C’est une sorte d’antienne, une sentence psalmodiée à intervalle régulier et qui apparait dans le débat intellectuel français à partir du XIXe siècle pour finir de l’étouffer complétement après la Seconde Guerre mondiale : l’antisémitisme.
Tout comme il existe, dans la langue française, des connecteurs logiques qui permettent de mettre en lien deux idées, il existe d’une manière de plus en plus prégnante des « déconnecteurs logiques », ou, pour le dire autrement, des « mots interrupteurs » qui permettent de faire disjoncter toute discussion qui s’avèrerait dangereuse. Parmi ces mots, on trouve, pêle-mêle, « fascisme », « nazisme », « négationnisme », « complotisme », « anti-vax », « terrorisme », « islamisme », « antisémitisme »…
Risquons-nous à nous attarder sur ce dernier mot et son cheminement sémantique jusqu’à nos jours troublés. Face à l’abondance pantagruélesque des références, nous ne nous arrêterons que sur quelques éléments significatifs afin de mettre en perspective les évolutions sémantiques remarquables.
En guise de définition, la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française propose celle de « racisme dirigé contre les Juifs et tout ce qui est perçu comme juif ».
1830-1860 : Un terme issu des études linguistiques
Sa racine s’appuie sur le terme « sémite » lui-même dérivé du prénom Sem que l’on trouve mentionné dans la Table des nations (Genèse 10:21-31) comme l’un des trois fils de Noé (avec Cham et Japhet). Il est l’ancêtre d’Abraham et donc d’Isaac et d’Ismaël, ce dernier personnage étant considéré dans la tradition islamique comme l’aïeul des Arabes. De là, le terme sémite a été forgé par les grammairiens du XVIIIe siècle pour rassembler les locuteurs de ces langues sémitiques du Proche et Moyen-Orient. C’est le philologue allemand August Ludwig von Schlözer, par ailleurs grand historien de la Russie, qui utilise pour la première fois l’expression de « langues sémitiques » au rang desquelles on trouve notamment l’akkadien, l’araméen, le cananéen, l’arabe ou encore l’éthiopien.
Le terme antisémitisme apparait au XIXe siècle, le suffixe -isme indiquant qu’il s’agit d’une idéologie, d’une conception du monde. Nous devons la première occurrence du mot à un orientaliste juif autrichien, Moritz Shteinchneider qui cherchait à dénoncer les « préjugés antisémites » d’Ernest Renan, dont la vision darwinienne avait largement favorisé sa classification des races. Par l’étude linguistique, Renan, dans son Histoire générale et système comparé des langues sémitiques paru en 1855, concluait au caractère « incomplet » de la « race sémitique ».
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les philologues Français comme Renan ou Bréal poursuivent les travaux de linguistique comparée de Friedrich Schlegel et Franz Bopp en mettant en avant les différences entre les langues indo- européennes et les langues sémitiques. Dans ce bouillonnement académique qui faisait suite à l’érudition du XVIIIe siècle, on cherche notamment, dans le sillage du positivisme, à donner une version « scientifique » de la vie de Jésus. Si, dans le monde germanique protestant, ce genre d’approche était déjà bien avancé, la Vie de Jésus d’Ernest Renan, publiée en 1863, fut autant un succès d’édition qu’une source de scandale par la volonté de l’auteur de détacher la vie du Christ de toute transcendance. D’ailleurs, la leçon inaugurale de Renan au Collège de France le 22 février 1862 lui avait valu une suspension immédiate et même sa révocation définitive de ce grand établissement en 1864. Pour aller jusqu’au bout, Renan avait intégré la franc-maçonnerie dans les années 1850, rejoignant le Grand Orient de France d’obédience protestante. Ces précisions sont nécessaires pour comprendre le développement d’un autre terme, créé en 1831 par un exégète protestant originaire du duché de Wurtemberg, Ferdinand Christian Baur. Ce terme, c’est le « judéo-christianisme » que Baur utilise d’abord pour désigner les chrétiens d’origine judéenne qui croient dans la messianité de Jésus autant que dans la nécessité de respecter la Torah [1]. Ce terme d’abord très circonscrit, trouve une plus grande postérité avec les travaux de Renan et ses continuateurs qui cherchent à insister sur la filiation morale et religieuse entre le judaïsme et le christianisme.
