Qu’est devenu le vert paradis des amours enfantines, cet état de grâce où les garçons se découvrent une âme ? La pornographie sur Internet a farci leur esprit de lubricité, pour en faire des masturbateurs précoces et compulsifs.
Près de 70 % des garçons de 13 ans ont déjà été exposés à la pornographie internet ; ils n’étaient que 15 % en 2008. La première exposition a lieu à 12 ans en moyenne, soit à l’âge où le cerveau est dans un état de plasticité maximale. Pour près de 30 %, les premières scènes sexuelles sont vues avant 11 ans. Près de 40 % des garçons entre 14 et 17 ans disent regarder régulièrement de la pornographie en se masturbant (combien ne le disent pas ?). Beaucoup s’y adonnent plusieurs fois par jour. Loin d’être une habitude passagère, c’est pour la plupart d’entre eux le début d’une addiction durable qui aura des conséquences néfastes sur leurs capacités et leur orientation sexuelles, sur leur équilibre psychologique et sur leur vie affective.
En effet, dix ans après l’apparition de la vidéo porno en accès libre sur Internet, son impact devient mesurable chez les jeunes de plus de 20 ans. En 2014, une étude montrait chez les consommateurs endurcis de pornographie internet une quantité moindre de matière grise : y aurait-il un lien avec la baisse du QI constatée par d’autres études ? Le porno et la menace sur la virilité, titre un article du magazine Time, qui consacrait son numéro du 11 avril 2016 à l’émergence d’une prise de conscience chez des centaines de milliers de jeunes et de moins jeunes en souffrance, qui mettent leurs témoignages en commun sur des forums et élaborent des stratégies de guérison, en marge d’une profession psychiatrique qui a prouvé, une fois de plus, qu’elle faisait partie du problème et non de la solution. Une belle illustration de l’ambivalence d’Internet : moyen de conditionnement et d’émancipation à la fois.
Soyons clairs : lorsque l’on parle de « regarder de la pornographie sur Internet », c’est par euphémisme. La pratique dont il est question consiste à se masturber en visionnant des vidéos sur des sites porno, le conso-mateur type zappant compulsivement d’une vidéo à une autre. Les sites comme Pornhub (qui en 2015 déclarait 2,4 millions de visiteurs par heure, et un total de 4 392 486 580 heures de vidéo visionnées) sont comme des buffets all-you-can-eat offrant 24h/24 une infinité de plats plus exotiques les uns que les autres, servis gratuitement, instantanément et anonymement. Et contrairement à la nourriture, aucune limite n’existe à la quantité d’images pornographiques ingurgitable.
Dans ces conditions, la consommation de pornographie est tout autre chose que la consultation d’un magazine, ou même d’un film loué. La génération actuelle des 20-30 ans est celle qui a appris à se masturber de la main gauche, ironise Gary Wilson, créateur du site yourbrainonporn.com, et auteur du livre Your Brain on Porn : Internet Pornography and the Emerging Science of Addiction.
Gary Wilson est un professeur de biologie à la Southern Oregon University qui a contribué à ouvrir le débat sur le sujet. Il a mis à la portée du grand public une somme de recherche scientifique et expérimentale permettant de comprendre les mécanismes neuropsychologiques associés à la consommation régulière de pornographie Internet. À commencer par l’addiction, qui touchait déjà en 2014 un tiers des Américains entre 18 et 30 ans, avec son corollaire, l’accoutumance qui entraîne le consommateur vers des pornographies de plus en plus violentes et perverses. Pour une grande partie de ces jeunes et moins jeunes, l’addiction pornographique entraîne des « troubles érectiles » (erectile dysfunction, ED), c’est-à-dire une incapacité physique d’avoir une érection satisfaisante avec un partenaire réel. Ce symptôme affecterait aujourd’hui un tiers des 18-25 ans. Enfin, des milliers d’hommes parvenant à se libérer de cette addiction prennent soudain conscience qu’elle était aussi la cause de leur dépression ou de leur anxiété sociale, et non pas un symptôme comme le leur affirmait leur psychiatre. C’est l’une des bonnes nouvelles partagées par Gary Wilson, dont la mini-conférence TEDx totalise plus de 9 millions de vues sur Youtube.
