L’Occident est mort. La France, dont l’histoire commence avec l’alliance des guerriers francs et de l’Église, n’a plus désormais ni l’une, ni les autres. Au moment de la Révolution française, on vit certains se féliciter de la revanche des Gaulois contre les Francs, ces derniers étant accusés d’avoir asservi la population gallo-romaine et de s’être constitués en caste, c’est-à-dire la noblesse. On vida les tombeaux des rois, fit payer l’Église et on supprima les ordres. Mais les rapports de domination n’ont jamais disparu. La situation proprement coloniale de notre pays le prouve tous les jours. Enfermés dans des oppositions toujours plus nombreuses mais de moins en moins légitimes, intéressons-nous à la valeur des clivages binaires, en particulier la droite et la gauche, et à leurs origines.
Le conflit est binaire
Dans le panthéon romain, le dieu Janus occupait une place de premier ordre. Deux visages : l’un tourné vers le passé, l’autre vers l’avenir. Il est par excellence le dieu des frontières, du passage, ce qui implique que la dualité manifeste des deux faces qui s’opposent trouve sa résolution dans le recommencement perpétuel du cycle annuel dont Janus, fêté le 1er janvier (januarius) annonce les prémisses (l’année romaine commençant au mois de mars). Janus est qualifié de père (Janus Pater) et même de Dieu des dieux dans le Chant des Saliens.
Dans les sociétés traditionnelles, la dualité, qui est inévitable et qui structure le « réel » tel qu’il est défini aujourd’hui, n’est jamais laissée sans relation avec une transcendance qui la rédime. Cette relation, c’est la hiérarchie, au sens strictement étymologique du terme construit sur le grec ίερος, hieros (sacré) et ἀρχή, arkhê (l’origine, le commencement, puis le pouvoir). Un ordre hiérarchique ne s’organise pas en termes d’oppositions mais de complémentarités plus ou moins fortes en fonction de la proximité ou de l’éloignement du principe dont elles émanent.
Le clivage binaire n’est pas absent des sociétés traditionnelles, mais lorsque sa présence devient prépondérante, c’est qu’il existe en amont une rupture dans l’ordre hiérarchique.
À Athènes, on trouve une opposition entre démocrates et oligarques, mais l’unité de la cité repose sur le respect du sacré, tel qu’il est énoncé dans le serment des éphèbes qui doivent jurer, à leur entrée dans le monde des hommes, de ne jamais déshonorer les armes sacrées. On peut percevoir une opposition entre conservatisme et réformisme, même s’il faudrait davantage l’analyser comme une dialectique entre immutabilité et mouvement. Ainsi, les lois essentielles de la cité, nommées les thesmoi, sont réputées immuables car inspirées aux hommes par les dieux, et en particulier par Demeter Thesmophoros. Le nomos, quant à lui, correspond à la loi humaine, donc modifiable. Les réformes apportées par Solon (640–548 avant J.-C.) organisaient la société en quatre classes censitaires dont les responsabilités dans la cité croissaient en fonction de la richesse. La responsabilité est le fondement de l’ordre hiérarchique qui perd tout son sens dès lors que cette dernière n’est plus portée.
On peut en voir un exemple manifeste dans la République romaine. Le clivage binaire qui organise la vie politique romaine à partir du IIe siècle avant J.-C. jusqu’à l’avènement d’Octave s’articule autour de l’opposition entre optimates et populares. Les revendications de ces derniers sont notamment incarnées par les Gracques. La loi agraire proposée par Tiberius Graccus (v. 163–133 avant J.-C.) portait sur le juste partage des terres issues de l’expansion territoriale romaine. Elles entraient, après la conquête, dans le domaine de l’ager publicus (les terres du domaine public). Or, les sénateurs s‘étaient largement emparés de ces terres, se constituant ainsi des latifundia, vastes exploitations agricoles sur lesquelles la main d’œuvre servile, issue des mêmes conquêtes, travaillait aux dépens de la petite paysannerie. Le mouvement des populares, que l’on peut traduire par le terme « populistes », perdura pendant les guerres civiles, porté par Sylla, puis par César.
