le classer définitivement comme un charlatan. La rumeur du satanisme (ou molochisme) du Bohemian Grove (quand ce n’est pas du pédo-satanisme) illustre tout simplement la pente glissante de notre tendance à considérer les super-riches et les super-puissants comme intrinsèquement méchants et pervers, et accepter sans réserve toutes les rumeurs à leur sujet. Plus ces rumeurs sont horribles, plus elles semblent crédibles, et l’on se dispense d’en chercher la moindre preuve.
Je vous invite évidemment à visionner le film pour vous faire votre propre idée (je n’ai pas trouvé de version française). Si vous ne voulez pas y passer une heure et demi, sauter les préparatifs de l’expédition (Jones prend sa voiture, Jones prend une chambre à l’hôtel, etc.), les interviews des locaux qui semblent ne pas comprendre de quoi il parle, son entrée décontractée par la navette du club, et ses errances dans le Grove pour éviter la sécurité, allez directement, à 1 heure environ de la vidéo, à la cérémonie Cremation of Care.
Voici maintenant quelques informations pour mettre un peu de contexte dans tout cela.
Le Bohemian Grove est une propriété de plus de mille hectares située au nord de San Francisco et appartenant au Bohemian Club of San Francisco, qui possède aussi un « clubhouse » de six étages au centre de San Francisco. C’est un cadre naturel réputé magnifique, boisé d’immense séquoias.
Chaque été, en juin puis en juillet, s’y réunissent pendant deux semaines, dans des « campements » aménagés, quelques centaines de membres (les « Bohémiens ») avec leurs invités, pour une retraite dans la nature agrémentée de banquets et de divertissements. C’est le 15 juillet 2000 qu’Alex Jones et son caméraman Mike Hanson s’y sont introduits pour filmer secrètement la cérémonie d’ouverture, nommée The Cremation of Care.
La thèse défendue par Alex Jones repose d’abord sur le caractère extrêmement flou des images filmées en caméra cachée par Hanson (qui empêche de voir que ce que Jones désigne comme « le dieu Moloch » est en fait une chouette), et surtout sur une exagération du « secret » qui entoure le Bohemian Grove.
Signalons pour commencer que les deux compères ont pénétré dans le Grove avec la navette du club, sans avoir eu à prouver leur identité et sans être fouillés, ce qui déjà témoigne du peu de sécurité qui entoure cette réunion.
Jones n’est pas le premier journaliste à s’être introduit par la ruse dans le Bohemian Grove. Philip Weiss l’a fait en 1989, et beaucoup mieux que lui, puisqu’il y est resté plusieurs jours et a pu s’entretenir avec de nombreux invités. Weiss en a tiré un article très intéressant, « Inside Bohemian Grove », publié par le magazine Spy en novembre 1989. Weiss n’a rien vu ni entendu qui puisse laisser penser que des pratiques occultes ou criminelles sont au programme des réjouissances. En terme de rituels, il évoque seulement un goût ludique (« for fun ») pour « le culte druidique des arbres », et le plaisir que semblent éprouver les membres à pisser sur les sycomores : « C’est le rituel le plus valorisé du campement, la liberté qu’ont les hommes puissants de pisser où bon leur semble. »
Loin d’être secrètes, les activités du Bohemian Club sont bien connues et sont décrites dans plusieurs ouvrages sérieux, comme celui du sociologue William Domhoff, Bohemian Grove and Other Retreats : A Study in Ruling-Class Cohesiveness (HarperCollins, 1975), qui décrit le Grove comme une occasion que se donne la classe sociale des hyper-riches de tisser sa cohésion.
La liste des membres et des invités est très facilement consultable.
Fondé en 1872, le club réunissait à ses débuts des journalistes, des intellectuels et des artistes qui aimaient s’y retrouver et pour camper en pleine nature. Mark Twain et Jack London y étaient souvent présents. Le second se trouve à droite sur la photo ci-dessous, prise vers 1905.
Au fil des années, victime de son succès, le club s’est progressivement transformé en country club pour personnalités très riches et influentes. La cotisation coûte environ 25 000 dollars et la liste d’attente est très longue. Ces hommes trouvent là l’occasion de se socialiser de manière décontractée, sans leurs femmes ni leurs maîtresses (quelques prostitués s’installent dans les hôtels de la ville voisine de Monte Rio, où les escapades sont toujours possibles). Dans le Grove, membres et invités sont répartis, par affinité, dans différents campements plus ou moins bien aménagés, chaque camp ayant sa propre identité, son nom, ses traditions, son histoire, et bien sûr son personnel.
Le Bohemian Club n’est pas fait pour parler politique, mais ses membres sont principalement républicains et conservateurs. La retraite au Bohemian Grove garde son caractère traditionnel, ponctuée par différentes représentations théâtrales, écrites spécialement pour l’occasion, souvent accompagnées par un orchestre, et mobilisant sur scène, en tant qu’acteurs ou figurants, de nombreux membres qui se sont préparés pour cela durant toute l’année. Il y a deux grandes représentations générales, et d’autres festivités réparties dans différentes scènes aménagées, ou bien dans les différents campements, chaque campement organisant ses propres festivités, ouvertes à tous. Des professionnels du spectacle sont souvent invités à faire profiter l’assemblée de leurs talents (gracieusement).