Alors que l’Occident médiéval avait fait du Christ, dans ses représentations iconographiques et symboliques, un Occidental dont la figure sacrée transcendait nécessairement l’origine sémitique, le scientisme du XIXe siècle tentait de ramener Jésus au bercail judéen puisqu’il n’était plus rien d’autre, dans le discours progressivement laïcisé, qu’un va-nu-pieds oriental. Le judéo-christianisme est d’abord rendu possible par la désacralisation de la figure christique, largement entamée par le protestantisme. Le terme « antisémitisme » naît donc dans le terreau des discussions académiques où la question de l’origine des religions est horizontalisée.
À partir des années 1870 : la revendication politique
La postérité du terme est due au journaliste allemand Wilhelm Marr qui s’en empare pour le transférer dans le débat politique et social. Affilié au Parti radical-démocrate, Marr s’appuie sur l’analyse marxiste de la lutte des classes pour faire du juif l’archétype du capitaliste. Cela ne l’empêchera pas de convoler trois fois en noces avec des épouses juives. En 1879, il fonde la « Ligue antisémite » (Antisemitenliga) qui va véritablement installer le terme Antisemitismus dans le discours politique au détriment du terme Judenhaß (haine des juifs) utilisé jusqu’alors. Il n’est à ce moment plus du tout question de prendre en compte les peuples parlant les langues sémitiques : le terme antisémitisme prend alors cette acception impropre mais qu’il garde encore aujourd’hui, à savoir la haine des juifs considérés comme une « race » à part entière. Revendiqué comme un courant politique, il permettra l’entrée au Reichstag d’une dizaine de députés portant l’étiquette antisémite lors des élections législatives allemandes de juin 1893.
Le terme passe ensuite dans le vocabulaire politique français. Bien que d’aucuns considèrent qu’un « antisémitisme » social soit né dès la première moitié du XIXe siècle avec les socialistes prémarxistes comme Charles Fourier et ses continuateurs, dont notamment Alphonse Toussenel qui publie en 1845 Les Juifs, rois de l’époque : histoire d’une féodalité financière, le terme « antisémitisme » n’est en tout cas pas revendiqué par le courant socialiste. Si les termes utilisés alors pour désigner le pouvoir d’une oligarchie financière sont aujourd’hui rangé dans le champ lexical de l’antisémitisme, c’est, la plupart du temps, le fruit d’une approche téléologique. Ainsi, lorsque Pierre-Joseph Proudhon parle de « bancocratie » en 1846 dans son Système des contradictions économiques (ou Philosophie de la misère), il passe pour un initiateur des « théories antisémites ». S’appuyant sur ce concept, Théodore Six, quarante-huitard et communard, parlera en effet de la « bancocratie juive ». Marx lui-même subira les accusations anachroniques d’antisémitisme, au XXe siècle, en particulier à cause de son article intitulé « Sur la question juive », publié en 1844 dans lequel l’exemple juif est pris comme point de départ d’une réflexion plus globale sur la société marchande.
Albert Regnard constate, en 1877 dans la Revue socialiste que l’antisémitisme était largement partagé par les socialistes communards dans un combat plus vaste contre tous les soutiens du Second Empire, à savoir le « sémitisme et son produit immédiat, le christianisme ». Et d’ajouter que les « idées anti-sémitiques étaient répandues parmi les révolutionnaires de ce temps-là ».
De 1883 à 1884 paraît un hebdomadaire, L’Anti-Sémitique, premier du genre à porter cette revendication en France.