On retrouve dans cette opposition toutes les caractéristiques du clivage que l’on désigne aujourd’hui par la gauche et la droite. Deux forces de sens contraires : l’une centripète, conservatrice, accumulatrice. En termes alchimiques, c’est le coagula. L’autre centrifuge, réformiste (mais pas encore progressiste), dissolvante : le solve. Ainsi, les optimates, notamment Caïus Gracchus (154-121 avant J.-C.), proposaient également une extension de la citoyenneté romaine aux tribus alliées de Rome à l’intérieur de la péninsule italienne. L’ouverture de la société romaine au monde extérieur, la profusion des richesses qui en résulte, comme l’arrivée massive d’esclaves, sont des facteurs déterminants dans l’explosion de ce clivage. Mais il résulte également d’une rupture dans l’ordre hiérarchique, à savoir l’abandon par la caste sénatoriale de ses obligations qui légitimaient sa position. Lors de la bataille de Cannes, en 216 avant J.-C., durant la deuxième guerre punique, la caste supérieure paie le prix du sang : « quatre-vingts sénateurs ou magistrats ayant rang de sénateurs » nous dit Tite- Live [1], engagés volontaires, périssent les armes à la main face aux troupes carthaginoises d’Hannibal. Un siècle plus tard, la classe sénatoriale peinait à justifier un statut dont elle évacuait largement les responsabilités au profit de ses seuls avantages sociaux.
L’organisation ternaire
L’ordre hiérarchique dans l’Occident médiéval se manifeste par une structure ternaire. Georges Dumézil expliquait en 1941, dans Jupiter, Mars, Quirinus, que les sociétés indo-européennes reposent sur une tripartition des fonctions : celle de la souveraineté associée à la fonction spirituelle, la fonction guerrière et enfin la fonction de production et de reproduction. Il utilise pour les besoins de sa démonstration la figure des flamines majeurs, membres de la caste sacerdotale romaine, qui honoraient la triade archaïque symbolisant ces trois fonctions [2]. Si la grille de lecture de la « trifonctionnalité » ne peut s’appliquer de manière satisfaisante pour la société grecque, Aristote reconnait néanmoins trois régimes politiques comme justes : la monarchie, l’aristocratie et la démocratie. D’ailleurs Polybe (v. 200–v. 120 avant J.-C.) reconnaissait dans la République romaine une organisation politique reposant sur l’équilibre énoncé par Aristote : le consulat (monarchie), le Sénat (aristocratie) et les comices (démocraties).
La fonction attribuée aux individus s’appuie, en principe, sur leur nature (avant que ce soit exclusivement la naissance qui prime) et est indéfectiblement associée à la responsabilité qu’elle implique. Responsabilité, qui signifie étymologiquement « assumer ses promesses ». Dans la France médiévale, la société des trois ordres, théorisée par Adalbéron de Laon au XIe siècle, distingue un ordre hiérarchique à la tête duquel se trouve la caste des oratores (ceux qui prient), puis les bellatores (ceux qui combattent), enfin les laboratores (ceux qui travaillent).