Le Grove a conservé de ses origines un certain goût pour les thématiques païennes, mais des légendes chrétiennes ont aussi été jouées.
Comme seuls les hommes sont acceptés dans le club, les rôles féminins sont joués par des hommes, ce qui peut être évidemment très amusant pour certains.
L’une des devises du club est une phrase empruntée au Songe d’une nuit d’été de Shakespeare : « Weaving spiders come not here. » (« Araignées qui tissez, ne venez pas ici. ») Elle enjoint les Bohémiens à mettre de côtés leurs vies professionnelles ou politiques, et d’une manière générale à ne pas trop s’entretenir de sujets sérieux. La retraite se veut un cadre de détente, de distraction et de fraternisation.
Une autre règle, plus stricte, est que tout ce qui est dit au sein du club, et en particulier pendant les retraites au Bohemian Grove, ne doit pas être répété à l’extérieur. C’est évidemment tout l’intérêt de ce genre de réunion, qui permet de se laisser aller, avec éventuellement un verre dans le nez (les cocktails sont servis dès le petit déjeuner pour les amateurs). La presse est strictement tenue à l’écart.
De manière compréhensible, l’idée que des hommes publics puissent discuter en secret suscite la controverse, et, en 1971, la polémique a forcé le président Nixon, un habitué, à renoncer à participer à la retraite du Grove. On le voit ici en 1967, à la même table que Reagan.
La cérémonie d’ouverture, intitulée Cremation of Care, soit « crémation des soucis », est une pièce jouée depuis 1880 (mais plusieurs fois réécrite), dont le texte n’a rien de secret. Elle comporte un cortège auquel participent membres et invités. Dull Care, une expression empruntée à une vieille chanson anglaise (Begone Dull Care), symbolise « les soucis et les malheurs que les hommes importants sont censés supporter dans leur vie quotidienne ». Le temps de la retraite, les Bohémiens sont invités à « jeter leur chagrin au feu et à se fortifier avec les arbres sacrés et l’esprit du Bosquet (Grove) [1] », sachant que le très méchant Care, malheureusement, est immortel et les attend à la sortie. La représentation se fait autour de la « Grande Chouette de Bohême », une statue de douze mètres de haut grossièrement taillée dans la pierre, qui est en quelque sorte le totem du club. C’est à ses pieds qu’est brûlée dans un cercueil l’effigie de Dull Care, par la flamme éternelle de la camaraderie (the Eternal Flame of Fellowship).
On voit bien qu’il y a là une forme de paganisme un peu folklorique, un peu shakespearien dans l’expression, un peu wagnérien par la mise en scène, et surtout un peu désuet. Mais de satanisme, pas le bout de la queue, sauf à qualifier de satanique tout rituel peu catholique.
Je ne vois aucune raison de qualifier la Cremation of Care d’« ancienne cérémonie cananéenne, luciférienne, de la religion à mystères de Babylone », comme l’a fait Alex Jones, ou d’assimiler la Chouette au dieu Moloch. Quant aux sacrifices humains, tout ce que peut finalement dire Jones, c’est qu’« ils ne peuvent être exclus » [2] ; on peut évidemment en dire autant de l’existence des licornes. C’est toujours la même stratégie : propager une rumeur sans preuve, et mettre les sceptiques au défi de prouver qu’elle est fausse.
L’affirmation publiée par Hanson dans son livre Bohemian Grove : Cult of Conspiracy, selon laquelle « les hommes qui se réunissent ici au fond des bois sont impliqués dans une vaste conspiration qui n’a qu’un seul but ultime : la domination mondiale », ou sa suggestion que le Grove est « une sombre conspiration alimentée par le pouvoir et l’adoration d’un ancien et ténébreux dieu hibou », ne sont rien d’autre que des incantations visant à évoquer des images dans l’esprit des croyants [3].
Ma conclusion est donc que je ne sais pas très bien ce qui se passe dans le Bohemian Grove, mais que l’enquête d’Alex Jones n’a apporté aucun indice qu’il s’y passe quoi que ce soit qui ressemble à un culte de Moloch, et encore moins à un sacrifice humain.
Mais je sais par avance que cet article me vaudra d’être accusé de complicité avec les adorateurs de Moloch. Car comme disait ce Bohémien de Mark Twain, il est plus facile de tromper les gens que de les convaincre qu’ils ont été trompés.
PS : Il n’est pas inutile de rappeler que, selon l’analyse de la science biblique moderne, que j’ai rappelée dans un article récent, l’ancien dieu phénicien Moloch se confond à l’origine avec Yahvé (mlk signifie « roi », un titre souvent donné à Yahvé lui-même), et que la circoncision de tous les mâles au huitième jour a remplacé le sacrifice de tous les premiers-nés mâles au huitième jour, encore pratiqué avant l’Exil, mais interdit chez les Babyloniens et les Perses. Ainsi, techniquement, les vrais adorateurs de Moloch sont les adorateurs de Yahvé, ce qui illustre une fois de plus que la diabolisation de l’élite américaine par l’opposition contrôlée n’est qu’un subterfuge pour masquer le véritable satanisme de l’élite israélienne.