Dans la présente séquence historique où l’on fait voler en éclat les nations les unes après les autres, où des structures supra-étatiques comme l’Union européenne et l’OTAN opèrent des transferts de souveraineté – dans les domaines juridiques et militaires – et où les grands banquiers ont confisqué la souveraineté monétaire de nombre de nations (comme la FED aux États-Unis et la BCE dans la zone euro) ; il est impératif de redéfinir, au-delà des mensonges des idéologues, la notion même de souveraineté.
Une question hautement stratégique qui resurgit dans le débat public mais qui est traitée de façon biaisée et malhonnête.
La question de la souveraineté doit être revue scientifiquement [1] et sans a priori idéologique en vue de la réhabilitation et la reconstitution des États-nations qui sont entrées dans une phase finale de décomposition – en particulier celles du monde occidental et du monde musulman [2].
L’origine de la souveraineté
Si depuis quelques années l’on assiste à des agitations théâtrales de « souverainistes » qui prônent un retour à la nation, l’on a jamais vu ressortir de ce brouhaha une définition claire de ce qu’est véritablement la souveraineté.
La notion de souveraineté a été récupérée, travestie et manipulée depuis les philosophes des Lumières jusqu’à nos jours. En effet, la définition moderniste de la souveraineté est héritée de la Révolution française – qui a mis en pratique les théories politiques des philosophes du XVIIIe siècle – et en rupture avec les principaux théoriciens de la Renaissance dont ils ont trahi les écrits.
Les gens du commun et les intellectuels modernes ne s’intéressant plus sérieusement à ces questions, les idéologues ont la voie libre pour enfumer le public.
Le dernier intellectuel français à avoir tenté de redéfinir la souveraineté est l’économiste Jacques Sapir, qui associe la souveraineté à la laïcité et à la démocratie tout en rejetant, du haut de son « autorité » et péremptoirement, en contradiction avec la réalité historique et les sources du droit, toute définition de la souveraineté qui renverrait à la religion… Et l’on touche là le cœur du problème.
Jacques Sapir explique par exemple que « la source de la souveraineté se trouve dans le peuple, qu’il s’agisse du peuple mobilisé dans les comices romaines ou mobilisé dans l’action » [3], et à l’appui de son argument il cite Jean Bodin (1530-1596) – le premier jurisconsulte en Europe à avoir donné une définition de la notion de souveraineté – qui écrivit :
« Et par ainsi le Sénat ne faisait que délibérer, et le peuple commandait, ce qu’on voit à tout propos en Tite-Live, quand il use de ces Mots, SENATUS DECREVIT, POPULIS JUSSIT (le Sénat à décrété, les gens ont ordonné). Vrai est que les Magistrats, et de même les Tribuns, passaient le plus souvent par souffrance ce que faisait le Sénat, si la chose ne portait coup à la puissance du menu peuple, ou à la majesté des états. Ainsi parlaient les anciens Romains, quand ils disaient "Imperium in magistrabus, auctoritatem in Senatu, potestatem in plebe, majestatem in populo" : car le mot majesté est propre à celui qui manie le timon de la souveraineté ».
Or, Jacques Sapir confond ici « source de souveraineté » et « maniement de la souveraineté » (pour reprendre l’expression de Bodin) ; la différence est de taille car Jean Bodin qui est à la fois le premier à avoir, dans le monde occidental, défini la notion de souveraineté et à conceptualiser la souveraineté de l’État, a bien distingué le détenteur de la souveraineté (qui est Dieu) et le dépositaire de la souveraineté, le Prince.
Tout en définissant la souveraineté, Jean Bodin va suggérer de la transférer à l’État et donc au peuple (j’y reviendrai plus bas).
Ainsi Bodin écrit :
« Mais posons le cas qu’on élise un, ou plusieurs des citoyens, auxquels on donne puissance absolue de manier l’Etat et gouverner entièrement, sans déférer opposition ou appellations en sorte quelconque, et que cela se fasse tous les ans, dirons-nous pas que ceux-là auront la souveraineté ? Car celui est absolument souverain, qui ne reconnaît rien plus grand que soi après Dieu. Je dis néanmoins que ceux-là n’ont pas la souveraineté, attendu qu’ils ne sont rien que dépositaires de la puissance qu’on leur a baillée à certain temps. Aussi le peuple ne se dessaisit point de la souveraineté, quand il établit un ou plusieurs lieutenants, avec puissance absolue à certain temps limité, qui est beaucoup plus que si la puissance était révocable au plaisir du peuple, sans précision de temps ; car l’un et l’autre n’a rien à soi, et demeure comptable de sa charge à celui duquel il tient la puissance de commander, ce qui n’est pas au Prince souverain, qui n’est tenu rendre compte qu’à Dieu ». [4]
Ce qui, d’après Bodin, vaut au Prince la qualité de « souverain » c’est ce qui lui permet « de donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d’autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois » ; et celui qui est sujet aux lois n’est autre que le peuple et non le Prince qui ne peut être soumis à ses propres lois mais aux lois de Dieu et de nature (d’après Jean Bodin) ; le peuple ne peut donc par conséquent pas être – comme l’ont affirmé les Révolutionnaires – et aujourd’hui Jacques Sapir – la source de la souveraineté.
