Byzance est une civilisation engloutie dans les ténèbres de l’histoire, effacée de l’historiographie sous la pression du roman européen. Vous pouvez lire une centaine de livres sur le « Moyen Âge », sans jamais en entendre parler. Si l’on vous parle de l’Empire Byzantin, ce sera généralement pour le présenter comme une version tardive, orientale et décadente du seul et vrai Empire romain, celui d’Occident disparu quelque part entre le IIIe et le Ve siècle, et comme étranger ou marginal à la civilisation médiévale européenne, voire comme un élément perturbateur de cette civilisation. Le nom de « Byzance » communément utilisé depuis le XIXe siècle pour désigner la ville que le monde entier nommait « Constantinople », et le nom de « Byzantins » donné à ceux qui se désignaient toujours comme « Romains », témoignent d’un malaise profond dans l’historiographie.
Le niveau d’ignorance et de préjugé sur Byzance (cédons à l’usage) continue d’être exemplaire en France. Cela est bien illustré dans le livre de 850 pages du médiéviste Jérôme Baschet, sur La Civilisation féodale (Flammarion, 2006), qui ne consacre qu’une brève section à Byzance, intitulée « Le déclin byzantin », avant la section « La splendeur islamique ». L’auteur se satisfait d’un jugement péremptoire sur « l’orgueil de Constantinople, sa prétention à incarner les valeurs éternelles de Rome et à constituer l’empire élu de Dieu, son mépris aussi pour tout les peuples extérieurs, y compris les chrétiens d’Occident, plus ou moins explicitement assimilés à des barbares » [1].
Fort heureusement, on n’en est plus là dans le monde anglophone (sans parler bien sûr de la Russie et de la Grèce). La jeune étoile montante des études byzantines, l’Américain d’origine grecque Anthony Kaldellis, vous apprendra par exemple ceci :
« Au tournant du premier millénaire, l’empire de la Nouvelle Rome était l’État le plus ancien et le plus dynamique du monde et comprenait les parties les plus civilisées du monde chrétien. Ses frontières, longtemps défendues par les troupes frontalières indigènes, étaient en expansion grâce à l’armée la plus disciplinée et la plus avancée technologiquement de son temps. L’unité de la société byzantine était fondée sur l’égalité du droit romain et un sens profond d’une identité romaine commune et ancienne ; cimentée par l’efficacité d’une bureaucratie complexe ; nourrie et fortifiée par les institutions et les principes de l’Église chrétienne ; sublimée par la rhétorique grecque ; et confirmée par le passage de dix siècles. À la fin du règne de Basileios II (976-1025), le plus long de l’histoire romaine, son territoire comprenait l’Asie Mineure et l’Arménie, la péninsule balkanique au sud du Danube et les régions méridionales de l’Italie et de la Crimée. La Serbie, la Croatie, la Géorgie et certains émirats arabes de Syrie et de Mésopotamie avaient accepté un statut dépendant. » [2]
En 1018, lit-on encore, le même Basileios (ou Basile) était « le souverain le plus puissant et le plus victorieux du monde chrétien » [3]. C’est pourquoi Vladimir le Grand (980-1015), que les Russes et les Ukrainiens se disputent comme fondateur et saint patron de leur nation, épousa la sœur de Basile, adopta sa foi et construisit une église Sainte-Sophie à Kiev. Le jeune empereur allemand Otton III (996-1002), lui-même à moitié byzantin par sa mère, était sur le point d’épouser la nièce de Basile lorsqu’il mourut à l’âge de 21 ans. Tout à la cour ottonienne était calqué sur Byzance, jusqu’au titre de kaiser, emprunté, non pas au latin caesar, mais à la forme grecque kaisar.
À ce stade, si vous estimiez avoir une assez bonne idée de la civilisation médiévale au début du XIe siècle, acquise par des centaines d’heures de lectures de livres spécialisés, vous tombez des nues. Vous commencerez peut-être à soupçonner que votre vision traditionnelle du « Moyen Âge » n’est pas tout à fait complète, qu’elle n’est même qu’un fragment d’une image beaucoup plus vaste, dont le plus gros morceau a été déchiré et jeté. Vous vous mettez à la recherche de celui-ci dans la proverbiale poubelle de l’histoire. Vous êtes déjà sur la voie du « révisionnisme byzantin ».
