Après l’annonce fin novembre 2013 de trois plaintes pénales déposées par des Syriens contre Laurent Fabius pour complicité de crimes commis en Syrie, nous apprenons que deux nouvelles plaintes pénales visant le même ministre des Affaires étrangères vont être déposées.
L’une concerne les attaques du 4 août 2013 ayant eu lieu autour de Lattaquié en Syrie et qui ont déjà donné lieu à la plainte de M. Salim ; l’autre concerne les massacres ayant eu lieu le 5 septembre 2013 dans les villages chrétiens autour de Maaloula (villages syriens où l’on parlait encore l’araméen, langue de Jésus).
Dès le dépôt des premières plaintes, le ministère des Affaires étrangères avait répondu que « compte tenu des premiers éléments communiqués par la presse, cette procédure n’a à l’évidence aucun fondement juridique sérieux et est dépourvue de toute crédibilité » (point presse du 29 novembre 2013). À l’occasion de ces deux nouvelles plaintes, qui portent leur nombre total à cinq, Égalité & Réconciliation a voulu en savoir plus sur le sérieux du fondement de ces procédures.
Dans l’entretien qui suit, Maître Viguier s’est prêté au jeu de questions volontairement posées sans concessions et portant sur les aspects qui peuvent paraître les plus fragiles ou les plus discutables de ces procédures, ceci afin de cerner les points discutés au plus près et de permettre d’aborder de manière claire et précise les aspects les plus techniques du dossier. Pour la richesse d’un débat ouvert ainsi au plus grand nombre.
E&R : En mars dernier vous avez lancé un appel pour la paix en Syrie, en octobre vous vous êtes rendu à Damas avec un collectif d’avocats français et suisses et aujourd’hui vous déposez une plainte pénale devant la Cour de justice de la République contre l’actuel ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius. Tout d’abord, dans quelles conditions et pourquoi vous êtes-vous rendus à Damas, au mois d’octobre dernier ?
Damien Viguier : Entre autres raisons, pour rencontrer sur place des victimes civiles du conflit, et réunir les conditions de possibilités d’actions, auxquelles nous réfléchissions depuis un moment avec mes clients. Les idées ne viennent pas en restant chez soi, devant un livre ou derrière son ordinateur. Mais nous y allions aussi pour marquer notre réprobation de la « politique » que la France, ou ceux qui agissent en son nom, mène là-bas. C’était une question d’honneur. Quant aux conditions, nous étions invités par un confrère, le Bâtonnier du Barreau de Damas.
Est-ce que l’opinion ne risque pas de comprendre votre action moins comme une démarche de défense des victimes civiles, que comme de la propagande pour soutenir l’État syrien ?
Encore faudrait-il que propagande il y ait ! Or, ici, en France, cela ne risque rien. Tout est sous contrôle, verrouillé. Les médias parlent d’une seule voix, celle de leurs maîtres. Par ailleurs, pour ma part, j’agis par respect pour le serment que j’ai prêté, le serment d’avocat, et plus profondément encore j’agis en tant que juriste, en tant que connaisseur de la science du droit. Il m’est impossible de rester sans rien faire pendant que des usurpateurs prétendent être du côté du bon droit. D’où l’appel lancé à mes confrères, et que je renouvelle aujourd’hui. Et je réponds que nous travaillons pour le compte des personnes qui ont subi l’horreur en Syrie.
Avez-vous le mandat de ces personnes ?
Bien évidemment. De toute manière je dois préciser que ce n’est pas moi qui me plains ; je ne fais, nous ne faisons, avec le collectif international d’avocats qui s’est formé, que conseiller et assister ces personnes dans leur démarche. Ce sont elles, les premières victimes. En l’occurrence, pour le moment, Mme Al Kassem, MM. Salim et Al Ibrahim. Mais nous déposerons bientôt les plaintes de MM. Darwich et Thaalab. Et d’autres plaintes arrivent.
Un procès devant la Commission des requêtes
Quel est exactement l’objet de cette action contre Laurent Fabius ?
Il s’agit d’une plainte pénale. La fin théorique d’une telle action est d’obtenir la condamnation et la sanction de l’intéressé. Puisque l’auteur des faits est ministre, il existe une procédure spéciale, devant la Cour de justice de la République. Cette procédure a été instaurée à l’époque du scandale du sang contaminé, précisément pour permettre à des particuliers de faire entendre le préjudice qu’ils subissent du fait d’un ministre dans l’exercice de ses fonctions. La décision dépend de la Commission des requêtes de la Cour de justice de la République. Nous demandons aux membres de cette commission, qui sont de hauts magistrats, de la Cour de cassation, du Conseil d’État et de la Cour des Comptes, de simplement accepter de transmettre la plainte au Procureur général près la Cour de cassation.
