Funeste divinité que Yahvé, qui interdit à Adam et Ève, sous peine de mort, de se nourrir de « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Genèse 2,17) ! Voilà bien la métaphore ultime de « la morale juive ». Le vrai Dieu a planté dans le cœur de l’homme la conscience du bien et du mal, mais Yahvé veut en fermer l’accès aux Juifs. Dans la Bible hébraïque, en effet, il n’y a pas d’autre bien que l’obéissance aux décrets et aux caprices du dieu jaloux, sans considération de moralité : « faire ce qui plaît à Yahvé », soit, en pratique, « faire ce qui est bon pour les Juifs ».
Yahvé et son ange Satan
À l’époque où fut écrite l’histoire du Jardin d’Éden (largement inspirée des mythes babyloniens), toutes les grandes religions se donnaient comme mission d’enseigner aux hommes la compréhension du bien et du mal, et ainsi de les préparer à une vie droite et à une heureuse après-vie. La Bible hébraïque, dont la marque de fabrique est l’inversion de toutes les vérités anthropologiques (à commencer par la femme sortant du sein de l’homme), a placé cette promesse dans la bouche du serpent menteur : c’est lui, en effet, qui invite Adam et Ève à manger du fruit défendu, car, leur explique-t-il : si vous en mangez, « vous ne mourrez pas », mais « vos yeux s’ouvriront et vous serez comme des dieux, qui connaissent le bien et le mal » (3,5).
Comme je l’ai expliqué dans mon dernier article, l’histoire comparative des religions reconnaît ici un procédé de diabolisation des religions promettant l’immortalité (« être comme des dieux ») par la pratique du bien, laquelle repose sur la connaissance intérieure (la gnosis des Grecs, qui se distingue du savoir intellectuel) du bien et du mal. Il s’agit de l’inversion accusatoire fondatrice du yahvisme, puisqu’en réalité, c’est Yahvé qui enseigne que l’homme n’a pas d’âme et que le bien est la haine de l’autre.
Le serpent, se sont dit les exégètes chrétiens, représentent le Mal, le Diable, Satan, Lucifer, etc. En réalité, ils ont aggravé la méprise. Car cette idée n’est pas suggérée dans la Bible, où le serpent est un personnage passager, qui disparaît à jamais après sa brève apparition dans le Jardin d’Éden. Les scribes bibliques ne lui ont donné aucune épaisseur ontologique. Le « diable » (diabolos) ne fera son apparition que dans les Évangiles, et « Lucifer » plus tard encore, sur la base d’une exégèse arbitraire de la traduction latine d’Isaïe 14,12 (où le personnage désigne en fait le roi de Babylone). Quant à « Satan », il n’apparaît avec un sens négatif ni dans le Pentateuque, ni dans les livres historiques de la même période, mais seulement dans des textes plus tardifs. Et ce n’est que dans la tradition chrétienne qu’il deviendra l’ennemi éternel de Dieu. L’origine du nom fait débat : selon certains, il désigne l’« accusateur » dans le langage juridique mésopotamien ; « le satan » est l’avocat de l’accusation en Zacharie 3,1 et dans le Livre de Job, un conte moral d’origine non-juive (Job n’est pas juif, et le texte ne fait aucune référence à l’alliance de Dieu avec son peuple) [1]. Une autre thèse le rattache à la racine hébraïque sth, « dévier, trahir », qui est apparentée au dieu égyptien Seth, le meurtrier de son frère Osiris. On peut ici rappeler que certains Égyptiens considéraient que les Juifs avaient pour dieu Seth [2].
Quoi qu’il en soit, dans l’Ancien Testament, lorsqu’il est assimilé à un principe destructeur, Satan se distingue mal de Yahvé lui-même. Dans les Nombres (22,22 et 32), il désigne un « ange de Yahvé » (traduction commune) placé sur le chemin du prophète Balaam pour empêcher son ânesse d’avancer. En 2Samuel 24, Yahvé incite David à un abus de pouvoir, tandis que dans le même épisode raconté par 1Chroniques 21, ce rôle de tentateur est dévolu à Satan. On lit successivement dans ce récit que « Satan se dressa contre Israël » (21,1), que « Dieu […] frappa Israël » (21,7), que « l’Ange de Yahvé ravagea tout le territoire d’Israël » (21,12) et que « Yahvé envoya la peste en Israël » (21,14).
