« Le prince de ce monde vient, mais il est déjà vaincu car son essence est mensonge. »
« Nous sommes en guerre », a déclaré Manuel Valls suite aux événements du 13 novembre 2015 à Paris. Il a raison, la France est en guerre. C’est même elle qui l’a déclarée. Une guerre moderne, totale, permanente, qui ne voit plus s’affronter des armées professionnelles sur un champ de bataille mais où la distinction entre civils et combattants, entre front et arrière, entre acte de guerre et acte du quotidien n’existe plus (cf. Damien Viguier).
Qui dit guerre dit victimes de guerre. La France en compte relativement peu.
Nombre de suicides par an en France : plus de 11 000.
Nombre de morts sur les routes par an en France : plus de 3 000.
Nombre d’homicides commis par an en France : plus de 700.
Nombre de morts par an en France suite à un accident du travail : plus de 500.
Nombre de SDF morts an en France : plus de 400.
Nous acceptons relativement sereinement ces « ajustements structurels » à la modernité. C’est le non-dit qui crée l’effroi et la stupéfaction… et permet toutes les récupérations politico-médiatiques les plus spectaculaires et les plus absurdes.
Car la guerre moderne est également guerre honteuse, guerre d’opinion, guerre d’inconscient. On ne sait pas qu’on est en guerre. Mais ne pas savoir est un luxe, c’est d’abord le pouvoir de ne pas savoir.
Ce qui est insupportable à l’opinion publique c’est que la guerre ne fasse pas uniquement des victimes « en face », au loin.
« Syrie : les premières frappes françaises ont tué 30 djihadistes dont 12 enfants soldats » (AFP 30 septembre 2015).
« Nous sommes en guerre. » Mais qui est réellement « nous » ? La France ? La civilisation judéo-chrétienne ? L’Occident ? Qu’est ce qui relie entre eux l’Europe, les USA, Israël, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Jordanie… ? Pourquoi n’entend t-on jamais : « La coalition des pays capitalistes a mené un raid aérien ce matin dans la banlieue de… » ?
Constitution de la Vème république en son article 1er : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Pourquoi omet-elle de mentionner ce qui pourtant conditionne tout le reste ? Le capitalisme, fondement infrastructurel objectif de tous les rapports sociaux n’est jamais mentionné parmi les grandes « Valeurs » qui irriguent notre République. « Liberté, Égalité, Capital » ?
Depuis 45, dans les pays en voie de reconstruction sous l’égide du plan Marshall, le capitalisme se cachait derrière le masque du désir. Le désir était créateur et le Capital, le moyen nécessaire à sa réalisation. C’est le Capitalisme monopolistique d’État (CME), la France de De Gaulle [1]. Devenu totalement hégémonique, ayant conquis jusqu’à notre plus profonde intimité, le capitalisme est du même coup dans l’impossibilité de conquérir d’autres espaces, d’autres marchés, d’autres âmes. La violence terroriste (ou quel que soit le nom qu’on lui donne) est une violence interne à la logique du Capital, qui doit éradiquer les résistances à l’avènement de sa modernité, soit les États encore au stade du CME : Irak de Saddam Hussein, Syrie d’Assad, Iran de la Révolution, Russie de Poutine. Cette réalité est le grand incompris des géopoliticiens qui ne réfléchissent qu’en termes d’espace et jamais en termes de temps, de devenir. Il n’y a pas d’un côté les pays capitalistes dont on peut critiquer les excès mais qu’il faut bien soutenir face à une barbarie capillaire hors-sol faite de « méchants » terroristes. Il y a le poids des contradictions internes du capitalisme, qui produit un affrontement dont les terrains irakien, syrien, ukrainien sont les décors les plus spectaculaires [2]. La modernité capitaliste ne fait pas la guerre « contre », la modernité capitaliste est la guerre, l’état de guerre permanent. À un moment critique de son processus de transformation, le capitalisme est comme une bête aux abois forcée d’apparaître en son essence : une formidable entreprise de mort et de destruction. Alors, la dictature.
« Votre génération doit s’habituer à vivre avec le danger du terrorisme » (Manuel Valls).
La modernité capitaliste modèle sa nouvelle réalité. Déjà, le scénario politico-médiatique de l’après-« événements » prend un air de banal, de quotidien, d’attendu. Avec l’aide de la tyrannie médiatique, le réel est devenu une superproduction hollywoodienne et nous en sommes déjà au « II » par rapport à Charlie. Les agitations législatives, les coups de menton de l’exécutif, l’émotionnel à gerbes et à bougies, une dose de « pas d’amalgame », les gros plans sur les banlieues, « on a trop longtemps laissé faire », etc., deviennent un ronron. Restent l’état d’urgence, le contrôle des populations en période de crise et la répression judiciaire. Par les attentats, le système capitaliste se fait dictature dans l’évidence généralisée.
À cet égard, l’explication par le complot n’est pas plus pertinente que celle, idéaliste et bourgeoise, par la théologie ou l’idéologie. Car en dernière instance, peu importe le complot. C’est bien dans ce monde de l’après-« événements » qu’il nous faut vivre. La modernité capitaliste est un immense complot contre l’Humanité.
« Pas même l’enfant, seule la pierre est innocente » (Friedrich Hegel).
Certains slogans, certainement (pré ?)élaborés par des officines de la CIA, disent : « Not Afraid ». Ce qui peut plus ou moins se traduire en français par : « Même pas peur. » De qui ? Il est assez facile de ne pas avoir peur d’un ennemi diffus, impalpable, évanescent. C’est la certitude d’un danger imminent et concret qui salit généralement le fond des culottes chez les gens sains d’esprit.
Comme l’évocation soudaine par les plus fervents mondialistes de la « France » et de ses frontières (tiens, on peut les fermer finalement), ces slogans visent à façonner une extériorité de l’ennemi, un « eux et nous » bien délimité qui appelle l’union sacrée. Sous des apparences pacifistes, ces slogans viennent en fait valider dans l’inconscient collectif la conception moderne et totale de la guerre. Les populations civiles ne doivent plus considérer comme autrefois qu’elles sont les malheureuses victimes collatérales d’un conflit qui les dépassent. Elles sont au contraire sommées de prendre part à ce dernier jusque dans leurs actions les plus quotidiennes. Aller boire un café ou dîner en terrasse, se rendre à un spectacle n’est plus continuer de vivre malgré tout, mais un acte de « résistance », de guerre, une prise de position active dans un conflit mondial, choisir son camp. Les dessinateurs de Charlie étaient des « combattants de la liberté » et leur crayon une « arme ». Les populations d’Occident se chargent ainsi elles-mêmes du poids des guerres de leurs maîtres, creusant ainsi leurs propres tombes.
Plus que « Que faire ? » la question urgente est : « Que se passe-t-il ? »
La seule union sacrée qui vaille, c’est celle contre le Capital.
Salut à toutes les victimes de la folie impérialiste qui qu’elles soient et où qu’elles se trouvent.