Gary Wilson, « The great porn experiment » (activez les sous-titres français) :
La psychologie comportementaliste et la neuropsychologie n’expliquent pas tout. Elles ne disent rien, par exemple, de la corruption spirituelle et de la dégradation de l’image de soi de celui qui, en jouissant du spectacle de violence ou de perversion sexuelles, s’en fait le complice. Et l’on est même loin de tout comprendre des mécanismes cérébraux en jeu dans le conditionnement pornographique. Mais ces mécanismes s’éclairent à partir de concepts simples et faciles à comprendre. Le mot-clé est « dopamine », le neurotransmetteur qui stimule, entre autre, le désir d’orgasme. Sa sécrétion est normalement contrebalancée par une protéine inhibitrice qui empêche la surchauffe en freinant l’intempérance (over-indulgence). Mais cet antagonisme, efficace dans un environnement réel, se révèle un piège dans l’environnement virtuel de la pornographie internet, puisque le consommateur peut relancer la sécrétion de dopamine en changeant de vidéo.
En effet, l’évolution semble avoir doté les mammifères mâles d’un mécanisme destiné à optimiser les chances de reproduction : on lui donne le nom d’effet Coolidge, en référence à une anecdote sur le président américain Calvin Coolidge et sa femme visitant une ferme modèle : le fermier montra fièrement à Madame Coolidge un coq capable de copuler à longueur de journée, jour après jour. « Dites-le à Monsieur Coolidge », lui suggéra Madame Coolidge. Ce qu’il fit. Le Président réfléchit un moment, puis demanda au fermier : « Avec la même poule ? » « Non Monsieur », répondit le fermier. « Dites-le à Madame Coolidge », suggéra alors le Président.
L’effet Coolidge signifie que la sécrétion de dopamine, l’opium du cerveau, est boostée par la nouveauté. Cela est facile à démontrer sur des rats de laboratoire : mettez une femelle réceptive dans la cage d’un mâle, il va copuler jusqu’à un stade de lassitude. Remplacez alors la femelle par une autre, et le revoilà immédiatement à l’action. Vous pouvez répéter cette procédure jusqu’à l’épuisement complet du mâle.
Mais l’expérience peut être poussée plus loin, en faisant intervenir la plasticité de la pulsion sexuelle. Aspergez maintenant une femelle de cadavérine (une substance reproduisant l’odeur de la viande pourrie, que les rats fuient normalement), et placez-la dans la cage du mâle. En l’absence d’autre femelle disponible, le rat va finir par copuler avec la femelle puante. Répétez l’opération avec d’autres femelles aspergées de cadavérine. Au bout de quelques jours, la simple odeur de cadavérine stimulera l’appétit sexuel du rat : mettez-lui un morceau de bois aspergé de cadavérine, et il cherchera à s’accoupler avec lui. Cette expérience prouve que le rat peut être conditionné à être excité par quelque chose qui, à l’état naturel, suscite chez lui une violente répulsion. La plasticité du cerveau signifie que les connexions neuronales se renforcent à l’usage : des cellules nerveuses qui sont stimulées ensemble tendent à se « câbler » ensemble (Nerve cells that fire together wire together), et des circuits qui ne se sont plus empruntés disparaissent (Use it or lose it). Ce principe, combiné avec l’effet Coolidge, explique que l’internaute qui dispose à portée de souris d’un choix illimité de genres pornographiques pour relancer la sécrétion de dopamine, va progressivement être excité par des genres de pornographie de plus en plus durs, qu’il trouvait auparavant repoussants, et qu’il peut même trouver encore moralement condamnables. 49 % des consommateurs réguliers de porno internet se reconnaissent dans cette catégorie, selon une étude de 2016.