Essentiellement, dans la Bible, c’est toujours Yahvé qui frappe non seulement les ennemis d’Israël, mais aussi Israël lorsqu’il a démérité à ses yeux. C’est lui qui déclenche les guerres, les épidémies et tous les fléaux imaginables ; il se sert tour à tour d’Israël comme d’un « marteau » (Jérémie 51,20) pour détruire les nations, et des nations pour punir Israël.
Le monothéisme perse (le mazdéisme et sa forme réformée, le zoroastrisme), qui a sans doute inspiré par mimétisme la prétention délirante du dieu tribal juif d’avoir créé l’univers (lire mon avant-dernier article), accordait une importance primordiale à la lutte cosmique entre le Bien et le Mal. En raison de ce dualisme, on a longtemps refusé de le considérer comme un monothéisme (ce n’est plus le cas aujourd’hui). Ce parti-pris provenait d’une perspective biaisée par la religion biblique, prise comme étalon du monothéisme. Car contrairement au monothéisme perse, le monothéisme hébraïque n’est tempéré par aucun dualisme secondaire.
Il n’y a pas trace dans la Torah d’une opposition entre le Bien et le Mal considérés comme principes universels, absolus, transcendants ou métaphysiques. Le bonheur et le malheur, la paix et la guerre, la santé et la maladie, l’abondance et la famine, ont tous leur source unique et directe dans la volonté capricieuse de Yahvé, dieu caractériel capable aussi bien d’attention paternelle que de fureur apocalyptique et de haine génocidaire. Ne déclare-t-il pas : « Je façonne la lumière et je crée les ténèbres, je fais le bonheur et je crée le malheur, c’est moi, Yahvé, qui fais tout cela » (Isaïe 45,7) ?
Le zoroastrisme perse, à peu près contemporain de la composition de la Bible à Babylone, exhortait les hommes à la droiture morale. Sa doctrine se résume en la maxime : « bonne pensée, bonne parole, bonne action ». Le mensonge est considéré comme la source de tous les vices. La tradition biblique est toute autre. Il y a bien dans la Bible, ici ou là, chez les prophètes notamment, quelques préceptes moraux. Mais dans l’ensemble, c’est un contresens de croire que Yahvé exige de son peuple une supériorité morale. Le seul critère d’approbation par Yahvé est l’obéissance à ses lois et à ses ordres.
Dans le reste du monde antique, explique l’égyptologue Jan Assmann, le droit n’était pas la responsabilité des dieux, mais celle des hommes. Le monothéisme hébraïque est la première religion qui confisque la responsabilité de la loi aux hommes pour la confier à Dieu, faisant du même coup des Juifs un peuple inassimilable [3]. La Bible substitue la Loi à la conscience morale, et cela n’a fait que s’aggraver dans le judaïsme rabbinique :
« la Torah, explique Yeshayahou Leibowitz, ne reconnaît pas d’impératifs moraux découlant de la connaissance de la réalité naturelle ou de la conscience du devoir de l’homme envers son prochain. Tout ce qu’elle reconnaît est les Mitzvot, les impératifs divins [4]. »
Dans la Bible, le destin du peuple juif est lié exclusivement à l’obéissance aux lois et aux ordres de Yahvé, de sorte que chaque revers de fortune d’Israël est expliqué par une rupture de contrat de la part du peuple, et sert à renforcer la soumission du peuple. Lorsqu’un autre peuple s’en prend aux Hébreux, ce n’est jamais présenté comme une réaction aux torts que les Hébreux lui ont fait, mais comme la conséquence de l’infidélité du peuple envers Yahvé. La culpabilité envers Yahvé absorbe donc toute capacité des Juifs à se remettre en question en tenant compte des griefs des Gentils. Si le peuple juif a péché, c’est envers Dieu, jamais envers les autres peuples. Et s’il a péché envers Dieu, ce n’est jamais en maltraitant ses voisins, mais au contraire en sympathisant avec eux, en « s’assimilant ». Ce sont des « vauriens » qui « se vendirent pour faire le mal » et méritent la mort, ceux qui disent : « Allons, faisons alliance avec les nations qui nous entourent, car depuis que nous nous sommes séparés d’elles, bien des maux nous sont advenus » (1Maccabées 1,11).