Y a-t-il des chances que cette commission transmette les plaintes ?
Je ne suis pas devin. Mais leur décision a un poids certain. En somme, tout le procès se résume d’abord à la décision de cette Commission des requêtes : acceptent-ils ou non la plainte ? S’ils ont un doute quant aux faits, ils ont le pouvoir de diriger une enquête. C’est ce que je leur ai demandé, subsidiairement.
Dès lors que peut-on espérer ? S’il est peut-être déjà illusoire de penser que les membres de cette Commission puissent vous donner raison, comment croire que les dossiers pourront aller jusqu’à être examinés par la formation de jugement de la Cour de justice de la République ? Et même si l’on arrivait jusqu’à ce stade, alors ce sont des parlementaires qui décident, comment donc ne pas craindre le « déni de justice » ?
Tout ce que j’espérais est déjà là. C’est-à-dire que les gens qui, là-bas, ont souffert des agissements de notre ministre, ces gens ont trouvé une voie pour crier cette souffrance. C’est un exutoire. On les a délogés, on a détruit leur maison, on a mis le chaos dans leur pays, et en plus il faudrait leur expliquer que ceux qui en sont les responsables ne seront pas inquiétés, que leur plainte ne peut pas être entendue, parce qu’elle n’aurait aucune chance de conduire… à quoi finalement ? L’intéressé encourt plusieurs fois la perpétuité. Croyez-vous que je sois naïf au point de croire qu’il sera condamné au maximum ?
L’interdit de Créon
Pouvez-vous nous préciser ce que ces gens ont vécu ?
Mme Al Kassem a perdu trois de ses enfants. Elle et sa famille se sont fait attaquer, chez eux, à 3h du matin, par une bande d’assassins. M. Al Ibrahim agit pour sa mère, son frère et l’épouse de ce dernier, tous assassinés, ce qui laisse orphelins ses deux neveux, lors de l’attaque de leur village, en pleine nuit. La famille de M. Salim a aussi subi une attaque, là encore de nuit. Il a perdu, dans des conditions horribles, son père, trois de ses frères, sa tante non-voyante et ses cousins et cousines. Sa propre épouse et ses quatre enfants ont été enlevés. Je vous passe les détails, ils figurent dans notre communiqué.
Quelles qualifications recouvrent ces faits, à votre avis ?
Là c’est du droit pénal spécial, je vous donne la liste : menaces de mort, violation de domicile, dégradation et destruction, mutilation, assassinat, séquestration, enlèvement, détention et atteinte à l’intégrité du cadavre à raison de sa supposée non-appartenance à une religion déterminée.
Qu’est-ce que cette dernière qualification ?
C’est dans le cas Al Ibrahim. Un tueur a brandi le cadavre de sa victime en en parlant comme d’un porc. Il disait sans doute cela à cause de la croyance religieuse qu’il prêtait à cette victime, et parce qu’il supposait que celle-ci n’appartenait pas à l’Islam. Le cas est intéressant pour deux raisons. D’abord parce que d’être musulman ne vous met pas à l’abri, dès lors que vous n’avez pas l’heur de l’être aux seuls yeux de ces tueurs. Ensuite il est intéressant de relever cette infraction, parce qu’aux sources de notre tradition, sources communes à l’Orient et à l’Occident, il y a la Grèce et le droit naturel, et que le droit naturel commence avec l’histoire d’Antigone, et que le sujet de l’histoire d’Antigone, c’est le cadavre de son frère, que Créon veut laisser pourrir au sol, en proie aux chiens et aux rapaces. Elle brave l’interdit de Créon en accomplissant sur la dépouille de son frère les rites sacrés. Et pour ça elle est condamnée. Dans le respect dû aux morts, nous touchons au plus profond de la civilisation humaine. Heureusement que nous avons une incrimination qui prévoit le cas.
Le motores criminis
Ne craignez-vous pas que votre plainte soit réduite à sa dimension politique ? Où est le droit dans tout cela ? Car dans le fond, comment faire tenir une pareille accusation ? En quoi est-ce que Laurent Fabius serait coupable de ces faits ?
Pour complicité.
Est-ce sérieux, juridiquement ?
Absolument. Cet argument est très simple à comprendre. Il suffit de savoir ce qu’est la complicité et quels en sont les différents cas. Berriat Saint-Prix définissait la complicité comme « l’action d’exciter à commettre un délit ». C’est ce qu’a fait Laurent Fabius. À des moments où d’ailleurs le conflit semblait pouvoir trouver une issue diplomatique, il a réactivé le chaos par des déclarations tonitruantes d’une violence invraisemblable. Du jamais vu.
