Le 12 mars 2015 Thierry Noirtault comparaissait devant le Tribunal des Sables d’Olonne. Son avocat publie le compte-rendu de sa plaidoirie. Le jugement est en délibéré et sera prononcé le 26 mars prochain.
C’est par la lecture d’un texte publié par un Général de l’armée française, lequel s’exprimait au sujet de l’affaire Charlie et des évènements du 11 janvier 2015, que j’ai commencé mon plaidoyer : « L’élan émotionnel et spontané a été récupéré pour initier une opération de manipulation des foules qui a engendré ces manifestations de très grande ampleur [1] ».
Sur la narration des faits, je suis resté bref, puisque tout avait été dit à l’audience durant la phase d’enquête. Thierry Noirtault, dont je prends la défense, est prévenu d’avoir, aux Sables d’Olonne, place de la Liberté, le 11 janvier 2015, au beau milieu du rassemblement d’unité nationale, par un audacieux acte d’amour qui lui a demandé un certain courage, brandi un écriteau où figuraient ces mots :
JE SUIS CHARLIE – JE SUIS HUMAIN - JE SUIS KOUACHI – JE SUIS LA VIE ♥
La scène a été filmée et diffusée sur Internet :
Sur délation, une enquête est ouverte et on recherche le perturbateur. On finit par l’identifier et l’on surveille son compte Facebook, depuis lequel il s’exprime au sujet de ce geste. Le 14 janvier 2015, lorsqu’il apprend l’arrestation de Dieudonné (qui de son côté avait dit « je me sens Charlie Coulibaly »), Thierry Noirtault y écrit qu’en solidarité avec l’humoriste il va se dénoncer au commissariat. Le dit commissariat, aussitôt alerté par les enquêteurs, attend Thierry Noirtault et dès son arrivée, l’accueille par une mise garde à vue qui durera vingt-deux heures. Il expliquera que l’OTAN est la véritable organisation terroriste, et que nos gouvernants sont ses complices. Il dira aussi trouver « débile » que l’on puisse le poursuivre pour apologie d’actes de terrorisme et dénoncera la dérive totalitaire dans notre pays.
À l’audience, la manière dont le Président, chacun de ses conseillers comme les deux membres du ministère public ont posé leurs questions au prévenu pouvait laisser penser que pour eux il allait de soi que le fait de brandir un écriteau avec la mention « Je suis Kouachi » était qualifiable d’apologie d’actes de terrorisme. Aussi, c’est au contraire la question que je devais soulever dans l’esprit des magistrats, car selon moi la réponse à cette question est très loin d’être évidente. Et pour ce j’ai traité du Texte et du Contexte de cette fameuse qualification pénale.
Amalgame
Le texte incrimine « le fait (…) de faire publiquement l’apologie (…) [d’] actes [de terrorisme] ». J’ai commencé par rappeler que l’interprétation d’un texte pénal est soumise au principe de légalité des délits et des peines, nullum crimen sine lege, qui suppose qu’elle s’effectue de manière stricte (voir l’article 7 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’article 8 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789).
En droit français le terrorisme est défini comme une entreprise ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur. Et l’acte de terrorisme est une infraction précise, meurtre, destruction, etc., dont on a dressé la liste, commise en relation avec cette même entreprise. Je passe très vite sur des considérations de polémologie, sur l’inopportunité qu’il y a, pour lutter contre le phénomène terroriste, à ériger le terme en qualification légale. Car pour le terroriste, être reconnu pour tel au lieu de n’être traité qu’en vulgaire délinquant de droit commun, c’est la reconnaissance de ce qu’il défend une cause. Et c’est même précisément la recherche de cette reconnaissance qui constitue tout le sens de ses actes.
En revanche j’insiste sur un point. C’est que si personnellement je condamne le terrorisme comme tel, et si je déplore que les guerres aient évolué vers ce modus operandi (mode opératoire) de l’hostilité, dirigée contre les populations civiles, et cela au même titre qu’un embargo ou qu’un bombardement visant la destruction de villes entières, je dis aussi que l’on ne peut pas sérieusement prétendre lutter contre le terrorisme et condamner son apologie lorsque l’on décide que la dernière lettre de Guy Moquet à sa mère soit lue dans les écoles, que Jean Moulin soit érigé en modèle d’héroïsme ou que des résistants entrent au Panthéon [2].