« Est-ce agréable à Yahvé ? »
La tension fondamentale, dans la Torah, n’est pas entre le Bien et le Mal, mais entre Yahvé et tous les autres dieux. Car par essence, l’hébraïsme ancien est une alliance contractuelle avec une divinité volcanique, scellée rituellement dans le sang animal (Exode 24,4-8), alliance dont le premier terme est l’exclusivité du culte et la guerre déclarée à tous les autres dieux. Cet exclusivisme demeure l’essence du judaïsme et de tous ses sous-produits.
Là encore, la différence avec le monothéisme perse est radicale : alors que ce dernier se voulait inclusif et donc tolérant envers les autres religions, les considérant comme des chemins divers vers le Dieu suprême (ce dont profiteront les Judéo-babyloniens pour obtenir des Perses le droit de rebâtir le Temple), le yahvisme se donne comme priorité de les éradiquer de la surface de la terre.
Le Bien, si l’on veut, n’a d’autre définition que « faire ce qui est agréable à Yahvé », formule servant dans le Livre des Rois à distinguer les bons rois de ceux qui « font ce qui déplaît à Yahvé » (2Rois 21). Faire « ce qui est agréable à Yahvé » signifie, en premier lieu, satisfaire la jalousie de Yahvé en détruisant toute trace des dieux concurrents, ce qui suppose souvent le massacre de leurs prêtres. Josias fit ce qui plaît à Yahvé lorsqu’« il supprima les faux prêtres que les rois de Juda avaient installés et qui sacrifiaient dans les hauts lieux, dans les villes de Juda et les environs de Jérusalem, et ceux qui sacrifiaient à Baal, au soleil, à la lune, aux constellations et à toute l’armée du ciel » (2Rois 23,4-5), y compris ceux du sanctuaire de Béthel, qui tous « furent immolés par lui sur les autels » (23,20). Le prophète Élie égorge de sa main 450 prophètes de Baal (1Rois 18) : c’est bien car cela plaît à Yahvé ! Saül épargne parmi les Amalécites « le roi Agag et le meilleur du petit et du gros bétail, les bêtes grasses et les agneaux » : c’est mal, car cela déplaît à Yahvé, qui lui avait ordonné : « sois sans pitié pour lui [le peuple d’Amaleq], tue hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » (1Samuel 15).
Comment attendre d’un peuple dont la mentalité a été façonnée par ces récits, et par les milliers de commentaires talmudiques de ces récits, qu’il partage le sens du bien et du mal que la plupart des autres peuples considèrent comme le propre de l’humanité ?
Il est important de comprendre que les leçons de la Bible hébraïque n’affectent pas uniquement les Juifs religieux, car la Bible constitue aussi, pour les Juifs athées, le roman national et le schéma archétypal par lequel ils interprètent toute l’histoire juive. Cette fonction de la Bible a pris une nouvelle importance depuis la fondation de l’État d’Israël. L’immoralité de l’histoire biblique, celle de la conquête de Canaan par Josué tout particulièrement, imprime sa marque sur l’esprit de tous les écoliers et les citoyens de l’Israël moderne. Pris dans la matrice biblique, les Israéliens perdent ou atrophient une part de leur sens moral inné.
