Ils viennent contrains ou à leur guise,Spectres fatigués des assauts,Sous l’œil incertain des capots,Au théâtre de la marchandise…
Paris, 14 juin 2016. À peine les dernières brumes lacrymogènes dissipées sur la capitale, le quotidien reprend lentement ses droits : les audiences du football battent tous les records, le terrorisme de proximité ré-enclenche son ronron médiatique, les monuments parisiens se sont drapés des emblèmes du lobby sodomite…
Le mouvement social, c’est-à-dire le rebiffage des classes laborieuses françaises contre les coups de semonce de l’Union européenne du Capital, vient d’effectuer son chant du cygne avec une dernière grande manifestation. La loi dite Travail sera adoptée et la contestation entame sa phase de pourrissement. Les charognes de la « gauche radicale » ne s’y sont pas trompées qui viennent déjà se partager les restes électoraux sur le cadavre de la révolte.
L’aplomb et la détermination avec lesquels un régime aussi impopulaire que celui de M. Hollande aura imposé sans vergogne les mesures les plus outrancières au pays, n’est pas le moindre des mystères qui obscurcissent notre décrépitude. Pas de reculades à la Juppé ou à la De Villepin pour nos « changement c’est maintenant ». C’est droit dans ses bottes que François le « mou » aura en quatre ans à peine déclenché quatre guerres, détruit ce qui subsistait de la famille française et anéantit le Code du travail, cristallisation de soixante-dix ans d’acquis sociaux, pour ne parler que de ses plus hauts faits d’armes. L’incantation médiatique, qui produit ce réel hallucinatoire à la saveur si âcre, à pénétré nos entendements de l’idée d’un gouvernement à la volonté de fer face à une opposition hostile.
Pourtant, à considérer la servilité dont fait preuve ce dernier à l’égard de ceux qui les commissionnent, on se prend à douter que cette fermeté ai été mue par un courage sans faille. On n’ose songer à de l’impunité… mais ce ne sont pourtant pas les occasions de chute qui ont manqué à ce gouvernement. Et l’on a pas vu les opposants s’en saisir pour le renverser.
Mai 2016 : le gouvernement est prenable
Il y a quelques semaines, précisément entre le 23 et le 27 mai 2016, la tension liée au mouvement d’opposition à la loi El Khomri est à son apogée. Les clowneries citoyennes, estudiantines et noctamburlesques ont fait place à la contestation sociale par et pour le monde du travail. L’oligarchie et le peuple se font enfin face, malgré les médiations en trompe-l’œil et faux-semblant de l’autre nom de la Réaction : la société civile.
Les raffineries sont en grève reconductibles et les dépôts de carburant bloqués depuis le 16 mai, les routiers sont de la partie comme les dockers. Le 25 mai, un préavis de grève est déposé dans 16 des 19 centrales nucléaires du pays [1]. On sait que des grèves sont à venir à la SNCF et à la RATP. L’aviation civile et les éboueurs rejoindront le mouvement alors que la France accueille l’Euro de football quelques jours plus tard... C’est la panique ! Quotidiennement, la presse bourgeoise vomit sa bile sur une CGT « d’un autre âge » et son secrétaire général « stalinien », scandant sans relâche l’illégitimité du mouvement tout entier. Le président du MEDEF, sorte d’épouvantail assez bête pour dire tout haut ce que ses amis ne font que suggérer, ira jusqu’à assimiler les grévistes à des « terroristes ». Pourtant, l’opinion publique semble, comme en 95, majoritairement favorable aux grévistes et Philipe Martinez, le secrétaire général de la CGT paraît inflexible [2]. Le mot d’ordre est limpide : « Retrait sans condition de la loi El Khomri. »
Côté gouvernemental, l’exécutif n’avait pas eu d’autre choix pour assumer sa mission de commissionnaire que de tomber le masque avec l’utilisation du fameux article 49-3. Il roule donc depuis le 12 mai ouvertement pour Bruxelles contre le peuple français mais aussi, chose inédite, contre sa propre majorité ! En surjouant la carte de l’intransigeance, le gouvernement va (paradoxe d’apparence ?) lui-même montrer la voie à suivre pour le renverser. Dès le début des blocages et des grèves, ce dernier a fait savoir très clairement via son Premier ministre qu’il appliquerait coûte que coûte la loi « El Khomri ». Avec cette position dure, le gouvernement a implicitement imposé une sorte de 49-3 moral à la CGT : soit la loi, soit je chois. Voici le choix. « On ne lâche rien » est le mot d’ordre gouvernemental dès le 27 mai et les ministres aux velléités négociatrices sont immanquablement recadrés.
