C’est par vagues successives que la marée monte. Sous Jospin, le PACS, avant le reflux du gouvernement Raffarin ; puis sous Valls le mariage homosexuel et les audacieuses percées de Peillon et Belkacem ; avant notre actuelle période de calme relatif, avec tout de même la PMA pour toutes. Le futur reste indéterminé. Il dépendra des forces en présence. Mais si rien ne vient inverser le courant, nous finirons engloutis. Car les projets progressistes pour l’avenir ne manquent pas : d’abord la GPA pour tous, et spécialement pour les couples d’hommes. La réaction, elle, est paralysée, comme stupéfaite.
Que l’on s’enthousiasme ou que l’on s’effraie de ces réformes, raisonnablement on ne saurait demeurer sous l’emprise des passions et se dispenser plus longtemps d’une prise de recul historique, ne serait-ce que pour en mesurer la progression. Je pense qu’il faut aller bien plus loin qu’un simple coup d’œil sur la fameuse décennie 1965-1975, période qui vit sous De Gaulle, Pompidou et Giscard un chambardement législatif d’envergure. Réforme de la tutelle en 1964, du mariage et des régimes matrimoniaux en 1965, de la filiation adoptive en 1966, de l’autorité parentale en 1970, de la filiation en 1972 et du divorce en 1975. Certes, tout le droit de la famille en fut transformé. Mais je ne pense pas que cela nous suffise pour y voir plus clair. Aujourd’hui, les réformes de ces mêmes matières de l’autorité parentale, du mariage, de la tutelle, de la filiation atteignent une radicalité telle que l’on est en droit de parler comme on le fait parfois de révolution anthropologique.
Révolution, le mot est bien trouvé. Et c’est bien d’anthropologie qu’il faut parler. Il s’agit donc non seulement – c’est déjà indispensable – de dépasser les frontières entre droit positif et histoire du droit (les juristes ne s’occupent que du droit en vigueur, sans s’intéresser au mouvement dans le temps), droit privé et droit public (aucun rapport n’est fait entre structure familiale et pouvoir politique), droit civil et droit des affaires (pas de lien entre famille et affaires), mais si l’on veut comprendre ce qui nous arrive, il est encore nécessaire au juriste de pénétrer sur le terrain anthropologique.
Autrement dit, on ne peut pas se dispenser d’élargir le champ de vision aux sociétés primitives dont les toutes dernières ont disparu récemment et viennent dégénérer sur notre continent, mais dont la description depuis le XVIe siècle demeure, et qui conservent encore de l’influence chez la majorité des populations du globe. Je conseille la lecture du juriste américain fondateur de l’anthropologie, Morgan, dont un seul ouvrage est traduit en français : La Société archaïque. Et par ailleurs il faut aussi sortir du cadre historique et prendre les choses depuis la préhistoire. Dans cette étude le droit romain est un repère solide. Ici, je conseille l’ouvrage de Fustel de Coulanges, La Cité antique.
En un certain sens, dans les sociétés archaïques il y a toujours eu un Droit fait comme de nos jours de certaines formes de lois et de décrets, de coutumes, de jurisprudence et de doctrine. Mais alors les institutions que sont la filiation, le mariage, l’autorité paternelle et la tutelle étaient les institutions d’une société d’hommes libres. Libre s’oppose ici à la fois à esclave et à citoyen. Cette société est clanique et tribale. Sur cet aspect du sujet, je ne connais guère de meilleure lecture que celle de l’œuvre de Clastres, dont Gauchet s’est beaucoup inspiré pour son Désenchantement du monde.
C’est cette société sauvage qui en rencontrant les prémices de la civilisation devient une société de dominants. Déjà les règles subissent une profonde métamorphose. C’est dans cet état mouvant que nous apparaît le droit romain antique. C’est encore un droit profondément archaïque, parce qu’il reste un droit d’aristocrates, un droit de familles nobles. Quoique déjà le statut de l’esclave et un droit des serfs ajoutent une articulation au dispositif. On ne comprend pas le sens de notre droit de la filiation, de notre droit du mariage, de l’autorité paternelle et de la tutelle, y compris les régimes matrimoniaux, les successions et les sociétés, si l’on n’a pas en vue qu’il s’agit initialement d’un droit où la famille est l’entité politique constitutive d’une société clanique et tribale. La tribu s’est dissoute dans l’ordre étatique. Si révolution anthropologique il y a, c’est d’abord ici qu’elle se situe, avec l’apparition de la domination de l’homme sur l’homme. Le phénomène que nous vivons actuellement doit être placé au regard de celui, plurimillénaire, d’embourgeoisement et simultanément de prolétarisation du droit.
Dès la Grèce antique, le phénomène est au cœur des réformes législatives. La tragédie d’Œdipe reste d’une lecture urgente à l’heure des dons de gamètes. Les populations germaniques sont restées attachées à leur liberté et à leur droit. Jusqu’à la Révolution française, c’est cette race de seigneurs qui tient bon, tant face à l’Église que face à l’État. Mais c’est bien le droit des aristocrates qui s’est effondré sous la Révolution et dans les ruines duquel nous errons, nous, juristes des XXe et XXIe siècles.
Depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à récemment, les plus grands des juristes français ont quasiment tous embrassé l’idéal socialiste comme horizon vers où diriger la réforme du droit civil de la famille. Pensons à Saleilles, à Savatier, à Josserand et même à Carbonnier. La tendance libérale libertaire serait plus difficile à identifier (peut-être chez les jeunes générations ?). Quoi qu’il en soit, c’est bien entre ces deux voies que les institutions hésitent. D’un côté le socialisme, héritier d’un État, après l’Église, substitut parental (nous sommes tous frères), autorité, époux et tuteur. De l’autre, le libre marché. Pour que le travail soit possible, le spécialiste doit précisément sortir de l’idéologie, c’est-à-dire cesser de justifier de manière irréfléchie le statu quo, qu’il soit statu quo ante ou post, ce qui suppose une forme de rébellion.