Dissolution progressive de la responsabilité hiérarchique
En France, cet ordre hiérarchique s’est effacé concomitamment à la construction de l’État et de la nation. La structure ternaire de la société, héritée en partie du modèle romain (sacerdotes, nobilites, pauperes) fut de manière régulière bousculée par les vicissitudes de l’histoire. Les oppositions frontales entre deux factions sont monnaies courantes au Moyen Âge, mais il faut cependant attendre la guerre de Cent Ans (1337-1456) pour qu’une telle opposition, accompagnant la construction d’une identité française appuyée sur le rejet de l’étranger anglais, participe à la dissolution progressive de la société d’ordres. À ce titre, la guerre civile qui éclate après l’assassinat en 1407 de Louis d’Orléans, frère du roi fou Charles VI, divise la classe dirigeante du royaume en deux factions : les Armagnacs et les Bourguignons. Ces derniers, menés par Jean sans Peur, duc de Bourgogne, se rangent du côté des Anglais notamment pour des raisons économiques, le commerce flamand étant largement dépendant de la laine d’Outre-Manche. On retrouve dans ce clivage sanglant l’opposition entre le « parti de l’étranger » et le camp du Valois, présenté par l’historiographie du XIXe siècle comme le « parti national ». Paroxysme d’une crise de légitimité de la personne royale, cette longue guerre marque aussi le recul de l’importance de la caste guerrière. Elle se sacrifie elle-même, notamment lors de la bataille d’Azincourt, le 25 octobre 1415 où la chevalerie française, refusant de fuir, est littéralement décimée par les archers et la piétaille anglaise. L’armée féodale, perd de facto sa justification. Après l’intervention de Jeanne d’Arc, qui se bat au nom du « roi du Ciel » [3], Charles VII comprend que la consolidation de l’État monarchique doit passer par la constitution d’une armée professionnelle. C’est chose faite avec le traité de Lloupy-le-Châtel de 1445 qui établit les compagnies d’ordonnance, permettant au roi de s’affranchir de l’ost royal basé sur le respect de la parole donnée au souverain par la caste des bellatores. La société d’ordres devient, dès cette époque, davantage spéculative que véritablement opérative. Si elle connaît son coup de grâce lors de la Révolution française, ce n’était déjà depuis le XVe siècle qu’une survivance dont la légitimité collective allaient en s’amenuisant. C’est d’ailleurs au sortir de la guerre de Cent Ans, sous Louis XI, que la noblesse française fut autorisée pour la première fois à pratiquer le commerce terrestre et maritime sans « déroger », c’est-à-dire sans manquer à son rang qui lui interdisait d’exercer des activités économiques pour se financer. En effet, le noble est avant tout un guerrier qui doit vivre du sien, c’est-à-dire de l’exploitation de la terre par les paysans placés sous son autorité seigneuriale. Mais le noble a bel et bien un travail : c’est l’art de la guerre. Et il paie bel et bien le prix de son statut : il doit accepter de verser son sang et s’engage à respecter une éthique chevaleresque [4].
Si la noblesse est encouragée par le pouvoir royal à déroger à son statut au XVIIe siècle, en particulier sous Louis XIII puis Louis XIV, cette pratique a été plus difficile à mettre en place qu’en Angleterre, où la noblesse s’est très tôt comportée comme une bourgeoisie, pour des raisons économiques mais aussi religieuses.
Le Parlement anglais, que l’on peut pratiquement faire remonter à la Magna Carta de 1215 avec la création d’un Grand Conseil constitué de barons et de bourgeois, quitte peu à peu son rôle judiciaire pour prendre une fonction politique. C’est sous Édouard III (1327–1377) que le Parlement se scinde en deux avec la Chambre des lords et la Chambre des communes dans laquelle ne siègeront bientôt plus que des chevaliers et des bourgeois, le bas clergé en étant progressivement évacué au cours du XIVe siècle. La crise de l’Exclusion Bill à partir de 1678 voit la création d’un parti whig, farouchement opposé à l’absolutisme catholique et qui favorisa la montée sur le trône d’Angleterre du Stathouder Guillaume III d’Orange en 1689 lors de la Glorieuse Révolution. Le parti opposé, les tories, rassemblait des nobles attachés à la famille des Stuart et donne naissance au XIXe siècle au parti conservateur. Davantage attachés à la terre, les tories se convertissent au libre-échangisme et sacrifient l’agriculture britannique en abrogeant en 1846 les corn laws qui protégeaient le marché anglais des céréales bon marché américaines. Ainsi, ils augmentaient le pouvoir d’achat des ouvriers sans avoir à augmenter d’un penny leurs salaires.
C’est cette opposition whig/tories au sein du régime parlementaire britannique qui servira de modèle au parlementarisme républicain qui se met en place en France à partir de 1870. Nous y reviendrons.
