« C’est ici que tout se ramène à la seule loi du plus fort et par conséquent à un nouvel état de nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un était l’état de nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption. »
En France, la mise en spectacle politico-médiatique de la question du mariage entre personnes de même sexe a vu émerger deux camps que tout semble a priori opposer. D’un côté le camp du « progrès », de la « gauche », les pro-mariage pour tous ; de l’autre les conservateurs et les réactionnaires, « la droite » et « l’extrême droite », partisans d’une conception archaïque du mariage comme étant l’union sacrée d’un homme et d’une femme. Face à « l’ouverture des droits » et « l’égalité », « la tradition » et « la morale ». À première vue, cette binarité peut paraître une évidence, en face de laquelle il n’y aurait qu’à choisir son camp. Pourtant, l’analyse dialectique et historique fait apparaître ces catégories comme une inversion stratégique, un formidable brouillage visant à assurer l’inéluctabilité des évolutions sociétales commandées par le développement de la modernité capitaliste. Car le mariage monogamique exogamique hétérosexuel (MMEH) est porteur d’un potentiel révolutionnaire inédit dans l’histoire de l’humanité, face auquel le mariage homosexuel et ses suites s’avèrent une réaction de nature contre-révolutionnaire.
Ce texte se veut une modeste contribution, par l’application de concepts forgés par d’autres à un problème actuel, à la compréhension de la stratégie perverse qui est celle de la modernité capitaliste. Si cette dernière use sans complexe du fouet dans un certain nombre de pays (« tiers monde »), en Occident elle offre souvent aux opinions publiques la carotte du « progrès ». Carotte pourrie qui s’avère en fait un poison. Mais c’est l’abandon en rase campagne, par le camp autoproclamé du « progrès », des penseurs de la modernité et de leurs concepts, qui permet ce retournement et non ces penseurs eux-mêmes comme certains veulent le faire croire en brandissant à leur encontre le « complot franc-maçon », participant ainsi de la décadence de la Raison.
La compréhension du phénomène sociétal en cours par la mobilisation des concepts de la pensée progressiste (l’axe Rousseau-Hegel-Marx) permet de démasquer la véritable stratégie du pouvoir : empêcher l’émergence d’une contestation du mariage homosexuel et de ses suites (PMA, GPA…) sur le terrain (prétendu) de l’adversaire, celui de la Raison et du Progrès (véritables).
Car le mariage monogamique exogamique hétérosexuel est bien le rejeton de ces deux parents, c’est-à-dire de l’Histoire. N’en déplaise aux traditionnalistes catholiques ou non (qui par ailleurs ont pu courageusement le défendre dans la rue), il est tout sauf naturel. Et c’est donc bien par la compréhension de son origine anti naturelle qu’il peut et doit être le plus pertinemment défendu.
La famille composée du père, de la mère et des enfants n’existe pas dans l’état de nature, où les petits ne restent attachés à l’un des deux géniteurs (le plus souvent la femelle) que le temps nécessaire à leur indépendance [1]. La famille monogamique exogamique hétérosexuelle (un papa-une maman) est donc une construction culturelle. Par cette dernière, l’Homme dépasse la détermination purement biologique qui préside à la perpétuation de l’espèce en la reproduisant sur le plan social et institutionnel. Un plan que l’Homme ne doit qu’à lui-même. Évidemment dans la nature, c’est bien l’accouplement d’un individu mâle et d’un individu femelle qui permet la reproduction. Mais le MMEH est en quelque sorte une sublimation de la loi naturelle par une dialectique culturelle (celle de l’homme et de la femme), dont la synthèse serait l’enfant. Il est donc progrès objectif en tant que tentative d’émancipation de l’Homme d’un déterminisme naturel, sur le terrain de ce qui à première vue est le plus lié au biologique chez lui : la reproduction [2].