À quoi pensez-vous ?
Lorsqu’il promettait une intervention armée en Syrie, lorsqu’il promettait de livrer des armes à la « rébellion », lorsqu’il disait que le Front Al-Nosra, organisation classée comme terroriste par les États-Unis, « faisait du bon boulot », lorsqu’il allait jusqu’à dire que le Président Bachar Al-Assad « ne mériterait pas d’être sur la Terre », lorsque récemment encore il réclamait « une réaction de force » au risque de déclencher un conflit mondial, toutes ces déclarations faisaient le tour des rédactions, se diffusaient sur les télévisions et sur l’Internet, en Occident et en Orient. Cela touchait les Syriens.
Pourriez-vous nous expliquer plus concrètement encore comment et en quoi il peut y avoir complicité entre les auteurs des crimes en Syrie et notre ministre des Affaires étrangères, qui se livre à des déclarations ?
En droit, parmi les cas de complicité, il y a la provocation par abus d’autorité. Il émane de la fonction de ministre des Affaires étrangères de la France une autorité certaine. L’abus a consisté à détourner le prestige dont il était affublé pour l’orienter vers des fins inavouables ; en l’occurrence œuvrer à faire perdre toute légitimité et à rejeter même dans l’illégalité un chef d’État étranger, et avec lui les forces de l’ordre, police, armée, justice, de tout un pays ; ce faisant il appelait à la révolte et tendait formellement à donner toute légitimité et même toute légalité aux actes de désobéissance et jusqu’aux crimes et aux délits commis au nom et sous les « ordres » d’une prétendue rébellion contre ce chef d’État, son armée, son administration et sa population. Laurent Fabius a été, du moins est-ce ce que soutiennent les plaignants, le motores criminis des crimes dont ils ont souffert. Et en autorisant la désobéissance, il rendait la protection de la population d’autant plus difficile.
Un ministre doit toujours répondre de ses actes
Mais est-ce que pour sa défense l’intéressé ne va pas dire tout simplement qu’il n’était conscient des conséquences de ces actes, qu’il ne connaissait pas vraiment la situation du terrain ?
L’intéressé était on ne peut mieux informé de la situation sur le terrain syrien et sur la scène diplomatique. S’il ne l’était pas, il n’avait pas à agir comme il l’a fait. S’il a été trompé par ses services – peut-être est-ce la raison, alors, de son comportement, l’enquête le dira –, il ne serait pas vraiment coupable. Mais responsable, sans doute. Car un ministre est toujours responsable de ses actes. Et lorsque je dis cela, j’ai l’impression de le dire sous l’inspiration des forces de l’esprit. Non, il agissait sciemment, indépendamment même et malgré les nombreuses oppositions à l’intérieur de son ministère et de son administration, dans le but de voir des crimes et des délits se commettre en Syrie contre les populations. Les actes du ministre des Affaires étrangères de la France ont à chaque fois été suivis d’effets, ils ont relancé les troubles et fait couler le sang.
Comment résolvez-vous cette autre difficulté : les actes sont commis à l’étranger, on ne sait par qui, sur des victimes étrangères. Comment est-ce qu’une juridiction en France peut être concernée ?
Il s’agit du chef de la diplomatie française. Aucune poursuite contre lui ne peut s’exercer ailleurs qu’en France. Même s’il violait lui-même une fillette sur l’autel à l’heure de la messe, dès lors que le crime a eu lieu au Portugal ou aux Philippines, il ne pourrait pas être poursuivi par aucune des juridictions de ces pays. Il y a une immunité diplomatique. Seules les juridictions françaises sont compétentes. C’est un privilège de juridiction.
Et, que ce soit pour les crimes commis sur place ou pour les faits de complicité, vous ne parlez ni de crime de guerre, ni de crime contre l’humanité, mais uniquement de crime de droit commun. Vous vous en êtes expliqué dans un article paru récemment sur le site. Pouvez-vous revenir sur ce point ?