L’Église romaine, quant à elle, trinitaire par essence, n’en est pas moins marquée par un profond clivage qui prend sa source dans l’interprétation d’une parole du Christ citée dans les trois Évangiles synoptiques : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. » [5] Les conclusions de cette citation ont participé à la distinction, en Occident, du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel. Si les rois de France, jusqu’à Philippe le Bel, se sont soumis au magistère pontifical ou s’en sont parfois simplement accommodés, l’apparition à partir de 962 du Saint-Empire romain germanique provoque la querelle des investitures (1075-1122) et l’opposition farouche entre partisans de l’empereur (Gibelins) et partisans du pape (Guelfes). Or, cette parole du Christ, si on l’interprète du point de vue strictement métaphysique, est évidemment hiérarchique. César ne peut être opposé à Dieu que d’un point de vue matérialiste. Celui qui est créé, fût-il César, ne peut posséder que sa dépendance envers Celui qui l’a créé.
Sans entrer plus avant dans ce sujet qui est bien trop vaste pour que l’on fasse autre chose que l’effleurer dans cet article, on peut néanmoins souligner que dans la doctrine même de l’Église, la structure trinitaire de l’Homme, dans sa nature propre, a été cassée par le IVe concile de Constantinople de 869 lors duquel l’Église condamna la trichotomie, c’est-à-dire la conception de l’Homme constitué d’un corps, d’une âme et d’un esprit, pour ne reconnaître que le corps et l’esprit. Cette ablation de l’âme fermait à la fois le monde chrétien (puisque ce concile était œcuménique, rassemblant les différents patriarcats) à un champ gigantesque de la connaissance [6] en même temps qu’il renvoyait d’abord dos à dos, puis ensuite face à face, le matériel et le spirituel. Les crises successives que traverse l’Église, que ce soit les hérésies des XIIe-XIVe siècles, les guerres de religion et tous ses avatars, sont à chaque fois liées à cette incompréhension fondamentale autour de l’articulation du matériel et du spirituel. Sans la complémentarité hiérarchique qui transcende l’opposition binaire, l’issue n’en pouvait être qu’un sempiternel retour du bain de sang.
Naissance du clivage gauche-droite
Avec le moment de la Révolution française, on peut observer de manière nette le passage d’une société basée sur les survivances d’un ordre hiérarchique à un modèle horizontal qui laisse libre cours à la binarité, progressivement présentée comme le cadre idoine pour penser le « réel » et gouverner les peuples. Si les termes droite et gauche servant à définir des positions politiques antagonistes trouvent leur origine dans les débats liés au droit de veto à accorder ou non au monarque, ils ne prennent toutefois que tardivement leur place comme horizon indépassable du clivage politique français.
Lorsque, le 22 juin 1789, l’Assemblée nationale se réunit dans l’église Saint-Louis à Versailles, contre la volonté du roi, les députés du tiers-état laissent spontanément les sièges les plus proches du maître autel, dans la partie supérieure de la nef, aux deux ordres « supérieurs » : le clergé et la noblesse.
- Médaillon de la Galerie historique, séance de l’Assemblée nationale dans l’église Saint-Louis à Versailles, le 22 juin 1789. Philippe- Joseph, Maillard, 1795-1799, musée Carnavalet, Paris.
Moins de trois mois plus tard, le 11 septembre 1789, l’Assemblée abandonne le placement hiérarchique pour adopter une répartition horizontale. À droite se placent les députés favorables à un droit de veto royal (ceux que l’on appelle les « monarchiens », c’est-à-dire des monarchistes constitutionnalistes sur le modèle anglais) et à gauche les partisans d’un veto royal suspensif.
Ce clivage n’est cependant pas dominant dans la vie politique française avant la toute fin du XIXe siècle. Ainsi, au moment de la révolution de 1848, on distingue trois grandes forces qui écrasent la mise en place d’une opposition droite/gauche : il y a les Blancs (monarchistes), les Bleus (républicains qui se réclament de 1789 comme Adolphe Tiers ou Louis Napoléon Bonaparte) et les Rouges, héritiers de 1793.
Encore en 1880, le capucin Ubald de Chanday publie Les Trois Frances, ouvrage dans lequel il distingue une « France satanique » acquise aux idées de la Révolution, une « France chimérique » bercée par le libéralisme et une « France catholique » [7].