Il faudra se souvenir de ces quelques jours de mai 2016 comme d’un moment rare où le pouvoir, historiquement bas dans l’opinion, par sa faiblesse et son illégitimité sans précédent, était objectivement prenable. Pousser, tenir, mettre côte à côte ces journées de grève « saute-mouton » qui laissent le temps au despote de se rassembler, de reprendre de l’air, et de réagir en allant distribuer ici et là des prébendes clientélistes… Telle est la stratégie gagnante qui s’offre alors à Martinez.
Manu et Philou sont sur un bateau
Et pourtant, le miracle eu lieu ! La centrale syndicale s’est comportée aussi servilement qu’une majorité socialiste frondeuse (c’est dire !). Le 28 mai, le samedi de la semaine de toutes les tensions et des pompes asséchées, une discrète conversation téléphonique eu lieu entre Philippe Martinez et Manuel Valls. Le second appela le premier qui soudain n’était plus que « dialogue », « ouverture », « volonté de discuter » et « remise à plat » de la loi Travail. Dès le lundi, le retrait sans condition n’était plus à l’ordre du jour cégétiste alors même qu’aucune concession gouvernementale n’avait été faite. Comme dit le « stalinien » Martinez : « C’est quand même mieux quand on se parle » ! D’ici à ce que le syndicaliste « irresponsable » appellât quelques jours plus tard à ne pas entraver la bonne marche de l’Euro de football au nom de l’ « image de la CGT », il n’y avait qu’un pas. Qui fut franchit, les médias nous ayant subtilement préparés depuis quelques semaines, insistant innocemment sur l’amour du secrétaire général pour le ballon rond. Plutôt lâcheur de croûte, que gâcheur de foot !
La conversation ente les deux protagonistes étant restée secrète, on s’égard à en imaginer la teneur :
Philou (stressé) : Vous me foutez dans la merde avec vos « on lâche rien ». Qu’est ce que je fais moi maintenant ? Vous n’êtes rien d’autre que des radicaux, des extrémistes !
Manu : Rien à foutre. T’avais qu’à pas jouer les héros auprès de ta base d’abrutis.
Philou : Charriez pas. Elle vous a quand même fait élire la base en 2012…
Manu : Merci du cadeau, je t’en foutrais ! Tu veux ma place ?
Philou (penaud) : Non, non… Tout de même…
Manu : Change ton mot d’ordre !
Philou : Quoi !?
Manu : Joue pas au con t’as très bien entendu. Tu changes ton mot d’ordre ou tu vas retourner bouffer des œufs-mayo à la cantine de Rueil.
Philou : Mais je peux pas, ça va se voir !
Manu (tentant d’adoucir sa voix) : Change ton mot d’ordre et on s’arrangera pour que tu sois pas perdant.
Philou : Bon, bon. Mais faut que j’ai l’air méchant, un vrai de vrai hein ? Ils vont me lyncher en bas sinon.
Manu : Te tracasse pas, tout ça va pourrir tranquillement, naturellement. Et puis, il y a nos collaborateurs…
Philou : Qui ça ? Ha, eux…
Manu (triomphant) : Tu l’auras ton image de dur !
Guerre des syndicats ?
Au plus fort de la contestation, Martinez multiplie les passages médiatiques : RMC, France Info, France Inter… Le ton, le visage, l’attitude tout entière du secrétaire général, pourtant face aux pires fourbes, partiaux, outranciers représentants de l’information française officielle, ne sont pas ceux d’un homme qui va aller jusqu’au bout. Rien de définitif, aucun signe de rupture même implicite dans ses réponses. Pas la plus petite moue de dégoût, le moindre sourire blasé pour ce monde politico-médiatique fait d’entre-soi social et de solidarité de classe. Martinez tiens le discours feutré, sans emphase de celui qui se ménage l’avenir. Il a à incarner la fermeté syndicale mais semble s’en excuser par une absence totale et flagrante de charisme. Martinez est factice dans ce rôle de défenseur radical du travail, à l’image de son sempiternel pin’s anti-FN (à lui seul signe d’allégeance à l’idéologie du capital) et de ses moustaches trop caricaturales pour être honnêtes. Mais tout ceci n’étant qu’intuition, ressenti, examinons le concret.