Je n’avais jamais entendu cette expression, « révisionnisme byzantin », jusqu’à ce qu’un article me colle cette étiquette en raison de mes questionnements chronologiques. Ce n’était pas un compliment, mais j’ai décidé de le mériter tout de même avec le présent article. J’expliquerai ce qu’est le « révisionnisme byzantin » et pourquoi il est la clef de l’histoire du monde, l’axe autour duquel commence à s’écrire une nouvelle historiographie mondiale, dégagée de l’ethnocentrisme que dénonçait déjà Oswald Spengler. Le révisionnisme byzantin vous donne plus qu’un aperçu de ces forces qui font bouger les civilisations, et il peut même vous aider à deviner dans quelle direction générale va le monde. C’est l’une des quêtes de vérité historique les plus passionnantes que je connaisse.
Le nom qui apparaît en premier si vous googler Byzantine revisionism est celui d’Anthony Kaldellis, que je viens de citer (voir la liste de ses publications et vidéos sur kaldellispublications.weebly.com). Mais on peut faire remonter le révisionnisme byzantin à l’historien britannique Sir Steven Runciman (1903-2000), dont l’Histoire des croisades en trois volumes est encore considérée comme fondamentale. Avant Runciman, il y a eu le russe George Ostrogorsky. Et n’exagérons pas : en France, Sylvain Gouguenheim se débrouille plutôt bien, et l’on trouve quelques bons ouvrages sur Byzance, parmi lesquels je signale celui d’Hélène Ahrweiler, L’Idéologie politique de l’Empire byzantin, PUF, 1975, librement consultable en ligne.
Runciman a raconté l’histoire de Byzance avec rigueur et empathie, tandis que Kaldellis est plutôt dans les théories sur Byzance. Le présent article est principalement inspiré par ses thèses sur la civilisation byzantine.
La fin du « Moyen Âge »
Le révisionnisme byzantin commence par remettre Constantinople sur la carte. C’était de loin la plus grande ville du monde chrétien durant tout le Moyen Âge. Autour de l’an mil, ses murs auraient pu contenir les dix plus grandes villes de l’Occident. On estime qu’au XIIe siècle, sa population approchait le million, faubourgs compris. Sa splendeur et sa richesse émerveillaient tous les nouveaux venus : « Il n’y eut jamais, dans les quarante plus riches cités du monde, autant de biens que ceux qu’on trouva à l’intérieur de Constantinople » [4], écrivait Robert de Clari, un des croisés qui la mirent à sac en 1204. Jusqu’à cette catastrophe de la quatrième croisade, Constantinople était le plus grand carrefour commercial du monde, reliant la Chine, l’Inde, l’Arabie, l’Europe et l’Afrique. Tous les yeux des Européens étaient tournés vers elle.
Ayant remis Constantinople au centre de la carte, nous devons aussi lui rendre sa juste place dans la grande frise de l’histoire. Anthony Kaldellis écrit :
« La civilisation byzantine a commencé quand il y avait encore des gens qui savaient lire et écrire les hiéroglyphes égyptiens ; l’oracle de Delphes et les jeux olympiques existaient encore ; et le dieu principal du culte à l’est était Zeus. À la fin de Byzance, le monde avait des canons et des presses à imprimer, et certaines personnes qui ont été témoins de la chute de Constantinople en 1453 ont vécu pour entendre parler du voyage de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde. Chronologiquement, Byzance couvre tout l’arc de l’Antiquité au début de la période moderne, et son histoire est étroitement liée à celle de tous les acteurs majeurs de l’histoire mondiale de ce côté de l’Indus. » [5]
On commence à comprendre que l’expression « Moyen Âge », forgée à la Renaissance dans un but polémique, voire propagandiste, trahit la réalité historique plutôt qu’il ne la sert. Il faudrait renommer ces mille ans « l’âge byzantin ». Contrairement au « Moyen Âge », dont les contours chronologiques et géographiques font l’objet d’interminables débats, Byzance est extrêmement facile à identifier. « Il n’y a ici ni ambiguïté ni flou chronologique. » [6].