Ce qui signifie en vérité que ce n’est pas le terrorisme en soi que l’on condamne ici, mais certaines causes choisies arbitrairement au mépris de certaines autres. Tout cela je l’exprime d’autant plus tranquillement que je m’adresse à des magistrats, membres d’une institution, le service public de la justice, dont la continuité est l’un des plus précieux principes de fonctionnement. Car c’est bel et bien la justice française qui, de 1942 à 1944, condamnait des résistants pour actes de terrorisme. Prétendre ériger le terrorisme en catégorie juridique, c’est placer les magistrats dans une position particulièrement inconfortable, voire dangereuse.
Police de la pensée
Sur la notion d’apologie, je rappelle que le terme signifie défense et récit. Il s’agit d’un discours. Son incrimination vient donc poser une limite, une exception au principe de liberté d’expression. Je veux alors saisir l’occasion de cette audience pour prendre à ce sujet un peu de recul, et ouvrir une piste de réflexion.
On a oublié que le socle du droit pénal c’était la répression d’actions qui se manifestent par des actes matériels : meurtre, vol, etc. Que donc l’intention seule ne suffit pas et que, sauf tentative, c’est-à-dire commencement d’exécution, il faut une infraction consommée. La complicité est déjà une prise de distance avec ce principe élémentaire. Parce que remettre un couteau entre les mains de celui qui va poignarder la victime ce n’est pas la même chose que de la poignarder soi-même. La remise d’un couteau n’a, en soi, rien de répréhensible. C’est son lien avec l’infraction qui la rend punissable. Il en va de même pour les propos d’un provocateur, d’un instigateur, du motores criminis comme l’on disait jadis.
Mais la répression du complice, assistant ou provocateur, est suspendue à la commission de l’acte principal. De sorte que le même acte sera punissable ou non en fonction du passage à l’acte ou non de l’auteur principal. Si finalement la victime n’est pas poignardée le fournisseur du couteau et celui qui a encouragé le crime ne seront pas sanctionnés. D’où l’incrimination en délit distinct, la constitution en soi en infraction, d’actes de provocation, qui n’auraient normalement été punissables qu’en tant qu’actes de complicité, mais qui deviennent alors, en soi, répréhensibles, indépendamment de leurs conséquences réelles, le lien de l’acte de provocation à l’infraction provoquée n’étant plus que potentiel.
Or, ce second écart nous a encore plus éloignés du principe de départ. Désormais ce sont les simples propos qui sont punis. Et c’est par cette brèche ouverte dans nos principes que l’on a fini par incriminer l’expression d’idées qui n’ont plus rien à voir avec la provocation à la commission d’infractions. On ose même prétendre qu’il s’agit d’incriminer la provocation « indirecte », comme c’est d’ailleurs le cas pour l’apologie.
Si j’ai pu ainsi susciter dans l’esprit de mon auditoire ne serait-ce que l’ombre d’un doute quant à la pertinence qu’il y a de manier sans prudence, de façon hâtive ou même inconsidérée la qualification pénale d’apologie de terrorisme, il aura accueilli comme logique de se livrer à l’interprétation de cette loi, et pour ce, de se pencher comme il se doit sur ses travaux préparatoires.
Je cite alors l’exposé des motifs du projet de loi renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme [3]. Au sujet de l’apologie d’actes de terrorisme, il y est précisé que le projet « tire les conséquences de l’intégration de l’apologie et de la propagande terroriste qui provoque ou glorifie les actes de terrorisme ». L’étude d’impact précisant d’ailleurs « qu’il ne s’agissait pas (…) de réprimer des abus de la liberté d’expression, mais de sanctionner des faits qui sont directement à l’origine des actes terroristes, en tirant les conséquences juridiques de ce phénomène nouveau qui représente l’intégration, par les groupes terroristes, de l’action médiatique dans leur stratégie globale [4] ».