Cette forme institutionnelle du mariage n’est pas inventée un beau jour par hasard. C’est un certain degré de développement des forces productives (« l’aiguillon de la nécessité » comme le dira Rousseau), qui autorise l’Homme à proposer le MMEH. En Occident, ce dernier a succédé au système de parenté clanique (lui-même déjà construction sociale) par la nécessité du passage d’une économie tribale au mode de production féodale, puis capitaliste. Progrès sur la nature, le MMEH est aussi un formidable saut qualitatif par rapport aux systèmes de parentés qui l’ont précédé. De par leur caractère endogamique (union au sein du groupe tribal), les systèmes de parenté antérieurs étaient encore un conditionnement de l’Homme par une réalité extérieure à lui-même, un déjà-là (un totem, un tabou). Cette loi du sang permettait le conservatisme familial commandé par l’économie pré-féodale. La nécessité du passage de la société de clan à la société de classe implique l’abandon de l’endogamie pour l’exogamie (l’union à l’extérieur du clan) [3]. En émancipant le mariage de la consanguinité, le MMEH autorise l’accession à l’autre (autre sexuel, autre de classe), c’est-à-dire à l’universel. C’est le moment de la plus grande conscience de soi jamais atteinte par l’Humanité. L’Homme émancipé des déterminismes naturels, puis tribaux, peut (enfin) produire intégralement les conditions de la reproduction de l’espèce comme il crée celles de ses moyens d’existence. C’est le choix (possible) de l’autre contre la loi du même.
De la nature, aux lois du sang, à l’universel. C’est le sens la liberté de l’Homme en tant que de plus en plus maître de ses déterminations. Tout le travail du capital, devenu hégémonique dans la société de classe, sera de détourner ce formidable potentiel qu’il a lui-même engendré, en nouvelle répétition entropique, nouvelle endogamie à l’intérieur de la classe sociale pour un éternel recommencement de l’ordre établi (par le capital). D’où le mariage bourgeois, puis le mariage homosexuel présenté fallacieusement aujourd’hui comme une continuité progressiste.
Cette récupération sera essentiellement possible grâce au discours sur la libération du désir porté par le consensus libéral-libertaire à partir de 68 [4]. En essentialisant l’amour comme chose en soi, en en faisant l’origine du mariage, ce dernier n’a plus qu’à plier devant la toute puissance de l’Eros. Le social (l’institution) érigé par la volonté générale, doit céder devant les subjectivités particulières (le désir du plus fort ou du plus riche) au nom de l’interdiction libertaire de contraindre le désir, qui doit à tout prix être « libéré ».
Et c’est bien au nom de « l’amour » qu’est partout vendu le mariage homosexuel. « Droit à l’amour », « désir » procédant du seul choix individuel, îlot par excellence de la subjectivité, échappant par essence aux rapports de classe. Or ce n’est que par l’abandon de la compréhension du désir comme étant engendré par un certain mode de production, que ce marketing sociétal est rendu possible. Autrement dit, et contrairement aux torrents de mensonges médiatiques et politiques sur la question, l’amour (le désir) des homosexuels n’est pas cette force intrinsèquement progressiste qui aurait poussé jusqu’à faire tomber les obstacles au mariage des personnes de même sexe. C’est au contraire la soumission du mariage comme institution culturelle arrachée à la loi du plus fort et productrice d’un espace de gratuité et d’amour aux nécessités du développement du capital, qui crée le désir homosexuel du mariage. Désir que toute l’idéologie soixante-huitarde prétendra force de vie alors qu’en tant que désir de quelque chose, il est désir de consommation, c’est-à-dire en dernière instance, de destruction [5].
Cette destruction déploie actuellement toute sa puissance sur le mariage bourgeois (déjà lui-même récupération par l’endogamie sociale du potentiel révolutionnaire de l’exogamie monogamique) dont les « acquis » n’étaient pas seulement d’ordre théorique ou symbolique. En sortant la reproduction de la nature pour la confier à la société, le MMEH avait du même coup érigé des digues protectrices très concrètes autour des sujets de cette reproduction que sont la femme et l’enfant. Digues sociales et juridiques contre le règne de la force pure. Or c’est bien à la loi du plus fort que nous ramènent sans ambages les évolutions sociétales récentes. Car qu’est ce que la loi de l’argent mue par des désirs/pulsions sans limite (je veux/peux acheter l’amour, la mère, l’enfant), sinon la loi du plus fort dans toute sa splendeur ? La GPA, dernière trouvaille de la guerre du Capital contre l’Homme, en rétablissant la filiation directe d’individu à individu, permet la négation totale de l’autre, la réduction de la mère dans le processus de reproduction à sa seule fonction biologique, soit l’humanité réduite à un esclave, un objet, un ventre à vendre.
