Les éditions Didi18 viennent de publier une traduction française du livre de Wilhelm Kammeier, La Falsification de l’histoire allemande (1940). Ce livre, souvent réédité en Allemagne, a beaucoup inspiré l’école récentiste allemande (Heribert Illig et Hans-Ulrich Niemitz). Ne lisant pas l’allemand, j’attendais cette traduction avec impatience.
Je ne suis pas déçu, ni par le contenu, ni par la qualité de la traduction. La somme d’informations collectées par l’auteur me permet de compléter et préciser la thèse principale de mon livre, Un millénaire de trois siècles ?, à savoir que l’histoire admise de l’Empire romain est, pour une large part, une falsification médiévale, commencée sous la direction des papes du XIe siècle et achevée par les humanistes aux XVe et XVIe siècles, alliés des papes romains et florentins. C’est la raison pour laquelle, lorsque vous regardez le film Gladiator, vous voyez en fait un décor et des costumes Renaissance.
J’explique cette falsification de très grande ampleur principalement comme une entreprise de propagande destinée à exalter l’Antiquité et la civilisation de Rome pour rabaisser celles de Constantinople. Mais les Italiens, clercs et humanistes confondus, avaient accessoirement un autre ennemi à rabaisser, plus proche encore : l’Empire germanique. Car tout le projet papal se résume à ces deux objectifs : soumettre à son autorité les deux empires concurrents, byzantin et germanique, et régner ainsi sur l’univers. Grégoire VII, qui a donné son nom à la réforme grégorienne, proclamait en effet en 1075 : « Le pape est le seul dont tous les princes doivent baiser les pieds » (Dictatus Papae). Innocent III, l’autre grande figure de ce mouvement qui triomphe au quatrième concile du Latran (1215), ira plus loin encore en affirmant que Dieu a donné à saint Pierre et ses héritiers, « non seulement le règne de l’Église universelle, mais aussi le règne du monde entier ».
Les humanistes des XIVe et XVe siècles n’ont plus le même objectif, mais leur volonté d’indépendance pour les cités italiennes rejoint le combat des papes contre les empereurs germaniques. Parmi leurs falsifications, j’ai cité les œuvres de Tacite, les Annales et les Histoires, découvertes vers 1429, que plusieurs érudits considèrent comme des fabrications pures et simples. Or Kammeier se penche sur une autre œuvre attribuée à Tacite, la Germania, tenue communément comme le fondement obligé de toute connaissance sur la préhistoire des Germains. On sait que Pline et Livius ont aussi écrit sur les Germains, mais, par une étrange coïncidence, leurs écrits sur les Germains ont disparu sans laisser de trace. Le problème avec Tacite, c’est qu’il n’a jamais mis les pieds en Germanie, et n’a visiblement jamais interrogé un Germain. Il ne connaît même pas les noms de leurs dieux. Plus les historiens progressent dans leur connaissance des Germains de l’Antiquité, plus il s’avère que Tacite raconte n’importe quoi. « Pour les spécialistes, écrit Kammeier, qu’ils soient historiens ou philologues, cette œuvre romaine "géniale" offre chaque jour une montagne plus haute d’énigmes, de contradictions et d’absurdités, de sorte qu’ils se retrouvent à secouer la tête et à se tordre les mains devant cette source "merveilleuse" et "unique". »
Par ailleurs, souligne Kammeier, la Germania « n’est mentionnée nulle part et par personne dans l’Antiquité elle-même ». Pire encore, « tout au long du Moyen Âge, notre Germania est pour ainsi dire totalement inconnue ». Ce n’est qu’en 1455 qu’un vieux manuscrit a été découvert, mais ce « Codex Hersfeldensis » a disparu peu après.
Tout cela sent la fabrication post-médiévale à plein nez. Le but de cette histoire à dormir debout, littéralement, est assez évident, et correspond parfaitement à l’intention connue des Italiens : il s’agit, écrit Kammeier, de « créer des "preuves historiques" du "fait" qu’à l’époque où le peuple romain était à un haut niveau de culture, les peuples germaniques vivaient encore dans un état de barbarie semi-sauvage ». Habillés de peaux de bêtes, ils se nourrissaient principalement de fruits sauvages. Le pseudo-Tacite relève toutefois chez eux quelque chose du bon sauvage, qui se compare favorablement au relâchement des mœurs romaines.