C’est ce qu’avait fait remarquer René Guénon (1886-1951) lorsqu’il écrivait :
« Il est trop évident que le peuple ne peut conférer un pouvoir qu’il ne possède pas en lui même ; le pouvoir véritable ne peut venir que d’en haut, et c’est pourquoi, disons-le en passant, il ne peut être légitimé que par la sanction de quelque chose de supérieur à l’ordre social, c’est-à-dire d’une autorité spirituelle ». [5]
C’est bien ce que Jean Bodin démontre quand il présente la hiérarchie des sources du droit qui est calquée sur celle de la souveraineté :
« Les contrats et testaments des particuliers ne peuvent déroger aux ordonnances des magistrats, ni les édits des magistrats aux coutumes, ni les coutumes aux lois générales d’un Prince souverain, aussi les lois des Princes souverains ne peuvent, altérer, ni changer les lois de Dieu et de nature », [6]
car comme il l’écrit par ailleurs « Il faut que la loi du Prince soit faite au modèle de la loi de Dieu ». [7]
Si l’on se tourne vers l’autre principal théoricien de l’État moderne, Thomas Hobbes (1588-1679), l’on retrouve une définition voisine, pour ne pas dire similaire à celle que Jean Bodin donne à la souveraineté :
« La fonction du souverain, qu’il soit monarque ou une assemblée, consiste dans la fin pour laquelle le pouvoir souverain lui a été confié, à savoir procurer au peuple la sécurité, fonction à laquelle il est obligé par la loi de nature, et il est obligé d’en rendre compte à Dieu, l’auteur de cette loi, et à personne d’autre ». [8]
Contrairement à ce que l’on fait dire à ces deux auteurs, et comme ils l’ont affirmé, les fondements mêmes de leur conception de la forme de l’État moderne, de la République (qui sera pervertie par les philosophes des Lumières à partir du XVIIIe siècle), se trouvent – ce qui peut paraître paradoxal pour les modernes – dans la théologie. Et j’en veux pour preuve les écrits de Thomas Hobbes lui-même :
« Mais en supposant que mes principes ne soient pas des principes de raison, cependant je suis certain que ce sont des principes qu’on peut tirer de l’autorité de l’Écriture, comme je le montrerai quand j’en viendrai à parler du règne de Dieu (administré par Moïse) sur les Juifs, son peuple particulier en vertu d’une convention ». [9]
Dans son ouvrage, Le Léviathan, et en particulier dans les chapitres où il définit la souveraineté, Thomas Hobbes s’appuie sur la Loi naturelle et le Décalogue (les Dix Commandements) pour définir les grands principes qui doivent selon lui fonder la République moderne. Hobbes affirme sans ambiguïté aucune que :
« Il n’y a pas de tribunal de justice naturelle, sinon dans la seule conscience, où Dieu, et non l’homme, règne, et les lois de Dieu, celles qui obligent tout le genre humain, sont naturelles par rapport à Dieu en tant qu’il est l’Auteur de la nature, et sont des lois par rapport au même Dieu, en tant qu’il est le Roi des rois… Il n’est besoin, pour connaître entièrement le devoir civil, que de savoir quelles sont ces lois de Dieu. En effet, sans cela, on ne sait pas, quand le pouvoir civil nous commande quelque chose, si cette chose est contraire ou non à la loi de Dieu, et ainsi, soit on offense la Majesté Divine par une trop grande obéissance civile, soit on transgresse les commandements de la République par crainte d’offenser Dieu. Pour éviter ces deux écueils, il est nécessaire d’avoir connaissance des lois divines ». [10]
D’après Jean Bodin et Thomas Hobbes donc, les lois de la République doivent être conformes à la loi de Dieu et en découler.
Comment donc, ceux qui se réclament de Jean Bodin et de Thomas Hobbes ont-ils pu s’éloigner et même s’opposer aussi radicalement à leurs conceptions ?
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