Édouard Drumont, qui considérait que l’antisémitisme « n’a jamais été une question religieuse mais a toujours été une question économique et sociale » [2] fonde, avec Jacques de Biez, en 1889, la Ligue nationale anti-sémitique de France. Mais Drumont ne s’y investit pas vraiment et elle disparait dès 1892. C’est Jules Guérin qui en reprend le flambeau à la faveur de l’Affaire Dreyfus en fondant la Ligue antisémitique de France (appelée également le Grand Occident de France) en 1897.
Pour ce qui est de la période de l’Affaire Dreyfus, durant laquelle la presse joue un rôle de catalyseur, Léon Blum, couchant sur le papier en 1935 ses Souvenirs sur l’Affaire, reconnaît qu’il ne s’agissait pas d’un « antisémitisme à pogroms, à manifestations violentes ou sanglantes », mais un d’antisémitisme par l’image, par la caricature. L’esprit Charlie, en somme. Ainsi, dans la foulée de la publication du « J’accuse » de Zola, le 13 janvier 1898, Jean-Louis Forain et Caran d’Ache fondent un hebdomadaire satirique antidreyfusard baptisé Psst !, le 5 février, auquel répond 12 jours plus tard le journal satirique dreyfusard Le Sifflet dirigé par Achille Steens.
Jean-Claude Michéa désigne l’affaire Dreyfus comme le moment fondateur du clivage gauche-droite. Cela se vérifie particulièrement si l’on suit le cheminement du mot « antisémitisme ». C’est durant cette intense campagne médiatique que le champ lexical qui lui est associé disparaît du vocabulaire de gauche et cesse d’être le « socialisme des imbéciles » [3].
En effet, à partir du suicide du colonel Henri en 1898, la gauche en récuse toute référence car elle n’est plus considérée comme une analyse pertinente des déséquilibres économiques et sociaux. Pourtant, au tout début de l’Affaire, droite et gauche dénoncent de concert les dangers de l’étranger et du cosmopolitisme. L’enjeu de départ, c’est la défense de l’armée face à la menace que représentent l’Allemagne, mais aussi l’Angleterre.
Cette période correspond d’une manière générale à la mise en place d’une dichotomie entre le nationalisme et socialisme alors que des projets d’union entre ces deux idées étaient déjà lancés (marquis de Morès puis Maurice Barrès).
Le Marquis de Morès est l’un des premiers à développer en France le socialisme national qui, opposé à l’internationalisme marxiste, proposait de protéger les ouvriers français du grand capital et de l’utilisation faite par ce dernier de la main-d’œuvre étrangère. Deux ans avant l’affaire Dreyfus, Morès, qui avait affirmé dans La Libre Parole qu’il fallait exclure « tous les juifs de l’armée française », fut provoqué en duel par l’officier juif Armand Mayer qui voulait laver l’affront. Touché à la poitrine dès les premières passes, Mayer décède le 23 juin 1892. Présenté, notamment par l’historien Pierre-Vidal Naquet, comme un des « signes précurseurs de l’affaire » Dreyfus, cet événement inspira la pièce de Théodore Herlz intitulée Le Nouveau Ghetto en 1894, dans laquelle celui qui fondera le mouvement sioniste quelques années plus tard montre l’impossibilité pour les non-juifs d’accepter les juifs, qui seront à jamais enfermés dans un ghetto invisible. Pour terminer sur le marquis de Morès, il se rend en Algérie où il fonde en 1894 la Ligue socialiste antijuive. Le décret Crémieux de 1870 instaurant la discrimination entre les « israélites indigènes » et les musulmans d’Algérie ouvrait la voie à « l’antisémitisme ». Celui-ci est d’ailleurs ouvertement revendiqué par René Viviani, fondateur avec Jean Jaurès du journal L’Humanité en 1904 et président du Conseil des ministres au tout début de la Grande Guerre, affirmant qu’« en Algérie, la meilleure forme de combat social, c’est l’antisémitisme ». Jean Jaurès appuya ces propos en 1895 dans deux articles dans lesquels il prônait pour l’Algérie, face à la puissance juive, une alliance entre Européens et musulmans [4].