Fort heureusement, la conscience morale se rebelle, chez certains, à ce lavage de cerveau millénaire. Voici le témoignage éclairant de l’Israélienne Kim Chernin, publié dans le journal Tikkun, l’une des rares publications israélienne où l’on peut trouver de telles remises en questions :
« Notre sentiment de victimisation en tant que peuple s’oppose de manière dangereuse et insidieuse à notre capacité de savoir, de reconnaître, de nommer et de se souvenir. Parce que nous nous considérons comme victimes éternelles, nous sommes incapables de lire correctement notre propre histoire, sans parler de notre situation actuelle. Même lorsque l’histoire de notre violence est inscrite dans un texte sacré auquel nous ne cessons de nous référer, nous ne la voyons pas. Notre auto-élection en tant que peuple le plus susceptible d’être victimisé obscurcit plutôt que clarifie notre propre tradition. Je ne peux pas compter le nombre de fois où j’ai lu l’histoire de Josué comme une histoire de notre peuple entrant en possession légitime de la terre promise, sans m’arrêter de me dire : “Mais c’est une histoire de viols, de pillages, de massacres, de l’invasion et la destruction d’autres peuples.” En tant que telle, elle ressemble inconfortablement au comportement des colons israéliens et de l’armée israélienne d’aujourd’hui, comportement que nous ne pouvons pas non plus voir pour ce qu’il est [5]. »
Les Juifs et les Israéliens sont malades de la Bible. Le dieu sociopathe leur farcit l’esprit depuis 2 500 ans, et a fait de leur communauté le sociopathe des nations. Le sociopathe est incapable de se mettre à la place des autres, et donc de porter sur lui-même un regard critique. Convaincu en toute circonstance de son bon droit, il considère le ressentiment de ses victimes comme une haine irrationnelle.
« Est-ce bon pour les Juifs ? »
« Dans le cœur de chaque Juif pieux, Dieu est un Juif », explique Maurice Samuel dans You Gentiles (1924) [6]. Pour les Juifs athées mais néanmoins engagés dans leur judéité, le Dieu biblique n’est qu’une sorte d’hypostase de la judéité, « la spiritualisation déificatrice de la race », explique Isaac Kadmi-Cohen dans son Essai sur l’âme juive [7]. Dans les deux cas, Yahvé est en quelque sorte la voix de la judéité, laquelle est essentiellement un fort sentiment d’appartenance et de loyauté ethnique. Cela explique pourquoi l’exclusivité du culte qu’exige Yahvé est presque indissociable de la préservation de la race par l’endogamie (par exemple en Deutéronome 7,3).
« Ce qui est agréable à Yahvé » se confond donc, pour le Juif religieux aussi bien que pour le Juif séculier, avec « ce qui est bon pour les Juifs ». C’est là le critère ultime du bien, que doit satisfaire toute prise de position, tout choix existentiel. Là où le Goy est supposé se poser la question « Est-ce moral ? » le Juif est entraîné à se demander « Est-ce bon pour les Juifs ? » Cette disposition d’esprit est si caractéristique de la moralité juive que l’auteur juif Jonny Geller en a fait le titre de son recueil d’humour juif : Yes, but is it good for the Jews ? (Bloomsbury, 2006).
Ce critère, plus souvent implicite qu’explicite, et même subconscient tant il relève d’un réflexe cognitif, est ce qu’on peut nommer le particularisme moral. Il est incompatible avec l’idée qu’il existe des critères universaux du bien et du mal, applicables à tous les hommes, idée que l’on peut nommer l’universalisme moral. Le particularisme moral juif inclut l’idée que ce qui est immoral dans les relations entre Juifs ne l’est pas nécessairement dans les relations entre Juifs et non-Juifs, et peut même être moral du seul fait que les Goys en subissent seuls les conséquences. Le professeur Israël Shahak a documenté dans son livre Histoire juive, Religion juive. Le poids de trois millénaires, les nombreux préceptes talmudiques qui posent un « deux poids deux mesures » (double standard), condamnant l’exploitation et la spoliation de Juifs, mais l’autorisant et même le recommandant à l’égard des non-Juifs, sauf dans les cas où cela pourrait ternir la réputation de la communauté juive [8].
Ce particularisme moral n’est pas une invention du Talmud, comme veulent le croire tous ceux qui tiennent à préserver la sainteté de l’Ancien Testament. Bien au contraire, il est très clairement inscrit dans la Bible. Le meilleur exemple est l’usage du prêt à intérêt, explicitement réprouvé comme immoral et interdit entre Juifs (Exode 22,24 et Lévitique 25,35-37), mais autorisé envers les non-Juifs par Moïse en personne : « À l’étranger tu pourras prêter à intérêt, mais tu prêteras sans intérêt à ton frère » (Deutéronome 23,21). Le code deutéronomique prévoit même que l’usure soit utilisée à vaste échelle dans le but d’asservir les nations, et ainsi participer au plan de domination mondiale qui est l’essence du projet biblique :
« Si Yahvé ton Dieu te bénit comme il l’a dit, tu prêteras à des nations nombreuses, sans avoir besoin de leur emprunter, et tu domineras des nations nombreuses, sans qu’elles te dominent » (15,6).