Il faut cependant reconnaître à ces forces obscures d’avoir réalisé un coup de maître. En sécrétant médiatiquement une opposition au mariage homosexuel sur la base quasi exclusive de la loi naturelle et/ou divine, le gouvernement faisait mathématiquement passer les partisans de ce dernier pour des progressistes. Et le tour était joué ! Il s’agit d’une stratégie désormais éculée mais toujours fonctionnelle de la modernité capitaliste qui consiste à faire passer son action politique pour une éternelle opposition voir une résistance à l’ordre établi, alors même que toutes les manettes du pouvoir sont entre ses mains. La « gauche » capitaliste (PS, EELV, Front de Gauche…) est à cet égard une machine de guerre politique en ce qu’elle intègre en son sein les deux termes de la contradiction du système libéral-libertaire : le répressif et le permissif, l’institutionnel et le contestataire, la participation au gouvernement et l’opposition. En évacuant la critique progressiste du mariage homosexuel au profit d’épouvantails type Frigide Barjot ou Civitas, repoussoirs à destination de l’opinion, l’idéologie dominante pouvait enfermer le débat dans une opposition entre réactionnaires honnêtes et réactionnaires masqués, opposition qui devait aboutir par un pourrissement entropique à la loi Taubira.
Contre cette stratégie, l’analyse dialectique et historique permet de reconstituer l’ordre véritable des matériaux en présence et de proposer la synthèse qui permet de dépasser l’éternelle opposition de la thèse et de l’antithèse.
Sur la question du mariage homosexuel nous avons bien :
1. Thèse : la loi (Taubira), c’est-à-dire l’expression du pouvoir, l’interdit, mais camouflé en deuxième terme, en antithèse, comme progrès qui combattrait l’ordre établi réactionnaire.
2. Antithèse : la transgression de la loi (manif pour tous, Civitas…), mais sur la base du même, c’est-à-dire d’une essentialisation de la sexualité et du mariage bourgeois comme phénomènes naturels (un papa – une maman : c’est la nature !).
Cette opposition s’engendre réciproquement et ne peut que répéter le statu quo (ou plutôt sa dégénérescence) s’il n’est pas dépassé par la :
3. Synthèse, c’est-à-dire :
la compréhension des deux premiers termes comme dualité de complémentarité engendrant ce nouvel état de nature au sein duquel règne le désir du plus riche (l’analyse dialectique) ;
l’opposition au mariage homosexuel sur la base du Progrès et de la Raison en refus d’une ontologisation de l’amour et du mariage.
Le mariage homosexuel est bien le fruit d’un processus de récupération du progrès contenu dans le MMEH, par la bourgeoisie d’abord puis l’hyperclasse mondialiste aujourd’hui. Cette récupération est rendue possible grâce à l’essentialisation de catégories historiques (c’est-à-dire produites par l’histoire) telles que le désir (côté mariage pour tous) ou le mariage (côté manif pour tous). Ce n’est ni une suite logique, ni une extension à de nouvelles personnes de « droits » abstraits et hors-sol que le MMEH réservait par égoïsme à certains.
À travers son œuvre, Rousseau nous enseigne que l’état de nature n’est pas l’origine lointaine et oubliée d’une humanité primitive, bonne ou mauvaise selon les interprétations. C’est un état latent, toujours prêt à refaire surface s’il n’est pas contenu par la société. Resurgissement d’autant plus dévastateur que l’environnement qui l’accueille est technologiquement développé. Le combat contre les adaptations sociétales à la modernité capitaliste est donc bien en dernière instance un combat du Bien contre le Mal, mais sans qu’aucune doctrine surnaturaliste ne soit indispensable à cette conclusion. Le mécanisme en est rationnellement saisissable. Les attaques contre cet édifice social de toute beauté que constitue le mariage monogamique exogamique hétérosexuel sont bien une réaction antiprogressiste, objectivement maléfique (la loi de l’argent qui permet la toute puissance du désir pulsionnel, du caprice) contre le progrès du Bien (la société qui protège chacun de ses membres par la force de tous les autres).
Et les Pierre Bergé, Belkacem, Taubira et consorts, pourfendeurs des « forces conservatrices » opposées à ces réjouissantes évolutions, d’apparaître bien pour ce qu’ils sont, soit les pires réactionnaires, partisans d’un retour à un ordre ancien mais qui, par une loi générale de l’entropie, nous place finalement en dessous même de l’état de bête.