La démission de Florian Philippot du Front national, et de quelques autres, ne relève pas de l’anecdote. C’est bien d’une véritable scission dont il s’agit. C’est un tournant majeur dans la politique française.
Florian Philippot, et cela était connu de tous, avait cherché à apporter une autre ligne politique au Front national. Il y avait réussi dans une certaine mesure. Cette dernière s’était traduite par une évolution sensible, qui avait permis à ce parti de passer des 12-15% des voix qui étaient son score à l’époque, jusqu’aux scores qu’il avait enregistré aux dernières élections (33,9% au deuxième tour de la présidentielle et 10,638 millions de voix). Ces scores étaient historiques. Au-delà, cela avait permis de penser que, face à la tyrannie montante de l’Union européenne et à ses relais en France, un front commun aurait pu être réalisé avec les courants souverainistes de gauche.
1. Ce front commun ou « front de libération nationale », car c’est bien de cela dont il s’agit, impliquait que soit le Front national poursuive sa mutation, et devienne pleinement un grand parti populiste, soit qu’en sorte un nouveau parti, débarrassé des scories racistes et d’extrême droite. Je l’avais dit à l’époque de manière claire [1]. Il faut alors relire les termes que j’avais employés :
« À terme, la question des relations avec le Front national, ou avec le parti issu de ce dernier, sera posée. Il faut comprendre que très clairement, l’heure n’est plus au sectarisme et aux interdictions de séjours prononcées par les uns comme par les autres. (…) Il faut cependant avoir conscience que la constitution des “Fronts de Libération Nationale” pose de redoutables problèmes. Ils devront inclure un véritable programme de “salut public” que les gouvernements issus de ces “Fronts” auront à mettre en œuvre non seulement pour démanteler l’euro mais aussi pour organiser l’économie le “jour d’après”. Ce programme implique un effort particulier dans le domaine des investissements, mais aussi une nouvelle règle de gestion de la monnaie, ainsi que de nouvelles règles pour l’action de l’État dans l’économie. (…) L’idée de Fronts de Libération Nationale est donc certainement une idée très puissante, que ce soit en France ou en Italie. Mais, elle implique que, au moins à gauche, on se réapproprie la logique des “fronts” et que l’on comprenne que dans ce type de “front” peuvent subsister d’amples désaccords mais qui sont – temporairement – renvoyés au second plan par un objectif commun. La véritable question est celle de l’autonomie d’expression et d’existence des forces politiques de gauche au sein de ces fronts. Il faudra donc bien veiller à ce que les formes institutionnelles que pourraient prendre ces fronts ne soient pas contradictoires avec l’autonomie politique. »
Ces lignes gardent aujourd’hui toute leur pertinence et toute leur importance. Au-delà de la Grèce, nous voyons bien que l’euro et l’Union européenne conduisent l’un et l’autre à limiter chaque jour un peu plus la démocratie et la souveraineté de notre pays, et qu’il y a un lien logique entre la crise des institutions démocratiques et le déni de la souveraineté. La logique (et non la simple réédition) du CNR s’impose de manière évidente pour faire face aux problèmes que notre pays connait. Le problème était, et il reste encore, que cette logique de « front » n’est pas maîtrisée, et parfois tout simplement pas comprise par certains [2].
2. Le départ de Florian Philippot est donc le début d’une véritable scission, qu’elle se fasse immédiatement ou qu’elle se produise dans le temps, avec une hémorragie des adhérents et le départ des meilleurs militants. Elle solde l’incapacité de la direction du Front national de se mettre à la hauteur des enjeux historiques, et l’incapacité plus particulière de Marine le Pen qui s’est révélée dans la campagne présidentielle et en particulier lors du débat du mercredi d’avant le second tour. J’en ai longuement traité dans l’interview donnée au Cercle des Patriotes Disparus [3].