Pour Georges Sorel, rangé d’abord du côté des dreyfusards, « l’antisémitisme fournit aux âmes ingénues et dénuées de toute connaissance économique un moyen facile pour se rendre compte du mécanisme du capitalisme moderne » [5]. En 1906, alors que circule la thèse du financement du journal L’Humanité par le baron de Rothschild, Sorel déclare que si les royalistes avaient fini par l’emporter sur les dreyfusards, « les banquiers juifs, qui commanditent aujourd’hui des journaux socialistes, auraient soutenus des journaux cléricaux » [6]. Dans La Révolution dreyfusienne, paru en 1909, il décrit l’affaire Dreyfus comme une révolution politique dans laquelle « deux troupes de charlatans se disputaient une clientèle de voyous » [7]. Il n’a jamais usé du mot antisémitisme comme d’une revendication personnelle. Shlomo Sand analyse a posteriori ces écrits de Sorel, surtout après 1906, comme la marque d’un antisémitisme qui, en contradiction avec sa période philosémite durant l’affaire Dreyfus, est autant due à la permanence d’un « vocabulaire anti-juif » imprégnant la culture française que par le caractère « versatile » du philosophe. Sand, historien né en 1946, utilise là l’un des aspects de la définition de l’antisémitisme qui prendra le dessus sur tous les autres sens après 1945 : la dimension psychologisante (pour ne pas dire psychiatrisante) du terme.
Après la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique et la déclaration Balfour, la lutte contre l’antisémitisme s’organise en un militantisme spécifique.
En 1929 est fondée, par Bernard Lecache, la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA, ancêtre de la LICRA) qui soutenait le mouvement formé au moment du procès de Sholem Schwartzbard, un juif originaire de Bessarabie, naturalisé français, qui avait assassiné en plein Paris le leader nationaliste ukrainien Simon Petlioura accusé d’avoir couvert les pogroms de 1919 dans le contexte des affrontements entre les Bolcheviks et les armées « blanches », contre-révolutionnaires. Le journaliste Bernard Lecache, fils d’émigrés juifs ukrainiens, membre du Grand Orient de France depuis 1935, s’engagea dans la défense de Schwartzbard et réunit suffisamment de documentation sur les pogroms commis à l’époque de Petlioura qu’il parvint à faire acquitter l’assassin lors de son procès en 1927. L’objectif affiché de la LICA était d’entretenir l’émotion suscitée lors du procès Schwartzbard pour promouvoir la défense des juifs notamment en Europe de l’Est et en Palestine où l’immigration juive s’était accélérée depuis les années 1920.
Jean Renaud, l’un des dirigeants de la ligue Solidarité française, fondée en 1933 par l’industriel François Coty et dont les militants ont parfois eu à en découdre avec ceux de la LICA, refuse néanmoins de porter l’étiquette de l’antisémitisme.
L’affaire Stavisky, du nom de ce Français juif d’origine russe impliqué dans une vaste escroquerie aux ramifications politiques, relance la revendication de l’antisémitisme suite à la crise du 6 février 1934. Ainsi, aux élections municipales de 1935, plusieurs partis, dont Solidarité française, présentent des candidats se réclamant d’antisémitisme. La LICA constate alors que « l’antisémitisme progresse en France » [8] selon une formule appelée à prospérer.
Du côté gauche de l’échiquier politique, les attaques du Parti communiste français contre le chef de la SFIO Léon Blum, parfois qualifiées d’antisémites, cessent avec l’entrée du PCF dans le Front populaire.
Ainsi, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, si le terme est utilisé pour désigner des réalités variées, il garde une certaine cohérence dans la mesure où il s’agit d’un antisémitisme conscient, revendiqué, assumé, intégré dans une critique économique, sociale ou même raciale. Tout cela change après l’effondrement du nazisme.