C’est sous la IIIe République que le clivage gauche-droite s’impose progressivement. L’adaptation forcée du système parlementaire britannique au régime républicain rend nécessaire la construction d’un bipartisme à l’anglaise qui, s’il a du mal à s’imposer après la Commune, trace peu à peu sa route avant de se cristalliser durablement pendant l’affaire Dreyfus. Tout se passe comme si droite et gauche, par une même force centrifuge, s’éloignaient progressivement de l’axe qui constituait leur essence pour finalement le renier presque entièrement. Ainsi, la « droite », avec les guillemets qui s’imposent encore au XIXe siècle, s’est construite sur la défense d’un État incarné par la personne royale, puis elle rompt ce lien et prend ses distances avec cet État qui doit désormais simplement favoriser ses intérêts par le libre-échange. Du côté gauche, le socialisme du XIXe siècle est classé parmi les extrêmes, les « rouges ». Les radicaux sont d’ailleurs encore antisocialistes à la fin du XIXe siècle. Mais, là aussi, un glissement s’opère ; d’abord hostiles à la démocratie parlementaire perçue comme une forme libérale et individualiste de la république, les socialistes s’en accommodent et finissent par intégrer la gauche, au sens moderne, grâce notamment à la stratégie du « pas d’ennemis à gauche » adoptée par les dreyfusards. Le critique littéraire français Albert Thibaudet explique, en 1932, que ce clivage est largement une construction des écrivains : « Ce n’est plus qu’en parlant des écrivains qu’on dit couramment : un Tel est de droite, ou un Tel est de gauche... À quelle époque cette division a-t-elle paru dans la République des Lettres ? Évidemment, au temps de l’affaire Dreyfus où presque tous les écrivains étaient d’un côté ou de l’autre, et où la bataille des encriers fit rage. » [8] Une bataille des encriers qui correspond bien à une représentation et qui montre le caractère théâtral du clivage gauche-droite qui, s’il repose sur une opposition réelle, est cadré et exacerbé. La représentation nationale, comme son nom l’indique, est une mise en scène de la volonté de la nation. Toute la question est de savoir qui en est le metteur en scène. À Athènes, il n’y avait pas de démocratie représentative car elle eut été considérée comme une « restriction oligarchique » de l’isègoria (le droit égal de parole) [9].
En réalité, le régime parlementaire permet de passer à la moulinette toutes les aspérités politiques potentiellement dangereuses pour la république. En 1914, le journaliste Robert de Jouvenel, issu de la gauche républicaine, résumait ainsi la situation dans La république des camarades : « Il y a moins de différence entre deux députés dont l’un est révolutionnaire et l’autre ne l’est pas qu’entre deux révolutionnaires dont l’un est député et l’autre ne l’est pas. » [10] Par ailleurs, l’apparition des partis politiques à la faveur de la loi de 1901 contribue à gommer les particularismes locaux au profit d’un discours progressivement uniformisé par un organe de décision central.
La Première Guerre mondiale ou le sacrifice des laboratores
La guerre de 14-18 est la conclusion apocalyptique de la rupture avec l’ordre hiérarchique. En 1917, dans la boue crayeuse des tranchées du Chemin des Dames, ce n’est pas l’expression d’un clivage droite-gauche tel qu’il s’institutionnalise au Parlement qui raisonne dans la complainte de Craonne, c’est le refus d’une injustice fondamentale qui conduit les élites à abandonner leur responsabilité pour n’en conserver que les privilèges qui, par là même, deviennent indus.
Car c’est pour eux qu’on crève
Mais c’est fini, nous, les troufions
On va se mettre en grève
Ce sera vot’ tour messieurs les gros
De monter sur le plateau
Si vous voulez faire la guerre
Payez-la de votre peau
Ainsi, comme l’écrit Paul Valéry, la guerre devient ce massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui se connaissent mais ne se massacrent pas. La Première Guerre mondiale est donc bien la « Der des Ders » en ce sens qu’elle est l’aboutissement de la disparition de l’ordre hiérarchique qui structurait la société française. L’élite, refusant de faire le sacrifice de son sang, envoie à la mort l’ouvrier, le paysan, ceux que le Moyen Âge désignait comme les laboratores. C’est à Craonne, à Verdun ou dans la Somme que meurent les Français en tant que peuple libre (c’est-à-dire les « Francs » dans son sens originel) dans le même caveau que le progressisme. La paysannerie ne se relèvera jamais vraiment et entrera dans une phase d’extinction.
