Primo Levi est mort il y a trente ans, le 11 avril 1987. Ce docteur en chimie italien est connu pour son témoignage sur Auschwitz, Si c’est un homme, écrit il y a soixante ans (1947).
Ce n’est qu’au début des années soixante, cependant, que ce livre trouva son public. « Pour moi, écrit Jean Daniel dans La Prison juive, il a fallu attendre les livres de Primo Levi, très tardivement diffusés en France, pour comprendre comment, à la fin des fins, on pouvait parler de manière légitime de l’unicité de la Shoah [1]. »
Le livre est aujourd’hui « considéré comme un pilier de la littérature de la Shoah, aux côtés de La Nuit d’Elie Wiesel et du journal d’Anne Frank » (Wikipedia). En 1976, Levi y ajouta un appendice de vingt-cinq pages pour « répondre aux questions récurrentes posées lors de ses conférences » (Wikipedia), en apportant notamment des précisions sur les chambres à gaz.
Un an plus tard, en 1977, Levi publia dans La Stampa un texte intitulé « Un testament », intégré par la suite dans le recueil Lilith et autres nouvelles. Ce texte très bref se présente comme le testament d’un « arracheur de dent » adressé à son « fils bien-aimé », et se termine par ces lignes, sur lequel Alain Soral a déjà attiré notre attention il y a quelques années [2] :
« De tout ce que tu viens de lire tu pourras déduire que le mensonge est un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole, par les yeux, par le sourire, par l’habit. Non pas seulement pour tromper les patients ; tu le sais, notre propos est plus élevé, et le mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde : mais cela ne pourra se faire qu’à la condition d’avoir su mentir mieux et plus longtemps que nos adversaires. Je ne le verrai pas, mais toi tu le verras : ce sera un nouvel âge d’or, où seules les dernières extrémités pourront nous mettre dans la triste nécessité d’arracher encore des dents, tandis qu’il nous suffira, pour gouverner l’État et administrer la chose publique, de prodiguer les pieux mensonges que nous aurons su, entre-temps, porter à la perfection. Si nous nous révélons capables de cela, l’empire des arracheurs de dents s’étendra de l’Orient à l’Occident jusqu’aux îles les plus lointaines, et n’aura pas de fin [3]. »
L’éditeur français ne s’est pas trompé sur l’importance de ce texte dans l’œuvre de Levi, en l’imprimant en couverture.
Le mensonge et la vérité sont des thèmes chers à Levi, comme en témoigne encore cet extrait des premières pages de son dernier essai Les Naufragés et les rescapés :
« Les SS trouvaient plaisir à en avertir cyniquement les prisonniers : “De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons déjà gagnée contre vous ; aucun d’entre vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelques-uns en réchappaient, le monde ne les croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des discussions, des recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitudes parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns d’entre vous devaient survivre, les gens diront que les faits que vous racontez sont trop monstrueux pour être crus : ils diront que ce sont des exagérations de la propagande alliée, et ils nous croiront, nous qui nierons tout, et pas vous. L’histoire des Lager, c’est nous qui la dicterons [4].” »
Déjouer ce plan diabolique fut la mission héroïque des témoins comme Levi.
Levi est mort d’une chute dans la cage d’escalier de son immeuble. L’enquête a conclu au suicide. Mais le sociologue Diego Gambetta conteste la thèse du suicide et penche pour une chute accidentelle, car Levi n’a pas laissé de lettre d’adieu, n’a pas fait part à ses proches d’idées noires, et avait des projets. En effet, nous dit Wikipédia, en avril 1987, soit dans les jours précédant sa mort, Levi « travaille sur une autre sélection d’essais appelés Le Double Lien, qui […] portent sur des thèmes très personnels. Cinq ou six chapitres du manuscrit existent. Carole Angier, qui a consacré une biographie à Primo Levi, écrit en avoir lu quelques-uns, mais la majorité, distribuée par Levi à des amis proches, n’a pas été rendue publique, et certains pourraient même avoir été détruits. »
Rappelons que le « double lien » (double bind) est un terme utilisé en psychologie systémique pour décrire un mode de communication fonctionnant par injonctions paradoxales, engendrant des dissonances cognitives supposées génératrices de schizophrénie.