Et à nouveau tous crièrent : « Non pas lui, mais Barrabas »
Or Barrabas était un brigand.
(Jean 18 – 40)
Cher insoumis,
À toi qui t’en laves les mains.
Si je m’adresse à toi, c’est d’abord parce que ton champion a fait le premier pas en refusant l’ignoble « front républicain ». Bravo à lui !
Ensuite, c’est que je te comprends. Je suis de gauche, moi aussi. À toi, je ne ferai donc pas l’affront d’expliquer pourquoi le banquier Macron est évidemment bien pire que Marine Le Pen pour la France. Je sais que tu le sais, même confusément. La soumission à la loi de nature du marché et l’immigration sauvage pour le plus grand profit de mafias internationales, tu n’en veux pas pour ton pays. Si c’était le cas, tu serais au NPA. Tu pressens aussi que cinq années supplémentaires de destruction néolibérale pourraient faire basculer la patrie dans quelque chose d’irréversible.
Comme tu as une trentaine d’années, tu étais assez âgé en 2002 pour comprendre aujourd’hui qu’on te l’a salement faite à l’envers avec le « 21 avril ». Tu as également assez de culture politique maintenant pour savoir qu’une dictature du Capital peut tout à fait s’exercer au sein du cadre formel et légaliste d’une démocratie de marché (même façon 6e République) et qu’à l’inverse, si De Gaulle à eu recours aux pouvoirs exceptionnels un peu trop longtemps, cela n’en fait pas, sur le fond, un dictateur.
Enfin, tu sens bien que tes collègues insoumis qui appellent à voter Macron ne sont au fond que d’infâmes petits sociaux-traîtres qui n’ont à la bouche que des arguments d’ordre psychologisant et trahissent le combat que tu as mené sincèrement. S’ils parlent sans arrêt de « confusion » à voir la gauche sociale chez Marine Le Pen, c’est seulement qu’ils n’ont rien compris à la dialectique forme/matière. Nous y reviendrons.
Mais d’abord, faisons ensemble quelques constats à partir de l’analyse des résultats des élections de dimanche dernier.
1. Ton candidat, avec près de 20 % des suffrages exprimés, a incontestablement réussi à élargir sa base électorale majoritairement composée au départ de la petite bourgeoisie intellectuelle menacée par la crise. Il a réalisé une percée remarquable dans les villes populaires proches des grandes métropoles (Seine-Saint-Denis, Vénissieux, Vaux-en-Velin, Roubaix…).
MLP, pour sa part, a capté l’électorat populaire éloigné des grandes villes et des axes de transport. La carte de ses rares succès en Île-de-France ou dans le Rhône est absolument frappante à cet égard.
MLP et JLM se partagent donc le vote des catégories populaires françaises. L’une dans la France rurale, semi-rurale, péri-urbaine, l’ex-bassin minier et industriel du Nord/Nord-Est. L’autre chez les oubliés des grandes métropoles (banlieues HLM).
2. Dans beaucoup d’endroits où MLP arrive en tête, c’est JLM qui est deuxième : Nord, Pas-de-Calais, mais aussi dans le Sud où l’électorat est réputé poreux aux idées de la droite UMP : Gard, Vaucluse, Ardèche, Bouches-du-Rhône, Alpes de Haute Provence…
On constate également l’inverse, lorsque JLM est premier : à Marseille où dans le département de l’Ariège.
Quelles conclusions s’imposent ?
1. Le vote FN n’est pas le vote « raciste » et « identitaire » incessamment décrit par l’oligarchie politico-médiatique, mais bien un vote social. Et ce, y compris dans le Sud !
En effet, c’est dans les zones les moins concernées par l’immigration de masse et l’« islamisme », que le vote Marine Le Pen est le plus fort [1]. Et dans des endroits où elle est souvent talonnée non par Fillon, mais Mélenchon.