Si le terme « Moyen Âge » est « intrinsèquement problématique », dit Kaldellis, l’invention plus récente de « l’Antiquité tardive » n’a fait qu’ajouter à la confusion : « L’Antiquité tardive a creusé un fossé entre Byzance et ses racines dans l’Antiquité. » Elle s’est également « approprié des domaines majeurs de l’innovation byzantine qui ont eu un impact mondial, tels que la création de la plupart des aspects du christianisme post-constantinien, y compris ses doctrines, sa littérature, ses églises, ses conciles, ses canons et ses structures institutionnelles. Tout cela a été créé en Orient par des Romains chrétiens de langue grecque, c’est-à-dire par des Byzantins » [7]. En effet, les sept conciles œcuméniques qui ont fondé l’unité doctrinale et hiérarchique de l’Église furent tenus à Constantinople ou à proximité (entre 325 et 787), sur convocation de l’empereur byzantin. Il s’avère qu’aucun évêque de Rome n’a participé directement à ses grands conciles fondateurs. Durant toute cette période, et même bien au-delà, le monde chrétien est centré en Méditerranée orientale. À tort, « le "christianisme médiéval" est compris comme étant celui de l’Europe occidentale et centrale, alors que la majorité des chrétiens de la période médiévale vivaient en Orient, dans les régions slaves, byzantines et musulmanes, ou encore plus à l’est » [8].
Si Byzance cadre mal avec l’Antiquité tardive et le Moyen Âge, c’est tout simplement parce que ces catégories ont été créées précisément pour occulter ou marginaliser Byzance. On nous a appris que Byzance était une vague persistance de l’Empire romain déchu, déclinant lentement dans l’insignifiance. Mais que peut bien signifier un « déclin » de 1 123 ans ? C’est à peu près aussi inconcevable qu’un « empire » de 43 ans (la durée de l’Empire carolingien, compte tendu de son démantèlement à partir du traité de Verdun en 843). La réalité est que Byzance était l’Empire romain jusqu’à ce que l’Occident, après s’en être trouvé exclu, puis après avoir aidé à sa chute finale, l’effaçât de sa mémoire, et effaçât du même coup sa dette envers elle, pour y mettre à la place la Rome antique. Du point de vue du révisionnisme byzantin ici présenté, c’est-à-dire dans une perspective élargie au-delà de l’Europe occidentale, on pourra dire, sans boutade, que la chute de l’Empire romain eut lieu officiellement en 1453 (date la prise de Constantinople par les Turcs ottomans), mais qu’il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même au XIIIe siècle, après sa première conquête par les Francs, sous prétexte de croisade.
Le révisionnisme byzantin ne consiste pas seulement à balayer les stéréotypes orientalisants sur Byzance, pour comprendre les fondements originaux de sa longévité. Cela signifie également écouter la version byzantine de sa longue lutte avec l’Occident, et reconnaître que le récit du vainqueur est trompeur, comme il l’est toujours. On nous a dit, par exemple, que les croisades étaient la réponse généreuse de l’Occident à l’appel à l’aide des Byzantins. Et si un historien indiscret vous parle du sac de Constantinople par les croisés en 1204, il expliquera que c’est là une regrettable bavure. Le révisionnisme byzantin dissipe ce brouillard. « Il n’y a jamais eu de plus grand crime contre l’humanité que la quatrième croisade », a fameusement écrit Steven Runciman [9].
« Il est difficile d’exagérer le dommage causé à la civilisation européenne par le sac de Constantinople. Les trésors de la cité, livres et œuvres d’art conservés depuis des siècles lointains, ont tous été dispersés et pour la plupart détruits. L’Empire, ce grand rempart oriental de la chrétienté, a été brisé en tant que puissance. Son organisation très centralisée fut ruinée. Les provinces, pour se sauver, furent contraintes à la dévolution. Les conquêtes ottomanes ont été rendues possibles par le crime des croisés. » [10]
C’est une bonne chose que le pape Jean-Paul II se soit excusé – assez discrètement, à Athènes – pour la quatrième croisade, 800 ans après [11], mais cela ne change rien au fait que son prédécesseur Innocent III avait exalté la prise de Constantinople comme un acte de Dieu bien mérité par les Grecs, dont le refus d’affirmer le filioque était comparable au refus des juifs de reconnaître la divinité du Christ [12].
Je ne vais pas, ici, m’étendre davantage sur les croisades, dont j’ai parlé en détail dans mon article « La Croisade est terminée ». On y voit que le révisionnisme byzantin ne concerne pas seulement Byzance : c’est un miroir permettant à l’Occident de mieux se connaître, et de mieux comprendre ce qui lui arrive aujourd’hui.
Byzance et l’hellénisme
Anthony Kaldellis jette une lumière nouvelle sur la véritable nature de la civilisation byzantine, en éliminant les couches de préjugés, de polémiques et de tromperies occidentales, sans pour autant négliger la critique de la propagande impériale de Byzance.