Le grand théâtre
Après cela, l’opposition binaire, qui ne cesse pas d’être une réalité, est captée et détournée par la représentation nationale. Ce n’est pas que la droite ou la gauche ne reflètent pas des opinions réelles et contradictoires au sein de la population, mais plutôt que leur réalité est confisquée par la représentation nationale qui distribue les dossards aux équipes. En enfilant le maillot, on accepte les règles du jeu.
La structure ternaire ne disparaît pourtant pas. On la retrouve d’ailleurs dans la séparation des pouvoirs théorisée par John Locke puis reprise en France par Montesquieu. Un pouvoir exécutif, qui est l’autorité de commandement. Le pouvoir spirituel est officiellement évacué, mais on connaît l’influence que jouera le clergé maçonnique sur les gouvernements, en particulier sous la IIIe République. Par ailleurs, de manière anecdotique sans que cela soit anodin, le président de la République française est aussi Chanoine de Latran, un titre dont l’origine remonte au moins à 1482, sous Louis XI. On se souvient de Nicolas Sarkozy qui, en décembre 2007, lors de son intronisation en tant que « chanoine d’honneur », affirmait vouloir « réparer » le lien qui s’était abîmé entre l’Église et l’État. La même année, en février 2007, c’est le même Sarkozy qui délestait le chef de l’État de ses responsabilités en supprimant le crime de haute trahison de la Constitution.
Un pouvoir judiciaire, dont le symbole est la balance mais aussi l’épée qui tranche. Les seigneurs féodaux possédaient le droit de vie et de mort sur leurs terres et les conflits internes à la noblesse se réglaient par des duels judiciaires que l’autorité royale s’efforça de faire disparaître. Enfin, un pouvoir législatif confié à l’Assemblée du peuple. En dehors du fait que la séparation des pouvoirs stricto sensu est un mythe qu’il n’est plus nécessaire de démasquer aujourd’hui tant il est évident, ce système ternaire se combine parfaitement avec l’opposition binaire du clivage gauche-droite décrit plus haut puisque dans un cas comme dans l’autre, la réalité de la souveraineté du peuple est virtuelle.
Lorsqu’il existe un ordre hiérarchique, basé nécessairement sur la reconnaissance de principes métaphysiques, on trouve des sociétés symboliques, c’est-à-dire que les choses sont vraies, en puissance et en acte, à tous les niveaux : celui de la réalité matérielle mais également au niveau subtil et spirituel. Le laboratores est bien un travailleur, son statut est bien inférieur aux deux ordres et nul ne cherche à le lui cacher. Mais son statut social est également en lien avec sa nature spirituelle qu’il doit chercher à développer. Le charpentier du Moyen Âge peut voir en lui une image du Christ, mais le vagabond aussi, au moins jusqu’au XIIIe siècle. C’est un monde dans lequel la parabole, au sens évangélique du terme, fonde la valeur du langage.
Le modernisme produit des sociétés métaphoriques dans lesquelles l’image littérale proposée est purement fictive, fausse, mais sert à décrire une réalité idéale qu’aucune responsabilité personnelle n’engage à atteindre. C’est précisément ainsi que l’on peut voir la représentation nationale. Une assemblée réunit à l’intérieur d’un hémicycle, sur le modèle des théâtres, dans laquelle les citoyens doivent se voir eux-mêmes, malgré l’indigence des discussions qui s’y tiennent. Proudhon, qui souhaitait la mise en place d’une république, rejetait la démocratie représentative. Paraphrasant Adolphe Thiers, il affirmait qu’en démocratie, « le peuple règne mais ne gouverne pas » [11].