Le vote FN et le vote FI ont le même contenu social qui prend différentes formes identitaires selon les lieux d’habitation, les cultures, les croyances, les histoires personnelles des électeurs. Ces différences formelles ne sont pas à nier mais sont d’ordre secondaire, sociétal. Autrement dit si JLM a pu rallier à lui les catégories populaires urbaines et passer de 12 % à 19,5 % entre 2012 et 2017 c’est en faisant plus de souverainisme, plus de régulation, plus de frontières. Si MLP a cartonné dans l’ex-bassin minier et les départements désindustrialisés à fort taux de chômage c’est sur une ligne protectionniste et sociale. Ce n’est ni la question de l’islam chez Marine, ni l’écologie ou l’athéisme fort en gueule de Jean-Luc qui ont séduit les classes populaires.
2. L’oligarchie capitaliste, derrière le candidat du fascisme bancaire, a tout intérêt à circonscrire le vote FN au racisme, à la xénophobie à la haine, afin de faire des différences évoquées ci-dessus un abîme infranchissable pour son plus grand profit. Avec l’exacerbation de la crise, le contenu de classe de l’électorat PCF d’hier, ne s’est certainement pas évaporé comme par magie avec l’effondrement du Parti [2]. Il s’est trans-formé pour s’incarner maintenant dans des cadres nouveaux (FN/FI). Dédoublement formel sur lequel s’appuient nos maîtres…
D’ailleurs, sois certain que si c’est Mélenchon qui se trouvait face à Macron, on tenterait d’effrayer l’électorat FN avec la menace bolchévique et le retour du goulag. Et JLM de devenir subitement un vieux, mâle, blanc, hétérosexuel et un antisémite [3].
3. À nous deux, cher insoumis (et un peu avec NDA), nous sommes quasiment la majorité absolue des électeurs sur une ligne souverainiste sociale opposée à la mondialisation financière. Autant dire un raz-de-marée, un ouragan, le coup de balai léninien sur la saleté oligarchique, la colère de Dieu venue venger les pauvres et les opprimés !
Elle est là, ta révolution.
Alors je sais ce que tu vas me dire. Et les outrances programmatiques de MLP sur le « désarmement des banlieues », l’« islamisme », les crèches constitutionnalisées… ? Tu as raison, son programme est loin d’être parfait. Mais comprends que ce que tu dénonces et que le champ politico-médiatique a intérêt à nous faire passer pour les motivations premières de ses électeurs est en réalité… ce qui la fait perdre ! La preuve, c’est que dans les banlieues où elle devrait cartonner si son diagnostic sur ces dernières était le bon, c’est ton champion qui rafle la mise ! Elle est punie par où elle pêche. C’est la marche sur laquelle elle trébuche pour rassembler véritablement, là où elle doit progresser. Du coup, elle a besoin de toi.
Tu aurais préféré, c’est bien normal, voir ton candidat en tête appeler les électeurs frontistes à se rallier à la ligne républicaine. En attendant c’est, des deux candidats populaires (listes ?), Marine qui est devant. La lucidité révolutionnaire n’impose-t-elle pas d’agir concrètement en fonction de la réalité concrète (Lénine) ?
Le FN n’est d’ailleurs pas aussi idéologique que tu ne te l’imagines. C’est plutôt un parti fourre-tout (à dominante sociale), un parti carton-rouge à la forme un peu bancale car fait d’un assemblage hétéroclite de patriotes, de mécontents, de râleurs, de perdants de ce monde de winners que tu détestes autant qu’eux, de retors à la moraline bourgeoise et bien-pensante. En un mot, d’insoumis ! C’est d’ailleurs presque malgré lui, pour des raisons historiques et dialectiques qui le dépassent, que ce parti se retrouve être le challenger de la gauche sociale au deuxième tour des présidentielles 2017. Tout ceci fait du FN un outil politique à prendre et l’aile droitarde ne résisterait pas longtemps à la pression exercée par une victoire à la présidentielle acquise grâce aux voix des mélenchonistes. Note aussi qu’en cas d’accession au pouvoir de Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon aurait devant lui un boulevard pour devenir l’opposant numéro un dans le cadre de l’hégémonie idéologique restaurée du souverainisme social. Car sois bien certain que la clique européo-atlanto-bancaire qui nous dirige actuellement ne se remettrait pas de longtemps d’une telle alliance, même de circonstance, entre nous.