Arrivé à ce stade de notre réflexion, je demande au tribunal s’il pense sérieusement que Thierry Noirtault, animé du vif désir de partager avec ses semblables son amour de l’humanité, est membre d’une organisation terroriste et participe de la stratégie médiatique de celle-ci ?
Contexte
Passant au contexte, je parle de l’événement dans le cadre duquel il faut situer le fait (brandir une pancarte « Je suis Kouachi ») dont la qualification d’apologie de terrorisme est maintenant précisément mise en cause. Parant au risque de malentendu je précise ma pensée : l’événement, ce ne sont pas les actes des frères Kouachi et de Coulibaly, mais bien l’emballement politico-médiatique des 7, 8, 9, 10 et 11 janvier, et des semaines qui ont suivi jusqu’à ce jour. Le matraquage médiatique des masses n’a pas, semble-t-il, épargné la magistrature, greffes et barreaux compris, mobilisée dès le 8 dans des rassemblements sur les marches du Palais, affichant dans ses locaux, en place jadis du crucifix, des affichettes « Je suis Charlie ».
La circulaire Taubira du 12 janvier 2015, dont je fais lecture de certains passages, visait d’abord à alerter les Parquets sur la multiplication des actes islamophobes et dirigés contre les maghrébins, émanant de jeunes européens déséquilibrés qui croyaient le grand soir arrivé, où l’on pourra ratonner impunément et bouter hors de France arabes et musulmans. Mais dans ce contexte de délire collectif, la circulaire a été interprétée de manière complètement contraire. Au lieu d’y lire un appel à la vigilance pour contrôler ce que les médias et les politiques avaient déclenché, les Parquets ont cru qu’il s’agissait d’un appel à la répression sans discernement aucun. Et c’est ce qui explique le déchaînement qui s’en est suivi. On a vu les parquetiers, emportés dans le grand élan d’unité nationale, poursuivre des mineurs, parfois des enfants, pour un « Je suis Kouachi » sur leur page Facebook, parfois simplement pour n’avoir pas voulu « être Charlie » ou pour avoir refusé de participer à la minute de silence. Des psychopathes ont été ainsi inquiétés par les autorités, des déficients mentaux, des ivrognes, et, dans un autre registre, des intellectuels et des militants qui refusaient de se mêler au troupeau à la tête duquel se tenait la fine fleur de politiques connus publiquement pour avoir ordonné la commission de quantité de massacres.
La Ligue des Droits de l’Homme, Amnesty International, de trop rares professeurs de droit et certains intellectuels, le Syndicat de la magistrature, quelques avocats se sont alarmés d’une pareille situation. Interrogée sur France Inter le 22 janvier 2015 au sujet de cet inquiétant emballement de la machine répressive, le Garde des Sceaux, Christiane Taubira, répondra avoir placé ses espoirs d’abord dans l’indépendance des magistrats du siège (espoirs que tous les prévenus ont nourris, et nourrissent encore, y compris Thierry Noirtault, mais espoirs trop souvent, pour ne pas dire toujours déçus à ce jour) ; ensuite dans la capacité du corps des avocats à se mobiliser pour la défense de nos libertés (espoir naïf, quand on songe qu’un barreau entier a refusé, au nom de la clause de conscience, de défendre les prévenus d’apologie d’actes de terrorisme) ; pour finalement conseiller d’exercer les voies de recours en cas de décision inadaptée à la situation (Thierry Noirtault en prend bonne note).
Le ministère public ayant déploré que Thierry Noirtault n’ait pas présenté ses excuses, j’ai dit pour terminer que c’était bien plutôt au Parquet de présenter les siennes, mieux, qu’il devrait féliciter le prévenu pour n’avoir pas cédé à l’hystérie collective et d’être resté, au beau milieu de cette merveilleuse entreprise de manipulation des masses, un homme libre. J’aurais pu dire : un homme DEBOUT.
Genève, 14 mars 2015