Qu’est-ce que le darwinisme ? Karl Marx, après avoir dans un premier temps partagé l’enthousiasme de son ami Friedrich Engels pour L’Origine des espèces (1859), y trouvant « le fondement historico-naturel de notre conception », se ravisa en reconnaissant que Darwin projetait dans le règne animal et végétal « sa propre société anglaise ».
La théorie de Darwin, écrit-il alors à Engels, n’est que « la transposition pure et simple, du domaine social dans la nature vivante, de la doctrine de Hobbes : bellum omnium contra omnes [la guerre de tous contre tous], et de la thèse de la concurrence chère aux économistes bourgeois, associée à la théorie malthusienne de la population ». [1]
Autrement dit, Darwin est le rejeton spirituel de Thomas Hobbes, de Adam Smith (théoricien du libéralisme) et de Thomas Malthus. Marx a vu juste. Examinons cette généalogie.
Hobbes
Thomas Hobbes, auteur du fameux Léviathan (1651), est un théoricien politique révolutionnaire, qui rompt avec la tradition aristotélicienne remise à l’honneur par Thomas d’Aquin, selon laquelle l’homme est un être naturellement politique. Pour Hobbes, l’homme est sociable non par nature, mais par nécessité :
« Les hommes n’ont aucun plaisir (mais au contraire, beaucoup de déplaisir) à être ensemble là où n’existe pas de pouvoir capable de les dominer tous par la peur. »
Mû principalement par l’instinct de conservation et vivant dans l’angoisse permanente de la mort violente, « l’homme est un loup pour l’homme » à l’état de nature, et les relations humaines se résument à « la guerre de tous contre tous ». Pour éviter l’extinction, l’humanité invente l’ordre social, qui est un contrat passé entre les individus par lequel chacun transfère ses droits naturels à un Souverain. Hobbes est le premier théoricien du « contrat social », et sera la référence majeure de tous les philosophes politiques après lui, jusqu’à aujourd’hui.
Leo Strauss, par exemple, maître à penser des néoconservateurs, est un spécialiste de Hobbes. Il a défendu la thèse que Hobbes avait été influencé par Machiavel (1469-1527), et la preuve de cette influence a été trouvée récemment dans des écrits non-publiés de Hobbes [2]. Ce que Machiavel écrivait à demi-mots, Hobbes peut l’écrire plus ouvertement un siècle et demi plus tard. Machiavel, par exemple, indiquait de façon détournée qu’il ne croyait pas à l’immortalité de l’âme. Hobbes, lui, affiche clairement son matérialisme ontologique :
« L’univers est corporel ; tout ce qui est réel est matériel, et ce qui n’est pas matériel n’est pas réel. »
Hobbes est donc considéré comme le fondateur du matérialisme moderne. Mais Hobbes est le produit de son époque. Son œuvre et son succès s’inscrivent dans le contexte particulier de l’Angleterre puritaine de Cromwell. Ce dernier, après avoir signé en 1649 l’arrêt de mort du roi Charles Ier (l’acte est rédigé par un certain Isaac Dorislaus), s’est institué Lord Protecteur de l’éphémère Commonwealth, de 1653 jusqu’à sa mort en 1658. Cromwell fut un tyran sanguinaire pour les catholiques, et l’auteur d’une campagne génocidaire contre les Irlandais, mais il fut un grand ami des juifs qui, depuis la Hollande, orchestrèrent la propagande calviniste et financèrent l’armée révolutionnaire (en particulier le richissime Fernandez Carvajal, qui mit aussi à la disposition de Cromwell son réseau d’espions). Sous la royauté, les juifs étaient encore officiellement bannis du Royaume (depuis 1290), mais de nombreux marranes portugais ou vénitiens s’étaient installés à Londres sous le masque calviniste. Une campagne menée par le rabbin hollandais Menasseh Ben Israël (marrane portugais retourné au judaïsme), proche de Cromwell, contribua à la levée de fait du ban. Sous l’influence calviniste, le judaïsme jouit même d’un tel prestige que des auteurs rivalisent d’inventivité pour prouver que les Anglais eux-mêmes, nouveau peuple élu, sont les descendants directs des tribus perdus d’Israël. Cette théorie prend naissance dans The Rights of the Kingdom (1646), un plaidoyer pour le régicide écrit par John Sadler, secrétaire personnel d’Oliver Cromwell, hébraïste et ami de Menasseh Ben Israël.