Après 1945 : un terme définitivement affranchi de sa sémantique
Selon la célèbre formule attribuée à Georges Bernanos, « Hitler a déshonoré l’antisémitisme ». Après 1945, ce mot n’est plus une revendication mais devient progressivement une insulte, la marque de la barbarie.
Le mot se fait discret dans l’immédiat après-guerre car l’heure est à la réconciliation nationale. Les principales tendances politiques, le gaullisme et le communisme, noient l’influence du terme, d’autant qu’officiellement, les résistants, donc les vainqueurs du nazisme, sont au pouvoir.
C’est à partir des années 1960-1970 que les recherches historiques accompagnent le tournant mémoriel sur le régime de Vichy et l’antisémitisme qui suffira bientôt à le résumer. Dans le même temps, les guerres israélo-arabes (la guerre des Six Jours en 1967 et la guerre de Kippour en 1973) poussent Israël à intensifier l’instrumentalisation de la mémoire de l’antisémitisme génocidaire pour construire sa propre identité nationale.
C’est également à cette période qu’un terme vient se greffer à l’antisémitisme comme un contrefort soutient un édifice : le négationnisme, mot créé en 1987 par l’historien Henry Rousso. À la faveur des travaux de Robert Faurisson sur les chambres à gaz dans le processus d’extermination des juifs durant la Seconde Guerre mondiale, un débat s’engage à la fois dans les milieux de « l’extrême droite » comme ceux de « l’extrême gauche ». Le négationnisme (le professeur Faurisson se réclamait du révisionnisme) est aussitôt sorti du cadre de la critique historique et défini comme une « re-légitimation de l’antisémitisme » [9]. La crainte étant alors la remise en cause du clivage gauche-droite tel qu’il s’était établi au moment de l’affaire Dreyfus. La loi Gayssot du 13 juillet 1990 met donc un terme à cette tendance en judiciarisant « la contestation de crimes contre l’humanité » tels que définis lors du procès de Nuremberg. L’ironie veut que le Tribunal militaire international (trois fois un mensonge, comme le remarquait Robert Faurisson) précise dans l’article 21 de sa charte, que « le Tribunal n’exigera pas que soit rapportée la preuve de faits de notoriété publique, mais les tiendra pour acquis » [10].
L’antisémitisme devient alors un mot omniprésent, pouvant à la fois qualifier des actes, des écrits, des pensées considérées comme des manifestations de la haine des juifs, mais servant aussi à stigmatiser les références historiques jugées inadaptées, irrévérencieuses ou iconoclastes envers l’histoire du génocide des juifs.
Les exemples sont légion, mais prenons-en un seul, sorte de quintessence de l’abus sémantique permanent qui entoure le mot antisémitisme. En juillet 2021, lors d’une manifestation d’opposants au pass sanitaire mis en place par décret un mois plus tôt, certains manifestants arborèrent sur leur poitrine une étoile jaune, cherchant ainsi à dénoncer l’iniquité de la « discrimination vaccinale » en la comparant au statut des juifs sous le régime de Vichy. La presse se fait immédiatement l’écho de l’indignation de la « classe politique » et de tous les représentants des associations communautaires face à cette comparaison jugée « nauséabonde ». Ainsi, Iannis Roder, président de l’Observatoire du conspirationnisme, s’émut-il de la « banalisation de la Shoah et du nazisme » [11]. De son côté, le directeur du Mémorial de la Shoah concéda que si les comparaisons sont nécessaires, étant donné que « l’histoire de la Shoah est devenue un mètre étalon », la liste de ce qui est comparable relève cependant de son seul magistère [12]. Il regretta par ailleurs le manque de temps consacré à « l’histoire de la Shoah ». Or, si ces manifestants ont fait cette comparaison, c’est justement en raison de l’horizon historique et culturel qui est le leur. L’histoire de la Shoah n’est pas seulement enseignée à l’école, elle est une référence omniprésente, particulièrement dans les sociétés occidentales. La notion de « point Godwin », inventée en 1990, ou celle, plus ancienne de reductio ad hitlerum, utilisée dès 1953 par le philosophe juif allemand Leo Strauss, suffisent à exprimer la difficulté de sortir de ce cadre mental imposé dès le plus jeune âge. Dans cette affaire des étoiles jaunes, il est donc sous- entendu que l’appropriation par des non-juifs d’une histoire génocidaire dont ils pourraient, dans l’absolu et de par leur nature même, se rendre coupable en la reproduisant sous une forme ou sous une autre, n’est publiquement acceptable que dans la mesure où l’échelle de valeur respecte la métrique mise en place progressivement après la Seconde Guerre mondiale, événement considéré dès lors comme l’an I de la révolution mémorielle.