Voilà des qualifications qui ont suscité le débat au sein du collectif. Ce sont des catégories piégées. En cas de guerre conventionnelle selon la tradition du droit international classique, l’incrimination du crime de guerre est un instrument essentiel à la discipline des armées, essentiellement pour la protection des civils. Mais dans le contexte du gouvernement par le chaos, la catégorie devient des plus meurtrières, puisqu’elle est retournée contre une armée par un agresseur qui soulève précisément la population contre elle. Parler alors de crime de guerre pour définir les actes de cet agresseur, c’est supposer une armée organisée aux ordres d’un gouvernement. C’est entrer dans le jeu de l’ennemi, qui cherche précisément à déstabiliser l’État par la reconnaissance de gouvernements en exil ou de commandements rebelles. Il faut en rester au droit commun. L’assassinat ou l’enlèvement sont des crimes suffisamment graves. La surenchère n’apporterait rien et serait dangereuse. De même que des poursuites qui, de manière hasardeuse, s’orienteraient vers l’intelligence avec une puissance étrangère, ou qui donneraient aux faits une dimension par trop politique. Il faut en rester au droit commun, ce sont des personnes, des particuliers qui sont victimes.
- 22 octobre 2013 : le village de Maaloula enterre 25 civils tués par les « rebelles »
Finalement vous semblez croire à la force de la justice et du droit. Pensez-vous qu’il existe une autonomie objective du droit, ou bien considérez-vous, avec les marxistes, qu’il n’est que l’expression superstructurale d’un rapport de force ?
Je répondrais qu’il faut sortir de la contradiction, la dominer. Cela a toujours été le but des juristes. Depuis les sophistes jusqu’à nos jours, en passant par la scolastique médiévale, le grand art du contradicteur est de tenir en esprit, simultanément, le pour et le contre. Et c’est Poincaré, lui qui n’était pas juriste, qui disait que d’une contradiction l’on peut toujours se sortir d’un coup de pouce, c’est-à-dire par un distingo.
Et quel est le distingo ici ?
Il y a les actes du pouvoir qui prennent les apparences du droit. C’est le droit positif, ce droit est l’expression de la force brute. Ce faisant, parfois il déforme le vrai droit.
Quel vrai droit ?
Le droit naturel, le droit savant, celui qui est rationnel. Mais il est très difficile de le définir, il est même indéfinissable de manière définitive, parce qu’il est controversé, les avis entre juristes s’opposent. Et ils s’opposent précisément parce que l’enjeu, souvent, consiste à savoir si les actes du pouvoir sont légitimes ou non, c’est-à-dire conforme ou non au droit. Comme certains ne souhaitent pas critiquer le moindre acte du pouvoir, ils disent qu’il n’y a pas de droit naturel. Mais donc foncièrement je crois que Savigny et Marx avaient raison ensemble.
Pour finir, que répondez-vous à ceux qui disent que votre plainte fait le jeu d’un pouvoir syrien qui, bien que légal, est aujourd’hui coupable, selon eux, de nombreuses exactions contre sa population ?
Selon moi une armée et son chef sont toujours irréprochables. Si certains militaires, plus ou moins hauts gradés, se livrent à des actes répréhensibles cela relève de la discipline interne de cette armée, à l’exclusion de toute autre autorité. Il s’agit du privilège de juridiction dont je vous parlais. C’est ce droit que l’État syrien applique depuis le début des évènements. La discipline au sein de l’armée syrienne est d’une grande rigueur. Qui outrepasse les ordres est vite identifié et sanctionné. Les militaires qui ont pu commettre des crimes ont donc été démis de leurs fonctions et sont emprisonnés.
Les mêmes vous dirons alors que l’on a noté la présence dans la population syrienne de petites bandes, parfois plus ou moins « organisées » en milices, et qui commettent des exactions contre les personnes supposées ennemies de l’État syrien.
Qu’il y ait dans la population syrienne des individus déséquilibrés, violents, arrivistes peut-être, aussi, ne serait pas très surprenant. Il y en a partout. Dans une guerre civile, au milieu du désordre, ces gens-là sortent de l’ombre. Ils desservent l’armée syrienne. Leur condamnation appartient à l’État syrien. Cela ne dédouane pas, bien au contraire, celui qui savait pertinemment ce qu’il était en train de déclencher. D’ailleurs, là encore, l’État syrien a agi. Ceux qui abusaient de la situation ou croyaient que sous prétexte de défendre l’État tout leur était permis ont été sévèrement punis. Ce sont eux qui ont été considérés ennemis de l’État.
En résumé, mis à part le fait que la décision repose sur les membres d’une Commission qui feront ce qu’ils voudront, cette plainte semble beaucoup plus fondée en droit que ce que l’on pouvait imaginer de prime abord.
Une autre chose a déjà trouvé son aboutissement. C’est que, par ailleurs, il fallait fournir un effort de compréhension de la situation, fournir un effort juridique, pour analyser les faits, les qualifier, dire ce qu’il y avait à dire au nom du droit. Et c’est dit. Cela a généré une réflexion dans notre groupe. Et lorsque ne serait-ce que trois ou quatre juristes se réunissent pour discuter, en général cela a de l’effet. La chose est rare.