L’application pratique est exposée dans l’histoire de Joseph, fils de Jacob, qui pourrait figurer comme saint patron des agioteurs [9] et des banquiers. Chargé de gérer les réserves nationales de grain, il en accumula de grandes quantités pendant les années d’abondance, puis, lorsque commença une période de disette, il négocia au prix fort le grain accaparé et ainsi « ramassa tout l’argent qui se trouvait au pays d’Égypte et au pays de Canaan ». L’année suivante, ayant créé une pénurie monétaire, il força les paysans à lui céder leurs troupeaux en échange de grain : « Livrez vos troupeaux et je vous donnerai du pain en échange de vos troupeaux, s’il n’y a plus d’argent. » Une année plus tard, les paysans n’avaient plus qu’à vendre leur propre personne pour survivre : « Acquiers donc nos personnes en notre terroir pour du pain, et nous serons, avec notre terroir, les serfs de Pharaon » (47,11-19). C’est ainsi que les Hébreux, après s’être installés en Égypte, « y acquirent des propriétés, furent féconds et devinrent très nombreux » (47,27).
Ce récit est profondément immoral du point de vue non-juif, mais exemplaire et même héroïque du point de vue juif ; c’est un peu « comme si nous lisions la légende de Robin des Bois racontée du point de vue du Shérif de Nottingham », fait remarquer Lawrence Wills [10]. Il est clair que la Bible hébraïque garantit ainsi la bénédiction divine sur tous les abus de pouvoir pratiqués par des Juifs contre les Gentils qui les tolèrent dans leur pays.
On trouve une histoire similaire chez Flavius Josèphe, qui la situe à l’époque hellénistique (Antiquités judaïques XII,4). Ce Joseph-là, neveu du grand prêtre Onias II, obtient du pharaon Ptolémée le poste de fermier général (collecteur d’impôt) en promettant de ramener dans les caisses royales deux fois plus d’impôts que ses concurrents. « Le roi était satisfait d’entendre cette offre ; et, parce que cela augmentait ses revenus, il dit qu’il lui confirmait la vente du fermage d’impôt. » Joseph remplit son contrat en assassinant plusieurs citoyens de premier plan et confisquant leurs biens. Il devint extrêmement riche et put ainsi aider ses coreligionnaires. Par conséquent, conclut le grand historien juif, Joseph « était un homme bon, et de grande magnanimité ; et il sortit les Juifs de leur état de pauvreté et de disette, pour les amener à un état plus splendide ».
L’idée que Dieu bénit ces comportements a pour effet de corrompre ou étouffer le sens moral des Juifs pour leur greffer à la place une conscience immorale. L’histoire du Joseph biblique et ses imitations enseignent une leçon que les Juifs appliqueront efficacement tout au long de leur histoire, de l’Europe médiévale jusqu’à la Pologne et la Russie des 18e et 19e siècles : la capacité d’accaparer l’argent par le monopole du crédit à intérêt est considérablement accrue si l’on a d’abord reçu de l’État autorité pour collecter l’impôt ou gérer les finances publiques. En revanche, les auteurs bibliques ne tirent aucune leçon de la réaction du pharaon suivant, qui s’alarme que « le peuple des Israélites est devenu plus nombreux et plus puissant que nous. Allons, prenons de sages mesures pour l’empêcher de s’accroître, sinon, en cas de guerre, il grossirait le nombre de nos adversaires » (Exode 1,9-10).