Bien entendu, les hommes ne sont pas des rats : ils disposent d’une pensée consciente leur permettant de maîtriser leurs pulsions et de résister aux conditionnements. Mais jusqu’à un certain point. Certains diront que seules les personnes fragiles peuvent être submergées par ces processus. Cela soulève alors la question : quelle est la proportion de personnes fragiles, à risque, vulnérables parmi les adolescents ? 99 % ? En réalité, les sites pornographiques sont des machines à conditionner extrêmement puissantes, capables d’entraîner des jeunes gens tout à fait sains et équilibrés. Face à un tel conditionnement, nous sommes tous, potentiellement, des rats de laboratoire. Les conditionnements en question sont inconscients. C’est pourquoi la rationalité consciente est généralement impuissante à les inverser. Informer le jeune internaute masturbateur compulsif que la pornographie n’est pas comme le sexe réel (le message éducatif standard) ne lui est d’aucune aide : il le sait déjà. Son conditionnement est un apprentissage inconscient contre lequel le seul apprentissage conscient efficace est une introspection informée par la compréhension de ces processus inconscients.
Cette connaissance n’est pas seulement de nature scientifique. Elle émerge aussi de la mise en commun de milliers de témoignages concordants (le livre de Gary Wilson en cite une centaine). Ces témoignages ont commencé à affluer sur les forums en 2009, conduisant à la création de sites spécifiques comme NoFap.com, créé en 2012 par Alexander Rhodes, puis rebootnation.org fondé par Gabe Deem, ou encore addictedtointernetporn.com animé par Noah Church. Tous trois sont eux-mêmes d’anciens addicts de la pornographie voulant partager leurs luttes et leurs victoires sur eux-mêmes (voir le témoignage de Noah Church, sans sous-titres français). Alexander Rhodes a découvert par hasard la pornographie sur Internet à l’âge de 11 ans et se masturbait jusqu’à 10 fois par jour à l’âge de 15 ans. Son forum, qui comptabilise 200 000 membres, apporte un soutien à tous ceux qui cherchent à se libérer par des périodes de sevrage : 90 jours sans PMO (Porn/Masturbation/Orgasm) est, dans la majorité des cas, suffisant pour constater une amélioration dramatique, tant physique que psychologique. Beaucoup s’étonnent d’être définitivement guéris de leur dépression ou leur anxiété, et de retrouver vitalité, motivation et respect d’eux-mêmes. Certains décrivent cette transformation comme le passage de l’adolescence à l’âge adulte : pour la première fois, ils ont le sentiment d’avoir la maîtrise de leur vie. Il est important de souligner qu’il n’y a dans ces sites aucune idéologie sous-jacente hostile au sexe. Bien au contraire : il s’agit avant tout, pour la majorité des gens qui vont y chercher de l’aide, de retrouver les conditions d’une sexualité épanouie avec des partenaires réels.
Philip Zimbardo, professeur de psychologie à Stanford et célèbre pour ses expériences de conditionnement humain, incrimine la pornographie dans la crise profonde de la virilité en Occident :
Philip Zimbardo, « La disparition des hommes »
La pornographie internet a créé un problème massif de santé publique, que malheureusement la profession psychiatrique préfère nier. L’addiction à la pornographie ne figure même pas dans leur catalogue canonique, le Diagnostic and Statistical Manual (DSM-5). Ils préfèrent médicaliser leurs patients, et ce n’est pas l’industrie pharmaceutique qui va s’en plaindre.
Les politiques s’en lavent les mains. Ils savent ce qu’il en coûte de s’aventurer sur ce terrain. Il faut croire que le pouvoir qui nous gouverne vraiment y trouve son compte : les branleurs ne font pas la Révolution.