Kammeier s’illustre surtout par sa connaissance approfondie des « diplômes » médiévaux (un « diplôme » désigne ici un acte rédigé dans une chancellerie). Il souligne, citations à l’appui, que les spécialistes de métier (les « diplomatistes ») admettent l’énorme proportion de faux actes rédigés entre le Xe et le XIIIe siècle, la majorité fabriqués dans les scriptoriums des papes, évêques et abbés, et portant la fausse signature de princes, rois ou empereurs. Par exemple, le diplomatiste allemand Harry Breslau (1848-1926) a estimé qu’ « il y a près de 50 % de faux parmi les documents des Mérovingiens ». Il conclut :
« Il est indéniable que même les hommes les plus éminents de l’Église, les ecclésiastiques dont la piété et la conduite vertueuse sont hautement louées […] ont eu recours au vol et au mensonge pour entrer en possession de reliques vénérées et miraculeuses, de même qu’ils ont eu recours à la falsification et à la fraude lorsqu’il s’agissait de faire croître ou de défendre les biens, les droits et la réputation de leurs églises. C’est le principe selon lequel la fin justifie les moyens qui a conduit à considérer comme licites de tels procédés, condamnables par nature : au sein de l’Église, le but suprême de la plupart des ecclésiastiques était en effet d’élever, d’enrichir, d’augmenter en puissance et en prestige l’Église à laquelle ils étaient personnellement liés en premier lieu. Souvent, des séries entières d’actes ont été fabriquées à de telles fins. » [1]
Comme il s’agit, dans la plupart des cas, de s’approprier frauduleusement un bien foncier par une fausse donation, on peut parler d’escroquerie en bande organisée à grande échelle. Il faut comprendre que l’Église s’est engagée dans une entreprise de conquête de territoire par des moyens peu conventionnels. La falsification d’actes de propriété n’était qu’un de ces moyens. Jack Goody a montré, dans L’Évolution de la famille et du mariage en Europe (Armand Colin, 1985), que le droit canonique matrimonial en fut un autre : « Interdire le mariage entre proches, faire obstacle à l’adoption, condamner la polygynie, le concubinage, le divorce et les secondes noces, c’est hausser à quarante pour cent le nombre des familles sans successeurs mâles immédiats. » En contrariant ainsi les stratégies successorales accessibles aux familles, l’Église facilitait l’aliénation des biens fonciers au profit de l’Église. C’est ainsi qu’elle devint, dans la plupart des pays d’Europe, le plus gros propriétaire foncier.
Bien évidemment, la plus fabuleuse arnaque de la papauté fut la fausse donation de Constantin, par laquelle l’empereur aurait donné au pape le gouvernement du monde occidental. C’est si énorme qu’on se demande pourquoi même les Byzantins y ont cru jusqu’au XVe siècle. C’est sans doute une preuve de la vérité de la « théorie du gros mensonge », théorisé en premier par un célèbre autrichien moustachu : un énorme mensonge passe là où ne passerait pas un mensonge raisonnable, car les gens raisonnables se disent : « ils n’iraient pas jusque-là, tout de même. »
Comment expliquer ce recours systématique à la fraude ? Faut-il supposer que les gens du Moyen Âge ne connaissaient pas la notion de vérité ? Certainement pas. Comme le note le jésuite Wilhelm M. Peitz (1876-1954), cité par Kammeier, « au Moyen Âge, la vérité et le mensonge ne faisaient pas l’objet d’un jugement différent de celui que nous avons aujourd’hui ». Ce qui est différent, je pense, c’est qu’il existait aux yeux des ecclésiastiques une « Vérité » dont l’importance était si grande que toutes les autres vérités perdaient toute importance, et pouvaient faire l’objet de toutes les manipulations.
- Un diplôme médiéval (D O I 392, Darmstadt, Hessisches Staatsarchiv A2 251/1)
En raison de la proportion gigantesque de documents reconnus comme faux, mais surtout en raison de la grossièreté de certains faux, ce qui les aurait rendus inefficaces et même dangereux en cas de procès, Kammeier propose une explication alternative du but recherché par ces faux. L’objectif, selon lui, n’était pas pratique ou juridique, mais idéologique. Il s’agissait de
« refondre tout le passé médiéval allemand selon un plan de base déterminé, puis à le remodeler de fond en comble. […] Tous les éléments de l’histoire réelle ont été impitoyablement détruits, modifiés ou complètement mis de côté. Un immense édifice pseudo-historique a ensuite été érigé sur cette surface désormais chaotique. Le véritable édifice de notre histoire médiévale allemande, tel qu’il se tenait autrefois, a été démoli et ses différentes pierres ont été en partie utilisées pour la nouvelle construction. C’est une nouvelle architecture spirituelle qui importait aux faussaires. L’ancienne architecture, le plan national-germanique de l’histoire médiévale, ne leur convenait pas. Le centre de gravité de l’histoire médiévale devait en effet être déplacé du monde germanique vers le monde roman. »
Ainsi, des actes de donations ont été falsifiés, non pas pour léser les héritiers du prétendu donataire, mais pour introduire dans l’histoire certains personnages fictifs et des rapports entre ces personnages. « De très nombreux documents sont par exemple destinés à donner l’apparence de la réalité historique à des personnages imaginaires ; les prétendues transactions juridiques de ces documents n’ont aucune importance et ne servent qu’à mettre en scène les personnages imaginaires qui apparaissent. »
Kammeier avance des arguments solides en faveur de sa thèse. Cependant, je pense qu’il a tort de l’opposer à la thèse classique. Les deux buts (but pratique et but savant) ne s’opposent pas nécessairement : tout en revendiquant abusivement des droits et des propriétés, l’Église s’invente un passé. D’autre part, l’un des arguments de Kammeier, relatif aux innombrables imprécisions ou erreurs de datations des faux, qui là aussi les rendaient selon lui peu convaincants en cas de contestation, peut trouver une solution dans le cadre d’une remise en question de la chronologie, hypothèse que n’envisage pas Kammeier.
Néanmoins, pour conclure, le livre de Kammeier, précis et riche, est un document incomparable dans le dossier déjà considérable des preuves que l’histoire européenne du premier millénaire a fait l’objet d’une fraude gigantesque de la part de la Curie romaine et de ses alliés, avec comme double objectif de s’assurer la domination sur l’Empire byzantin, d’une part, et sur l’empire allemand, d’autre part.
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