Par exemple, Kaldellis soutient que le christianisme, bien qu’essentiel à l’identité byzantine, n’était pas aussi central et exclusif dans la vie quotidienne que les auteurs ecclésiastiques nous le font croire. Même au VIe siècle, réputé pour être une époque d’orthodoxie intolérante, de nombreux hauts fonctionnaires et intellectuels byzantins ne se sentent pas tenus de professer la foi chrétienne : c’est le cas du païen Zosime, auteur d’une Nouvelle Histoire en six livres, ou encore de Procope, qui dans son récit des guerres de Justinien parle des « chrétiens » en s’excluant de ce groupe, considérant comme « incroyablement stupide d’enquêter sur la nature de Dieu » [13].
La civilisation byzantine repose sur un certain nombre de polarités entre principes antagonistes [14]. Il y a en particulier un équilibre dynamique entre la culture chrétienne et la culture hellénistique. Les Byzantins ont un amour profond pour la culture grecque antique, qu’Anthony Kaldellis documente dans Hellenism in Byzantium (2007), complété par Byzantium Unbound (2019). Contrairement à ce qu’il s’est passé dans l’Occident latin sous l’influence de Tertullien, d’Augustin et quelques autres, les Pères de l’Église d’Orient n’ont pas condamné l’héritage païen. Au IVe siècle, Grégoire de Naziance faisait valoir que les textes classiques n’étaient pas intrinsèquement religieux et pouvaient donc être étudiés avec profit par les chrétiens. Son ami Basile de Césarée a écrit un bref traité intitulé Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, qui a fait autorité. Homère a toujours été « le poète » des écoliers byzantins, et ses œuvres ne nous sont parvenues que grâce à cet amour que lui vouaient les Byzantins. Il en va de même pour la plupart des historiens, tragédiens et poètes de la Grèce antique.
Photios, patriarche de Constantinople de 858 à 867 et de 877 à 886, est reconnu dans l’Église orthodoxe comme saint Photios le Grand, bien qu’il soit surtout connu pour avoir promu la conservation et la diffusion de la littérature grecque préchrétienne. Même les œuvres de l’empereur anti-chrétien Julien (361-363), connu en Occident comme « l’apostat », ont été copiées et conservées : « Son héritage était un rappel constant que l’hellénisme n’était pas, comme beaucoup voulaient le croire, simplement un servante docile de la foi, mais pourrait plutôt être activée comme une alternative puissante. » [15]
La connaissance de la littérature grecque antique fut apportée en Occident par les émigrés byzantins entre le XIIIe et le XVIe siècle [16]. L’un d’eux, Gémiste Pléthon, mort vers 1453, fut « le véritable initiateur des études platoniciennes en Occident » [17]. Tous les textes grecs « ont dû passer par Byzance pour nous parvenir », écrit Kaldellis. L’Occident n’a cessé de nier cette dette immense envers Byzance : « Même les ouvrages récents continuent de présenter Byzance non pas comme un véritable participant à la culture grecque, mais comme au plus le gardien de la tradition classique au profit ultime de l’Occident, son "véritable héritier". » [18] Mais, remarque Kaldellis, si la civilisation occidentale se définit comme l’héritière de la Grèce classique, alors « Byzance apparaît comme la quintessence de la civilisation occidentale » [19]. Il ne pouvait y avoir de « Renaissance » à Byzance, parce que la culture antique n’y était jamais morte.
À la suite de Hellenism in Byzantium, Kaldellis a écrit un livre plus court sur l’attachement affectif des Byzantins envers Athènes et son Parthénon : The Christian Parthenon : Classicism and Pilgrimage in Byzantine Athens (2009).