Mais tu ne te laisseras pas convaincre aussi facilement. Laisse-moi alors te proposer quelques autres arguments. Je sais bien que la France Insoumise aussi est une sorte de parti fourre-tout. Il n’y a que les éditorialistes du Figaro qui sont assez bêtes pour croire que vous êtes des rouges couteau entre les dents. Je m’adresserai donc chez toi successivement au libéral et au marxiste.
Au libéral soucieux de démocratie bourgeoise et de libertés individuelles, je demanderai s’il ne pense pas que c’est un peu au tour du FN de prendre sa part du pouvoir. Les vertus du régime politique libéral permettent, malgré ses défauts nous dit-on, pluralisme politique et alternance, vrais critères de démocratie ! Or, voilà un parti qui depuis 40 ans participe patiemment et démocratiquement dans l’opposition à toutes les élections possibles et imaginables que connait la Ve République. Il arrive même depuis plusieurs années quasi systématiquement en tête de tous les premiers tours et ne doit sa défaite aux seconds qu’à la coalition contre-nature de tous les autres au nom d’une obscure et fantasmatique « menace sur la République ». Les coalisés ne seraient-ils pas ce qu’ils dénoncent ? Que penserais-tu de cette situation inouïe, cher insoumis libéral, si elle avait lieu dans un pays exotique ?
Au marxiste, je demanderai simplement ceci : quand MM. Alexis Corbières ou Philippe Martinez nous disent « pas une voix pour l’extrême droite », affirment-ils réellement cela dans l’intérêt des classes populaires qu’ils prétendent représenter ? Ou bien défendent-ils des positions transcendantes aux modes de production et à la lutte de classes ? Autrement dit : le chômeur de Charleville Mézières ou d’Aulnay-sous-Bois qui a vu son usine délocalisée et glisse dans l’urne un bulletin FN, agit-il, au regard de l’offre en présence au second tour, en conformité avec son intérêt de classe (et pacifiquement en prime !) ? Peux-tu le regarder dans les yeux et lui dire le contraire, cher insoumis marxiste ?
Les périodes révolutionnaires ont toujours été le fait d’une petite bourgeoisie consciente d’elle même tendant la main aux masses populaires. Ce n’est donc pas tant à Marine Le Pen à qui je t’encourage de tendre une main fraternelle (tu peux aller voter pour elle avec des gants si ça te chante ou pour « faire barrage à l’extrême droite des marchés »). Ce que je te demande, toi toujours si prompt à dénoncer « ceux qui nous divisent », c’est de comprendre que l’électeur FN est en quelque sorte ton autre-même. Ton compatriote qui ne vient pas du même milieu professionnel, urbanistique, familial, socioculturel, que toi. Qui pourtant a des aspirations ô combien légitimes au regard de sa fonction dans le procès de production (soit sur tes propres critères de gauche), malgré ce qu’en disent les médias-menteurs qui font du « racisme » la détermination première d’un vote, avant l’intérêt de classe et la défense des conditions objectives d’existence (et quoi encore !) : du travail, la sécurité pour sa femme et ses gosses, un peu d’espoir en l’avenir… S’il est au FN au lieu d’être à FI, ce n’est qu’affaire de médiations (tu lis un peu Hegel ?). Sache reconnaître en lui sinon ton frère, au moins ton allié objectif au regard de la menace que représente pour vous deux, pour nous tous, la prise directe du pouvoir en France par la banque Rothschild. La vraie guerre civile larvée n’est pas ce choc des civilisations bidon et totalement contraire à l’âme du peuple français auquel on veut nous faire croire ; c’est celle, salement attisée par nos maîtres, qui couve à l’intérieur des classes populaires et de la petite bourgeoisie entre fachos et gauchos. La vraie haine, la seule haine est là.
Malgré tout ça, je sais exactement ce qui te gêne encore pour franchir le pas du vote Le Pen. En bon langage marxiste cela s’appelle : l’être de classe. Je sais donc que ce à quoi je t’appelle n’est pas chose facile et demande beaucoup d’abnégation et de renoncement. Une véritable révolution intérieure, un djihad citoyen !
S’arracher à l’appartenance sociale (l’habitus, pour parler ton langage) pour choisir l’intérêt général, laisser ce qui divise, au service du peuple et de la cité.
En ton âme et conscience…