Le matérialisme est depuis toujours constitutif du judaïsme, car il est fermement inscrit dans la Bible hébraïque, qui nie explicitement l’existence d’une âme immortelle individuelle : l’homme est poussière et retourne à la poussière (Genèse 3,19). Ce matérialisme a été, au fil des siècle, tempéré sous des influences extérieures (hellénistique puis chrétienne), mais n’a jamais été totalement abandonné de l’élite intellectuelle. De plus, il s’est très largement vulgarisé dans les milieux marranes, d’autant mieux que ceux-ci, par le biais du calvinisme, se sont émancipés du talmudisme pour retourner à la source de l’Ancien Testament. Si donc le matérialisme de Hobbes peut sembler révolutionnaire – et incompatible avec le monothéisme – dans le monde chrétien, il ne l’est aucunement dans le monde juif.
Hobbes est un puritain calviniste, mais ses idées religieuses sont si typiquement juives qu’on a émis l’hypothèse de son origine marrane (comme on l’a supposé de Machiavel, dont le néoconservateur Michael Ledeen écrit : « Écoutez sa philosophie politique et vous entendrez la musique juive ») [3]. Par exemple, Hobbes réduit la foi chrétienne à l’affirmation que « Jésus est le Messie », et défend une vision politique du Messie qui doit tout à l’Ancien Testament. Pour Hobbes, « le Royaume de Dieu fut d’abord institué par le ministère de Moïse sur les Juifs », car à cette époque, « Dieu seul est roi » [4].
Qu’il fût issu d’un milieu crypto-juif ou non, il est incontestable que le succès de Hobbes doit beaucoup à l’influence des juifs et marranes en Angleterre et au climat culturel qu’ils y ont diffusé. Hobbes n’est que le chef de file le plus visible d’un courant de pensée qui pénètre comme un corps étranger la chrétienté et y fait prospérer un complexe d’idées anthropologiques, sociologiques et politiques qui atteindra sa maturité à l’époque victorienne et rayonnera sur tout l’Occident pour fonder la modernité.
Mandeville et Smith
Adam Smith, auteur du fameux The Wealth of the Nations (1776), est un élève de Hobbes, mais au « Souverain » de ce dernier, il substitue le « Marché ». Postulant comme Hobbes que l’être humain est motivé exclusivement par son propre profit, il parie néanmoins que, dans une société de libre concurrence, la somme des égoïsmes individuels suffit à créer une société juste :
« Chaque individu […] cherche uniquement son propre profit, et il est en cela, comme dans bien d’autres cas, mû par une main invisible à promouvoir une fin qui ne faisait pas partie de son intention. »
Cette Main invisible est, en réalité, celle d’une ploutocratie régnant sur un monde totalement soumis à l’esprit marchand.
Le chaînon manquant entre Hobbes et Smith est Bernard Mandeville, philosophe politique né de parents huguenots réfugiés en Hollande, et installé à Londres en 1693. Très certainement influencé par les milieux marranes hollandais, et peut-être en réalité d’ascendance marrane, il publie en 1714 en anglais The Fable of the Bees, or Private Vices, Public Benefits, visant à prouver que :
« Les défauts des hommes, dans l’humanité dépravée, peuvent être utilisés à l’avantage de la société civile, et qu’on peut leur faire tenir la place des vertus morales. »
Les vices privés contribuent au bien public tandis que des actions altruistes peuvent en réalité lui nuire. Par exemple, un libertin agit par vice, mais « sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc. ». Au contraire, la moralité n’est d’aucune utilité sociale, et même nuisibles à la prospérité collective, puisqu’elle condamne le luxe : une société ne peut avoir en même temps morale et prospérité. Cette théorie politique s’appuie sur une théorie anthropologique qui postule en l’homme une passion pour l’admiration d’autrui, que Mandeville nomme self-liking, l’amour-propre. L’amour-propre « se concrétise par l’exhibition de vêtements élégants et bien parés, des équipages, du mobilier, des bâtiment coûteux, tout ce que les hommes peuvent acquérir pour se faire estimer des autres. » C’est donc le moteur de l’économie du luxe. Mais, précise Mandeville, cette économie du luxe fondée sur l’amour-propre ne concerne que les consommateurs. La production doit être assurée par une classe industrieuse maintenue dans une économie du besoin, c’est-à-dire dans un état d’indigence les forçant à travailler pour vivre.
La société heureuse selon Mandeville est celle qui permet à une classe de vivre dans le plaisir et dans l’oisiveté, grâce au travail des pauvres : une opinion que partageait Voltaire. Rousseau, en revanche, dont la vision de l’homme était comme l’antidote de celle de Hobbes, consacra plusieurs écrits à critiquer le système de Mandeville, qui lui inspirait un profond dégoût et dont il entrevoyait les conséquences désastreuses. [5]
Malthus, Spencer et Darwin
Peu après Smith apparaît, dans la même filiation idéologique, Thomas Malthus. Sa fameuse loi, énoncée dans son Essai sur le principe de population (1798), postule que toute période de prospérité crée une augmentation exponentielle de la population qui, si elle n’est pas enrayée, finit par dépasser les capacités de production de nourriture, entraînant famines, guerres et surmortalité.