« Après l’Antiquité, Athènes et l’héritage classique qu’elle représentait encore dans l’esprit de nombreux Byzantins n’ont pas disparu de la scène de l’histoire comme on l’a affirmé. Le Parthénon, transformé en église, devient un important lieu de pèlerinage dont la renommée se répand dans le monde chrétien. Pourtant, [...] ce qui attirait les pèlerins n’était pas des reliques ou des icônes sacrées, mais plutôt le Parthénon lui-même, l’édifice en soi, dont le passé classique était connu et bien visible. La dévotion chrétienne était ici engagée dans un dialogue direct et continu avec l’Antiquité, au siège même de sa grandeur classique. » [20]
Constantinople est tout autant hellénique que chrétienne, et depuis son origine. Constantin et ses fils n’avait pas seulement fait du christianisme sa religion officielle, ils l’avaient aussi conçu comme la capitale mondiale de l’hellénisme, et donc le réceptacle de l’héritage hellénistique. Constantius construisit la première bibliothèque impériale, contenant plus de 100 000 volumes grecs. À ses périodes d’expansion, l’Empire byzantin recouvrait à peu près le territoire conquis par Alexandre, et dans la perspective byzantine, il n’y a pas de solution de continuité entre l’hellénisme et le byzantinisme, pas plus qu’il n’y en a entre la Grèce classique et la période hellénistique. Le byzantiniste français Michel Kaplan fait remarquer que les humanistes occidentaux qui étudièrent la littérature grecque importée de Constantinople à partir du XIVe siècle, « ne faisaient pas de distinction entre les œuvres de la Grèce classique et hellénistique et celles de l’époque byzantine » [21]. C’est tout simplement parce que les Byzantins eux-mêmes ne traçaient pas de telles frontières.
Le lien intime, et même généalogique, de Byzance avec l’hellénisme a créé un type de chrétienté très différent de l’Occident. La plupart des papes médiévaux avaient une sainte horreur de tout ce qui était « grec », terme toujours péjoratif chez eux (à commencer par Augustin et Grégoire le Grand). En Orient, bien qu’il y ait toujours eu des tensions entre les deux cultures, ces tensions ont maintenu un équilibre qui a empêché le christianisme de sombrer dans l’exclusivisme et le totalitarisme qui ont caractérisé le catholicisme romain.
Une des grandes différences entre l’Empire byzantin médiéval et l’Europe de la même période, c’est le niveau général d’éducation. Le pouvoir impérial byzantin pouvait toujours compter sur une abondante réserve de fonctionnaires laïcs formés à la culture antique. Une conséquence majeure est que la philosophie politique qui guidait l’élite dirigeante était fondamentalement classique, alors que la « théologie politique occidentale était tirée de l’Ancien Testament, les princes se prenant souvent pour de nouveaux Moïse, Josué ou David (jamais comme un nouveau Jésus).
La monarchie républicaine de Byzance
La vie politique byzantine a été présentée par Kaldellis dans The Byzantine Republic : People and Power in New Rome (2015). Là encore, il met fin à des siècles de désinformation. « Une construction moderne imaginaire étiquetée "Byzance", identifiée à la théocratie et à l’absolutisme, est venue se dresser entre nous et la culture politique dynamique des Romains de l’Est. » [22]
Byzance, soutient Kaldellis, était essentiellement une république, au sens romain du terme, c’est-à-dire un peuple régi par des lois. C’était une basileia (royaume) au service d’une politeia (l’équivalent grec de res publica), une monarchie républicaine dans laquelle l’acclamation populaire faisait des empereurs et la désapprobation populaire les défaisait. Cela n’a pas toujours été le cas dans la pratique, mais c’était au moins « une idéologie profondément ancrée ; c’est-à-dire que c’était le seul cadre acceptable pour la légitimation du pouvoir impérial à Byzance, et il façonnait fondamentalement la manière dont il pouvait être utilisé ». « Il n’y avait pas de légitimité impériale sans consentement populaire. » [23]
Bien sûr, le principe dynastique a toujours joué. Cependant, « les revendications dynastiques n’étaient pas un droit, mais seulement l’un des nombreux arguments rhétoriques qu’un empereur (ou un empereur potentiel) pouvait faire valoir » [24]. « Tout comme le peuple pouvait se mobiliser contre une dynastie (en 695, 1042, et 1185), il pouvait aussi se rallier pour sa défendre lorsqu’elle était populaire et qu’ils la percevaient comme menacée. » [25]
Selon Kaldellis, « l’hypothèse explicite ou sous-jacente de tous les récits, discours, déclarations et documents relatifs à la politeia » est que « l’empereur était censé travailler dur pour le bien de ses sujets ». C’est ainsi qu’en 491, lorsque Anastasios Ier fut « élu » (entendre « acclamé ») empereur dans l’hippodrome, il déclara : « Je n’ignore pas que cette responsabilité m’a été imposée pour la sécurité commune de tous. […] Je supplie Dieu le Tout-Puissant que vous me trouviez travaillant aussi dur aux affaires publiques que vous l’aviez espéré lorsque vous m’avez élu universellement maintenant. » [26] En 511, lorsqu’une controverse l’opposa au patriarche Makedonios, et que la guerre civile menaçait, « Anastasios apparut dans l’hippodrome sans sa couronne et proposa d’abdiquer, ce qui calma la foule. Lorsque le peuple lui dit de remettre sa couronne, il le réinvestit symboliquement de l’autorité impériale » [27].