Pendant toute la durée de la contestation sociale, les différents médias nous auront servi la thèse de la guerre des syndicats, opposant radicaux et réformistes, anciens et modernes, lutte des classes (dépassée évidemment) et dialogue social. Ce storytelling médiatique culminera avec le débat Philippe Martinez vs Laurent Berger le 30 mai sur RTL, sobrement intitulé « Le choc des Titans ».
Or, une information a manifestement échappé à la sagacité légendaire de nos journalistes de pointe. CGT et CFDT (ainsi que FO, CFTC, UNSA…) appartiennent tous à la Confédération européenne des syndicat (CES), soit un regroupement de syndicats pro-Union européenne (UE), défenseur du « dialogue social européen » et qui prône, en matière d’action syndicale à peu près l’inverse de ce qu’est censée incarner la CGT. Cette appartenance, outre qu’elle remet largement en cause la thèse de l’opposition irréductible CFDT / CGT, permet certainement aussi d’expliquer pourquoi la loi Travail n’est jamais dénoncée par la CGT comme une application directe d’injonctions de la Commission européenne qui visent à harmoniser les règles du marché du travail dans tous les pays de l’UE. La critique syndicale officielle restant confinée au « gouvernement », au « patronat » et aux « bavures policières » [3].
Le 17 juin, une rencontre entre Martinez et le ministre El Khomri dissipera les dernières illusions contestataires, s’ils en restaient encore. Car qui peut faire croire que cette rencontre fut autre chose qu’une mise en scène ? Qui peut imaginer que le ministre du Travail ait la moindre latitude dans un dossier comme celui-là ? Qu’ont bien pu se dire ces deux-là pendant leur rencontre ? Celle-ci sonne comme l’aveu de la facticité de tout le reste. L’amère vérité est que Philippe Martinez n’a rien obtenu et que ses reculades n’ont pas même été rythmées par des concessions gouvernementales aussi minces eût-elles été [4].
Perspectives
Envisagés comme un même, le parti socialiste et ceux qui, à sa gauche, prétendent le combattre, apparaissent comme une formidable machine de guerre contre les travailleurs français. Et la mise en scène spectaculaire de leur opposition (bien que cette dernière ne soit pas totalement dénuée de réalité) comme une nécessité d’un capitalisme pétri de contradictions, qui n’a plus d’option que le passage en force pour imposer une loi inique. Il semble en effet évident que la centrale CGT, ayant appelé à voter Hollande en 2012, avait pour limite implicite à son engagement le maintien du gouvernement et ce, dès le début des hostilités. Sans quoi le gouvernement n’aurait pu impunément se permettre de jouer les va-t-en-guerre dans une situation dans l’opinion aussi précaire. Car il fallait que la loi passe.
Ce petit jeu de l’autre/même n’est pas possible à droite, où l’interdiction en a été expressément formulée par Jacques Chirac dès 1986, suite à une sombre histoire de détail… Aussi, malgré les bravades pré-électorales des ex-UMP, tous savent au fond d’eux-mêmes qu’au jeu du chamboule-tout social, ils n’auraient pas été plus adroits que leurs collègues socialistes.
Quant au potentiel insurrectionnel de la classe ouvrière française, il reste difficile à jauger. Il est clair que certains secteurs se sont levé courageusement contre l’ignominieuse loi El Khomri et il faut reconnaître aussi que dans d’autres, la mobilisation aura été l’occasion de satisfaire aux exigences d’un corporatisme fort peu solidaire quand il s’est agi de poursuivre la lutte.
Interrogé sur le conflit en cours, la position de Florian Philippot a été impeccable. Impeccabilité qui en politique, ne semble être que le revers de l’impuissance…