Si l’on valide l’héroïsation biblique de Joseph, de quel droit condamnerons-nous un Louis Louis-Dreyfus, par exemple, ce « roi du blé » dont Hervé Ryssen résume ainsi l’histoire :
« En 1932, alors que la récolte avait été excédentaire et que les prix s’effondraient, il acheta à 75 francs le quintal et stocka d’énormes quantités. Avec la complicité du ministre Queuille — un futur résistant — il avait fait voter le cours officiel à 115 francs le quintal, ce qui lui avait permis d’alimenter, avec 40 francs de bénéfice, les moulins de Paris, de Pantin, de Strasbourg, qui appartenaient à ses coreligionnaires Baumann, Bloch et Lévy [11]. »
La « morale juive »
Dieu a planté en l’homme l’arbre du bien et du mal, disais-je. Comme Rousseau, je crois en effet que le sens moral est inscrit dans la conscience de l’homme, au moins sous forme de germe qui doit être cultivé par l’éducation :
« Conscience, conscience, instinct divin, voix immortelle et céleste, guide assuré d’un être ignorant et borné mais intelligent et libre, juge infaillible du bien et du mal, sublime émanation de la substance éternelle, qui rends l’homme semblable aux dieux ; c’est toi seule qui fais l’excellence de ma nature. / Sans toi, je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. » (Lettres morales à Sophie)
Yahvé a interdit aux Juifs l’accès à l’arbre du bien et du mal. J’entends par là que la Bible hébraïque s’applique à étouffer ce sens moral inné, pour le remplacer par l’injonction de faire ce qui plaît à Yahvé, sans considération de moralité.
Aucun autre texte sacré n’est comparable à la Bible à cet égard. C’est pourquoi les leçons immorales de la Bible ont fait des Juifs un peuple inassimilable, et ce depuis l’Antiquité, soit bien avant l’apparition du judaïsme rabbinique et de son Talmud.
La disposition des hommes à s’accepter et à se faire confiance repose sur la conviction profonde et intuitive qu’ils partagent un même logiciel moral de base, une même idée générale du bien et du mal, incluant par exemple l’idée qu’il est mal de mentir. Cette morale universelle définit notre humanité, et nous la croyons volontiers inscrite par Dieu en chaque homme. D’où la vulnérabilité des Goys face au particularisme moral des Juifs, qui est pour les premiers un mystère insondable. On admet déjà avec difficulté que certains individus sont immoraux. Alors l’idée qu’un groupe ethnique appartenant à l’espèce humaine puisse être dénué de critères universels du bien et du mal est encore plus difficile à admettre. C’est dans ce sens qu’il faut méditer cette parole de Heinrich Heine, un fin observateur de la mentalité de son milieu d’origine, qu’il ne renia jamais en dépit de son baptême :
« Les faits et gestes des Juifs, ainsi que leurs mœurs, sont choses inconnues du monde. On croit les connaître parce qu’on a vu leur barbe, mais on n’a vu d’eux que cela, et, comme au Moyen Âge, ils sont toujours un mystère ambulant [12]. »
De leur côté, les Juifs perçoivent de façon aiguë que quelque chose de profondément enraciné en eux les distingue des Gentils et fonde leur sentiment d’appartenance. Eugene Borowitz écrit que les Juifs ne se sentent vraiment « at home » qu’en compagnie d’autres Juifs.
« La plupart des Juifs, écrit-il, prétendent être équipés d’un dispositif de détection interpersonnel ami-ou-ennemi (an interpersonal friend-or-foe sensing device) qui les rend capable de détecter la présence d’un autre Juif, même derrière un important camouflage [13] ».