Malthus s’oppose par conséquent aux lois de protection sociale, car « ces lois créent les pauvres qu’elles assistent ». Par conséquent : « Si un homme ne peut nourrir ses enfants, il faut donc qu’ils meurent de faim. »
Le malthusianisme, qui s’adapte bien au climat mental victorien, inspire à la fin du 19e siècle Herbert Spencer, qui formule la loi naturelle de la « survie du plus apte » dans Progress, its Laws and Causes (1857). Spencer dénonce à son tour les initiatives socialistes visant à protéger les individus faibles des dures lois de la sélection naturelle.
Darwin admet lui-même dans son livre que sa théorie n’est que « la doctrine de Malthus appliquée au règne animal et végétal, agissant avec toute sa puissance ». Rappelons que Darwin n’a pas inventé l’idée d’évolution, c’est-à-dire d’une parenté généalogique entre les espèces animales, mais qu’il en a simplement proposé une explication malthusienne, fondée sur une sélection naturelle par adaptation à l’état des ressources naturelles. Pour Malthus, ce mécanisme s’applique à l’intérieur d’une même espèce, en l’occurrence l’espèce humaine. Mais Darwin pose l’hypothèse hardie et à jamais invérifiable que la sélection naturelle est aussi responsable de l’apparition de nouvelles espèces (une espèce étant définie comme un groupe d’individus capables de se reproduire entre eux, mais non pas avec des individus d’une autre espèce). Darwin est aussi influencé par Spencer. On stigmatise aujourd’hui la théorie de Spencer comme un détournement abusif de la théorie biologique de Charles Darwin, et on la qualifie de « darwinisme social ». Mais le livre de Spencer est paru deux ans avant celui de Darwin sur L’Origine des espèces (1859). C’est en réalité Spencer qui a préparé la scène pour Darwin, et c’est le darwinisme qui devrait être désigné comme « spencérisme biologique ».
Le succès de Darwin n’est pas dû à ses mérites scientifiques intrinsèques, et ce ne sont pas les naturalistes qui lui ont fait bon accueil. Darwin a été surtout bien reçu par la bourgeoisie victorienne parce qu’il apportait à la théorie spencérienne et à l’idéologie politique dominante une caution venant des sciences dures.
Dans le sillage de Darwin est arrivé son cousin Francis Galton, anthropologue et statisticien, auteur de Hereditary Genius, its laws and consequences (1862), inventeur de l’« eugénisme », dont l’objet est de corriger l’effet pervers de la civilisation. Celle-ci, en effet, et c’est regrettable, « diminue la rigueur de l’application de la loi de sélection naturelle et préserve les vies faibles qui auraient péri dans des terres barbares ». Par conséquent, le laisser-faire de Spencer ne suffit pas ; il faut que l’État intervienne, non pour aider les faibles, mais pour les empêcher de se reproduire. Et c’est Leonard Darwin, le fils de Charles, qui mènera le combat en tant que Président de la British Eugenics Society de 1911 à 1928.
Notons que le paradigme qui se met en place à cette époque dépasse les clivages droite-gauche ; le « laisser-faire » de Spencer est plutôt libéral, alors que l’eugénisme de Galton, qui valorise l’interventionnisme étatique, est historiquement de gauche [6]. Mais le second n’est au fond qu’une sophistication du premier ; il prétend soutenir la « survie des plus aptes » par la stérilisation des moins aptes. Le paradigme darwinien peut donc aussi bien être mis au service d’un État obsédé par la pureté raciale, comme le sera l’Allemagne hitlérienne, qu’au service du libéralisme marchand, comme en Angleterre et aux États-Unis.
En dernière analyse, l’anthropologie de Darwin, implicite dans L’Origine des espèces et explicite dans La Descendance de l’homme et la sélection naturelle (1871), est bien l’héritière de celle de Hobbes, car Darwin n’a fait que rendre littéral ce qui n’était encore qu’une métaphore chez Hobbes : l’homme est une bête. Non seulement l’homme civilisé descend du sauvage (Hobbes), mais le sauvage lui-même descend du singe (Darwin).
Dans son second ouvrage, Darwin apporte une froide justification au colonialisme et au génocide amérindien, en écrivant :
« Dans une période future, pas si lointaine et mesurable en termes de siècles, les races civilisées de l’homme extermineront certainement et remplaceront les races sauvages à travers le monde. » [7]
Darwin ne dit là rien de plus que ce qui avait été dit avant lui, mais il apporte à cette idée le cachet de la science naturaliste, et surtout, en la raccordant à sa théorie de l’origine des espèces, il place implicitement ce processus génocidaire dans la continuité d’une évolution positive qui a déjà produit l’homme sauvage à partir du singe.