De plus, dans les sociétés métaphoriques, la monnaie est une allégorie d’elle-même. Elle ne contient plus les métaux précieux qui lui donne pourtant son nom. L’argent n’est plus l’argent, d’une part parce qu’il n’en contient plus, mais aussi parce qu’il repose sur la captation des richesses produites par l’économie réelle au profit d’une économie financiarisée prédatrice et virtuelle. En fait de ruissellement, promis par les chantres du néolibéralisme, il n’y a que la bave concupiscente et stérile de la finance internationale, constituée en caste mais dont la relation à la transcendance se fait exclusivement par le bas. Lorsqu’il décrypte le langage du capitalisme et ses « signifiants », Michel Clouscard distingue la « valeur d’usage », qui est la « consommation naïve » du produit, de la « valeur d’échange », c’est-à-dire que « le produit n’est plus signifiant selon la consommation immédiate, mais au contraire selon sa conservation et son insertion dans un système global de valeurs » [12]. En observant les signifiants culturels, il remarque, pour l’après-guerre, que le passage du jazz au rock correspond à la transition d’un rythme ternaire à un rythme binaire. Le temps est découpé en sections homogènes, et les jeunes gens dansent sur un rythme qu’ils pensent subversif mais qui est en réalité l’outil de leur adaptation à la valeur d’échange néolibérale [13]. C’est le libéralisme libertaire. Opposition en apparence contradictoire mais convergente dans ses finalités. Alain Soral a décrit le mécanisme de la double injonction contradictoire dans laquelle le clivage binaire est au service d’un système ternaire.
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L’opposition binaire est inhérente à la nature, mais elle est aujourd’hui un outil intégré dans un système qui l’encadre pour mieux la désorienter. Ainsi, l’Homme sera opposé au climat, aux virus, et jusqu’à sa propre nature au nom d’une prétendue capacité à transcender les choses, comme son « identité de genre ». Ainsi, la France est, officiellement en tout cas, gouvernée par un agent provocateur, saltimbanque, marié à son professeur de théâtre, et faisant appel à une transcendance et à un système de valeurs « hiérarchique » dont la pointe du triangle est manifestement tournée vers le bas. En lieu et place d’une triade précapitoline, un Jupiter picrocholin.
Quand la binarité elle-même devient factice, cette société métaphorique n’est plus qu’une accumulation de planches pourries posées dans le vide les unes sur les autres, de plus en plus rapidement, tentant à chaque instant d’empêcher ceux qui y posent les pieds de s’apercevoir qu’ils sont en réalité dans le vide. Lors du référendum de 2005 sur le traité établissant une constitution européenne, c’est un autre clivage qui est apparu, dépassant le clivage convenu.
Pour sortir de cette dyade lénifiante qui engourdit les corps, les âmes et les esprits, le retour au sens des responsabilités est indispensable. Et dans une société comme la nôtre, dans cet Occident qui est mort, la première des responsabilités, c’est que les hommes tiennent leurs engagements et se comportent comme des hommes. Il faut également dépasser la pensée d’opposition qui est le fruit de l’égalitarisme. Tradition et modernité, si l’on regarde ce clivage d’un point de vue hiérarchique, ne s’opposent pas au sens strict. La modernité n’est pas née d’elle-même, elle s’est construite par l’éloignement progressif de la tradition, tout en puisant dans celle-ci qui contient en elle-même les germes de la manifestation universelle. Mais, à l’inverse de ce qui se pratique désormais, l’exception à l’ordre ou à la règle, dans une société symbolique, confirme cet ordre et cette règle. Lorsque chaque chose est remise à sa place dans une véritable hiérarchie qui n’est pas, avant bien sûr qu’elle ne dérive en système de domination, une succession d’oppositions, mais un ensemble de complémentarités reposant sur des responsabilités et des charges croissantes à mesure que l’on s’élève dans cette hiérarchie, le réel qui surgit, avec toute son extravagance, sa violence et son indiscipline, ne submerge pas les principes mais les conforte. C’est ce que l’on retrouve dans les Évangiles : « Il est impossible qu’il n’arrive pas des scandales, mais malheur à celui par qui ils arrivent. » [14]