Un autre auteur juif évoque pareillement un « radar intérieur » permettant de repérer les autres Juifs dans tout lieu public (il l’appelle un J-dar) [14]. Ceux qui tentent d’expliquer ce phénomène l’attribuent à une tournure d’esprit particulière. Sigmund Freud écrit qu’il trouvait « l’attraction du judaïsme et des Juifs irrésistible », et l’associait à « d’obscures pouvoirs émotionnels, d’autant plus puissants qu’ils se laissent moins saisir par des mots, ainsi que la claire conscience d’une identité intérieure, le secret d’une même construction mentale [15]. » En effet, ce qui est un mystère pour les Goys l’est aussi en partie pour les Juifs ; mais c’est pour eux, également, un secret. Illustrons encore cela par ce témoignage du sociologue Daniel Bell :
« Je suis né en exil, et j’accepte — aujourd’hui de bon cœur, hier dans la douleur — le double fardeau et le double plaisir de ma conscience de moi (self-consciousness), la vie d’un Américain et le secret intérieur du Juif. Je marche avec ce signe comme un frontal entre les yeux [Deut 11,18], aussi visible aux yeux des autres porteurs du secret que le leur l’est aux miens [16]. »
Ce secret partagé, cette familiarité de « construction mentale » que les Juifs ressentent intuitivement sans être bien capables de la définir, et qui cause chez les meilleurs d’entre eux ce malaise qu’on nomme la « haine de soi », est de nature morale : c’est une certaine manière d’appréhender les hommes, qui place les Juifs eux-mêmes dans une catégorie à part. Sa justification biblique est l’« élection », l’alliance avec Yahvé, soit une sorte de racisme métaphysique. Mais sa nature effective est le particularisme moral propre aux Juifs.
Depuis l’Antiquité, les Juifs se voient reprocher ce particularisme moral : « Avec leurs frères, fidélité à toute épreuve, pitié toujours secourable ; contre le reste des hommes, haine et hostilité », selon le mot bien connu de Tacite (Histoires V,5). Mais il n’est pas bon pour les Juifs de se voir ainsi reprocher leur particularisme. Pour se protéger contre cette accusation, les Juifs ont très tôt développé un contre-discours destiné aux Gentils, visant à donner du judaïsme le visage de l’universalisme moral. Ainsi La Lettre d’Aristée à Philocrate, écrit par un Juif alexandrin se faisant passer pour un Grec afin de faire l’éloge du judaïsme, présente celui-ci comme un don à l’humanité entière, une moralité supérieure destinée à illuminer les nations. Ce thème de « la lumière des nations » (Isaïe 42,6) est déjà inscrit dans la Bible, et répété inlassablement depuis deux millénaires. On le trouve par exemple chez Philon d’Alexandrie, qui décrit Israël comme une nation destinée à prier pour le monde afin que le monde soit « délivré du mal et participe au bien [17] ». On le retrouve dans le judaïsme réformé du 19e siècle, dont la fonction était de faire accepter la judéité comme une religion pour profiter au maximum de l’émancipation, tandis que le sionisme, qui définit la judéité comme une nationalité, continuait de creuser son sillon.
Le masque de l’universalisme est si indispensable au particularisme juif dans la Diaspora, et il a été porté depuis tant de générations, qu’il est lui aussi devenu une seconde nature. La plupart des Juifs ne perçoivent pas consciemment la contradiction entre leur particularisme essentiel et leur universalisme de façade. Ils admettent comme allant de soi ce qu’on leur enseigne : que ce qui est bon pour les Juifs est nécessairement bon pour les Goys, puisque les Juifs forment le peuple élu, le nec plus ultra de l’espèce humaine, le summum de l’évolution, l’aristocratie naturelle de l’humanité, et le messie des nations. La plupart des Juifs croient sans doute également de bonne foi que, inversement, puisque les sentiments naturels d’appartenance ou de préférence ethnique des Goys sont mauvais pour les Juifs, ils sont pathologiques et doivent être combattus comme tels.
Il en va tout autrement des élites cognitives, ces Lévites des temps modernes. Lorsqu’on parle de la judéité et de la communauté juive, il faut toujours garder à l’esprit qu’elle fonctionne comme un ensemble de sphères dans un champ gravitationnel concentrique, avec au centre des réseaux de pouvoir machiavéliques extrêmement déterminés et à la périphérie, des Juifs dont la judéité est plus ou moins latente.
Depuis l’époque des Lévites qui écrivirent la Torah, ce sont les élites centrales qui sont les vecteurs actifs de la sociopathie collective dans laquelle ils aimantent toute la communauté. Le sociopathe sait quand il ment, et l’esprit de ces élites est bien représenté par cette profession de foi des « arracheurs de dents » de Primo Levi :
« Le mensonge ne fait qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l’habit. Non pas seulement pour tromper les patients ; tu le sais, notre propos est plus élevé, et le mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde [18]. »