Dans ce contexte saturé de références « shoahtiques », l’utilisation même du mot antisémitisme n’est plus indispensable. L’emploi d’un vocable spécifique, répétitif et codifié suffit à le suggérer : « poncifs », « nauséabond », « heures les plus sombres », « abjecte », « ignoble », « relent », « rampant »…
C’est donc un terme dont la valeur sémantique est inopportune dès l’origine et dont l’objet qu’il vise à définir lui échappe sans cesse. Il s’agit de facto d’un terme que l’on pourrait, par néologisme, qualifier d’« antisémique », pas simplement parce qu’il est étymologiquement incapable de désigner la réalité qu’il cherche à circonscrire, mais aussi et surtout parce que son sens est faussement défini, prenant sans cesse une nouvelle définition en fonction des intérêts de ceux qui l’emploient. En effet, si la signification paraît s’évaporer lorsqu’il est question des faits considérés comme antisémites, le terme est beaucoup plus révélateur si l’on se place du point de vue de ceux qui en abusent. Il s’agit d’une grille de lecture idéologique dans laquelle le sens de l’histoire trouve sa justification dans le moment mythifié de la Seconde Guerre mondiale. Tout antisémitisme antérieur conduit à la Shoah. Tout antisémitisme postérieur est ramené à la Shoah. À la place d’une lutte des classes opposant capitalistes et prolétaires, la vision par la lorgnette de l’antisémitisme décrit une lutte permanente, plurimillénaire, entre un peuple élu et des nations qui, exclues de cette élection, en nourrissent une haine profonde et pérenne.
Aujourd’hui, à la faveur d’une crise majeure dans le conflit israélo-palestinien, un nouveau bornage du clivage gauche-droite semble s’imposer. La droite nationale expurge toute référence à l’antisémitisme et s’aligne sur la politique israélienne, présentée comme un modèle pour une France poussée quotidiennement vers la guerre civile. L’extrême gauche et la gauche radicale, pourtant empêtrée dans son néo-libéralisme culturel (Michéa désigne ainsi de manière pertinente le wokisme), s’oppose au colonialisme et à l’épuration ethnique et doit porter sans la revendiquer l’étiquette d’antisionisme qui, par l’abus de langage désormais systématique et peut-être bientôt inscrit dans la loi, est associé à l’antisémitisme.
Pour trouver son sens, ce terme se nourrit autant du clivage qu’il ne le nourrit, car il entretient l’idée de l’irréconciliable, de l’impardonnable, de la marque indélébile.
Certains se demanderont si chercher l’égalité, vouloir la réconciliation, appeler à dépasser le factice et obsolète clivage droite-gauche, c’est de l’antisémitisme. Répondez oui, ou non. Peu importe. Cela fait maintenant bien longtemps que ce terme n’est plus un substantif mais simplement une interjection.
En fin de compte, il y aura toujours, pour les membres les plus opiniâtres d’une communauté convaincue de la supériorité de son destin, quelque chose de bien plus antisémite qu’être maltraité par les autres : c’est d’être traité comme les autres.