Congruence judaïque
Darwin a aussi écrit dans La Descendance de l’homme :
« Si une tribu renferme beaucoup de membres qui possèdent à un haut degré l’esprit de patriotisme, de fidélité, d’obéissance, de courage et de sympathie, qui sont toujours prêts, par conséquent, à s’entraider et à se sacrifier au bien commun, elle doit évidemment l’emporter sur la plupart des autres tribus ; or, c’est là ce qui constitue la sélection naturelle. » [8]
On comprend aisément la réception favorable de cette idée parmi l’élite juive britannique, qui entretient une ferme conviction dans la supériorité du peuple juif, et qui trouve donc dans la Sélection darwinienne une nouvelle interprétation de l’Élection divine. Nul n’incarnait mieux cette disposition d’esprit que Benjamin Disraeli, futur Premier ministre britannique, ami du baron Lionel de Rothschild et précurseur du sionisme. Hannah Arendt qualifie Disraeli de « fanatique de la race » qui, dans ses écrits, « traçait le plan d’un empire juif, dans lequel les Juifs seraient la classe gouvernante, strictement séparée ». [9]
Sept ans avant L’Origine des espèces, Disraeli écrivait :
« Il est vain pour l’homme de tenter de déjouer l’inexorable loi de la nature qui a décrété qu’une race supérieure ne pourrait jamais être détruite ou absorbée par une race inférieure. » [10]
Le paradigme darwinien suscite une forte résonance dans la mentalité juive, et plusieurs penseurs juifs se distinguent parmi les plus enthousiastes disciples de Spencer, Darwin et Galton. Lucien Wolf, rédacteur en chef du Jewish World, mais aussi politicien et historien, est l’un des premiers à avoir élaboré une théorie « darwinienne » de la supériorité raciale des juifs. Il écrit en 1884, dans un article titré What is Judaism ? A Question of To-Day :
« Je crois que l’importance de la supériorité des Juifs consiste précisément dans le fait qu’elle constitue presque un degré dans l’évolution. »
Cette supériorité serait selon lui l’heureux résultat de « l’observance rigide pendant de longs siècles d’un légalisme "particulier" par un peuple particulièrement exclusif », par quoi il entend principalement la stricte endogamie :
« Le séparatisme juif, ou "tribalisme" comme on l’appelle maintenant, a été inventé pour permettre aux Juifs de conserver sans tache pour le bénéfice de l’humanité non seulement les enseignements du judaïsme mais aussi leurs résultats physiques comme illustrations de leur valeur. » [11]
En relation avec l’endogamie est souvent invoquée, comme explication darwinienne de l’intelligence supérieure des juifs, la valorisation juive du travail intellectuel, qui assure une forte compétitivité des rabbins sur le marché matrimonial : ainsi au Moyen Âge, les esprits les plus performants se faisaient moines abstinents s’ils étaient chrétiens, mais obtenaient les épouses de choix et une nombreuse descendance s’ils étaient juifs. [12]
Joseph Jacobs, qui travailla avec Francis Galton, mettait l’accent sur le rapport compétitif entre les races. On lit dans ses Studies in Jewish Statistics, Social, Vital and Anthropometrical (1891) :
« Dans le cas des Juifs, la persécution, quand elle n’a pas été trop dure, a probablement aidé à faire ressortir leurs meilleures potentialités. […] Finalement les membres les plus faibles de chaque génération ont été éliminés par la persécution qui les tentait ou les forçait à embrasser le christianisme, et ainsi les Juifs contemporains sont les survivants d’un long processus de sélection non-naturelle qui les a apparemment excellemment adaptés à la lutte pour l’existence intellectuelle. » [13]
Ce retournement positif de la persécution comme mécanisme spencérien assurant la « survie des plus aptes » par l’expulsion des juifs « mous » du pool génétique est un lieu commun parmi les juifs communautaires. Theodor Herzl l’évoque comme si elle allait de soi :
« Cette haine des Juifs n’aura jamais provoqué que la défection des plus faibles d’entre nous. Les Juifs les plus forts reviennent fièrement à leur peuple lorsque éclatent les persécutions. »
Comme le signale Claude Klein en note de sa traduction de L’État des Juifs, c’est dans la même logique que le Premier ministre israélien Itzhak Rabin (1974-1977) qualifiait de « chute de déchets » les juifs quittant Israël [14]. Quant à l’importance de l’endogamie pour la préservation de la race juive, elle a été résumée par Golda Meir en ces termes :
« Épouser un non-juif, c’est rejoindre les six millions [de juifs exterminés] ? » [15]