Le caractère électif de la royauté ne doit bien entendu pas être confondu avec l’usage moderne du vote secret. L’« élection » signifiait l’acclamation populaire collective, ce qui faisait de l’hippodrome, adossé au palais impérial, le cœur de la République byzantine. On n’imagine pas qu’un empereur se fasse huer par la foule dans l’hippodrome et ne soit pas immédiatement renversé, voire exécuté sur place. Les Byzantins n’étaient pas des sujets passifs. « Ils étaient à l’affût des opportunités d’intervenir dans la politique de la Ville et pouvaient se mobiliser en quelques heures. Ils avaient tendance à agir comme un seul groupe et étaient rarement divisés en partis opposés ; les groupes minoritaires réussissaient rarement. » [28] Kaldellis signale de nombreux épisodes où « le peuple de Constantinople prenait l’initiative de défendre ou d’imposer ses vues en matières de religion, de politique, de fiscalité, et de transmission dynastique » [29].
« Byzance était une monarchie républicaine et non pas "constitutionnelle". S’il n’y avait pas de mécanismes juridiques réguliers par lesquels le peuple pouvait exercer le pouvoir, il n’y avait pas non plus d’accords formels qui pouvaient protéger un empereur de la colère du peuple ou d’autres éléments de la République, lorsqu’ils avaient recours à des mesures extralégales. » [30]
La possibilité pour le peuple de renverser un dirigeant indigne, n’est-ce pas là au fond une meilleure garantie de démocratie saine que le suffrage universel, qui permet, comme l’expérience le prouve, à des scélérats de prendre et de garder le pouvoir ?
À Byzance, les expressions du pouvoir populaire ont souvent pris la forme de guerre civile. Les chroniques byzantines précisent que cela était considéré comme une manifestation malheureuse mais légitime de l’esprit républicain. C’est pourquoi « aucun État dans l’histoire n’a jamais eu plus de guerres civiles qui n’ont rien changé à la structure ou à l’idéologie du régime. Les guerres civiles byzantines ne concernaient généralement que le personnel » [31].
Dans l’introduction de son livre Streams of Gold, Rivers of Blood (2017), Kaldellis a couvert d’autres aspects de la tradition républicaine de Byzance, en l’opposant au féodalisme occidental de la même période. La hiérarchie politique de Byzance, écrit-il, était « une aristocratie de service public, pas de sang, malgré la rhétorique occasionnelle ». Il n’a jamais existé de noblesse héréditaire à Constantinople, où prévalait au contraire l’idéal de la méritocratie. L’élite dirigeante « était marquée par un roulement élevé et n’avait aucun droit héréditaire à la fonction ou aux titres, et aucune autorité légale sur les personnes et les territoires, sauf celle qui découlait de la fonction ». « Les familles ne sont devenues puissantes que lorsqu’elles ont réussi dans la politique de la cour et ont réussi à conserver la faveur impériale. »
« Constantinople attirait les plus talentueux et les mieux connectés, mais aussi les plus démunis, car c’est là que la philanthropie impériale et ecclésiale était la plus abondante. C’était un lieu d’opportunités. Le fondateur de la dynastie macédonienne régnante, Basileios Ier (867-886), était un paysan qui est allé à la ville pour échapper à la pauvreté et a manœuvré son chemin vers le trône. » [32]
Byzance se révèle à la fois intensément romaine et profondément pertinente aujourd’hui. Runciman a expliqué dans Byzantine Civilisation : « Le fait que l’Empire byzantin ait duré onze cents ans était presque entièrement dû aux vertus de sa constitution et de son administration. Peu d’États ont été organisés d’une manière aussi bien adaptée à l’époque et aussi soigneusement dirigées pour éviter que le pouvoir ne reste entre les mains des incompétents. » [33]
On comprend mieux pourquoi le « byzantinisme » reste un idéal politique pour la Russie d’aujourd’hui (voir mon article « La Russie, entre panslavisme et byzantinisme ») : un pouvoir autoritaire, personnalisé, soutenu par l’Église et dépendant du soutien populaire. Le byzantinisme est peut-être une bonne recette pour des « États civilisationnels » durables.