Au-delà du comportement personnel de la candidate, cet épisode a montré la présence d’une incohérence de fond dans sa campagne. Le fait qu’elle n’ait pu ni su corriger rapidement cette incohérence était tout aussi significative. Ici encore, je dois rappeler les mots dont j’ai usé :
« C’est donc dans une position affaiblie que Marine le Pen est arrivée au débat du mercredi avant le deuxième tour. Elle a commis deux erreurs : celle de sous-estimer son adversaire, et quoi que l’on puisse penser de la politique d’Emmanuel Macron il n’est pas le premier venu, et celle de penser qu’elle pouvait jouer la carte du populisme démagogique, un peu à la manière de Donald Trump. Mais, la culture politique française est très différente de la culture politique des États-Unis, au moins sur ce point. Le résultat a été ce que l’on en a vu : un agitation stérile, et parfois pathétique, passant à côté des véritables questions qui auraient pu mettre Emmanuel Macron en difficulté. La perte de crédibilité, dont je rappelle qu’elle avait commencé à se manifester dès le dimanche précédant le débat, est alors devenue catastrophique. Elle a donc abouti à “re-diaboliser” Marine le Pen, donnant alors une crédibilité aux positions “barragistes” [4]. »
On voit bien ici ce qui était en jeu. Incapable de surmonter cet échec, le Front national et sa présidente se sont depuis enferrés dans des attitudes suicidaires. En limitant leur discours à la seule problématique de l’immigration, ils passent complètement à coté du fait central : l’échec aujourd’hui des mécanismes d’intégration, un échec qui peut justifier une certaine position quant à l’immigration immédiate, mais qui n’en découle pas.
3. Que deviendra le Front national ? Il ne peut espérer que le sort du Parti communiste français après l’échec historique de la candidature de George Marchais en 1981. Il se transformera en un « parti zombi », un mort-vivant de la politique. Telle fut la trajectoire du PCF à partir de 1981, une trajectoire qui l’a conduit, alors qu’il avait obtenu plus de 20% des suffrages à la fin du gaullisme, à tomber sous les 5%.
Cette trajectoire devrait cependant être plus rapide. Même si le choc de la dissolution de l’URSS n’existera pas pour le FN, les traits les plus repoussants de ce parti vont s’affirmer au fur et à mesure qu’il se repliera sur lui-même. Il perdra sa base électorale nationale, mais conservera sans doute, pour quelques années, un enracinement local, en particulier en Provence et sur la Côte d’Azur. Il est certain que, pour certains des proches de Marine le Pen, il y a là une garantie de carrière. Ils pourront toujours monnayer dans des accords sans principes avec les Républicains leurs places fortes. C’est une pure logique d’avantages personnels qui s’imposera, bien opposée à leur discours qui prétend vouloir « servir la Nation ». Ils feront ainsi le trajet de ceux des membres du RPF des années 48-52 qui, selon l’expression même du Général de Gaulle étaient « allés à la soupe ». Les électeurs qui s’étaient portés sur le FN, quant à eux, comprendront qu’il ne sert à rien et s’en détourneront. Ils s’en détourneront d’autant plus vite que les autres forces souverainistes sauront s’ouvrir aux problématiques portées par ces électeurs et cesseront, pour certains, de s’aveugler sur les problèmes réels de l’islamisme.
4. Quant au destin personnel de Florian Philippot et des personnes qui le suivent, il est encore trop tôt pour se prononcer. Si une scission est toujours un phénomène significatif, cela ne signifie pas obligatoirement qu’il en soit de même quant à la carrière politique des gens qui ont fait scission. La seule chose qui peut être dite est qu’il est de la plus haute importance de ne pas se renier et d’avoir une position cohérente. On verra, dans les semaines qui viennent, si la posture gaullienne qui était celle de Philippot n’était que posture ou traduisait un engagement profond. Il pourra développer alors son discours d’une manière qui ne sera plus contrainte par le cadre du FN.
Ce tournant est en fait la preuve que le processus de déconstruction-reconstruction de la vie politique en France, processus qui explique en partie l’élection d’Emmanuel Macron, est toujours en train de se produire.