La Russie apparaît à beaucoup d’entre nous comme le nouveau pôle civilisationnel vers lequel l’Europe doit se tourner, si elle veut échapper au naufrage complet vers lequel l’entraînent ses élites irrémédiablement corrompues et corruptrices.
Mais qu’est-ce que la Russie ? Comment la Russie se définit-elle, et comment conçoit-elle son rapport à l’Europe ? Plus précisément, dans quelle tradition politique et géopolitique les élites dirigeantes actuelles de la Russie puisent-elles leur vision de l’identité et du destin de la Russie ? Il m’a semblé important de me renseigner sur les penseurs russes des XIXe et XXe siècles que les Russes eux-mêmes ont redécouvert depuis la chute du communisme, et qui influencent, dit-on, Vladimir Poutine et son entourage.
Commençons logiquement par trois auteurs dont les livres ont été offerts par Vladimir Poutine aux cadres de son parti Nouvelle Russie pour le nouvel an 2014. Ces trois livres sont :
La Justification du Bien de Vladimir Soloviev (accessible en ligne ici),
De l’inégalité de Nicolas Berdiaev (disponible ici en pdf),
Nos Missions d’Ivan Ilyin (non traduit en français).
Soloviev (1853-1900) est un poète, philosophe, théologien et mystique original, dont le culte de Sophia, fondé sur son expérience mystique (je l’ai mentionné dans dans mon article sur « la religion de la Dame ») est jugé hérétique par certains orthodoxes, mais dont la volonté de réconcilier le catholicisme et l’orthodoxie a été louée par Jean-Paul II. Son livre La Justification du Bien, écrit en 1897, est un essai de philosophie morale dont l’ambition est de fonder scientifiquement la morale, en montrant que le sens moral est ancré dans trois sentiments innés à tous les hommes : la honte, la pitié et la vénération. La honte nous pousse à ne pas nous identifier à nos bas instincts, et se manifeste d’abord par la pudeur ; la pitié est la compassion pour nos égaux ; la vénération, qui est le fondement moral de la religion, nous pousse à nous élever vers ce qui est supérieur. Je ne m’attarde pas davantage sur ce livre, qui, contrairement aux deux autres, n’a pas de dimension politique très marquée.
Nicolas Berdiaev (1874-1948) est le philosophe russe le mieux connu en France, parce qu’il y a résidé et y est mort, et que la plupart de ses écrits ont été traduits (publiés notamment aux éditions L’Âge d’Homme). Il a beaucoup œuvré à faire connaître d’autres penseurs russes comme Constantin Leontiev ou Alexis Khomiakov, dont je parlerai plus loin. Son livre De l’inégalité, écrit en 1918, est une critique des grands concepts de la pensée politique occidentale. Dans son chapitre sur l’État, il défend une conception mystique et surnaturelle du pouvoir : « Le principe du pouvoir, écrit-il, est entièrement irrationnel. En tout pouvoir, il y a une hypnose, sacrée ou démoniaque. D’ailleurs, personne au monde ne s’est jamais soumis à aucun pouvoir pour des motifs rationnels. » Il considère également que tout État, en tant qu’organisme, tend à se développer. D’où une tendance des États forts à l’impérialisme :
« Un destin irréversible entraîne tout grand État à chercher la puissance, à accroître son importance dans l’histoire. [...] L’impérialisme est le destin de tout grand État, il est l’expression de son rêve qui le porte vers la grandeur et des perspectives mondiales. Il représente non seulement la politique réelle des grands pays qui prétendent à un rôle historique dans le monde, mais encore leur romantisme. Il est leur achèvement et leur épanouissement. Il y a dans ce rêve quelque chose de démonique et de dévorant. Les États des grands peuples sont soumis à une dialectique impérialiste irréversible, moteur de leur puissance et de leur perte, de leur culmination et de leur chute. »
Son jugement sur la démocratie est sans appel :
« Faire de la volonté populaire le principe supérieur de la vie sociale revient à adorer une idée formelle et vide, à déifier l’arbitraire humain : peu importe ce que veut l’homme, l’essentiel, c’est que ce qu’il veut se réalise. Je veux que ce que je veux soit. Telle est à la limite la formule de la démocratie et du pouvoir populaire. Elle ne peut pas aller au-delà. Le fond et la condition de la volonté populaire n’intéressent pas le principe démocratique. Celle-ci peut désirer le mal le plus abominable, et le principe démocratique n’y pourra rien objecter. Il ne garantit d’aucune manière que son application n’abaisse pas le niveau qualitatif de la vie humaine ni ne détruise ses valeurs les plus hautes. »
La démocratie, de plus, est un mensonge. « Depuis la création du monde, écrit Berdiaev, c’est toujours la minorité qui a gouverné, qui gouverne et qui gouvernera. [...] La seule question qui se pose est de savoir si c’est la minorité la meilleure ou la pire qui gouverne. » Le gouvernement des meilleurs, c’est-à-dire l’aristocratie au sens propre, est l’idéal vers lequel toute société doit tendre. « En tant que gouvernement des meilleurs, qu’exigence d’une sélection qualitative, l’aristocratie reste à jamais un principe supérieur de la vie sociale, la seule utopie digne de l’homme. »
« Dans sa métaphysique, dans sa morale, dans son esthétique, l’esprit du démocratisme contient un très grand danger pour le principe aristocratique de la vie humaine et mondiale, pour le principe qualitatif de la noblesse. La métaphysique, la morale et l’esthétique de la quantité voudraient écraser et détruire toute qualité, tout ce qui s’élève personnellement et en communion avec autrui. Le royaume de la métaphysique, de la morale et de l’esthétique démocratiques est celui non pas des meilleurs, mais des pires. […] Son triomphe représente le plus grave péril pour le progrès humain, pour l’élévation qualitative de la nature humaine. »
Ivan Ilyin (1884-1954) est le penseur politique le plus souvent mentionné comme ayant une influence sur Poutine (par exemple par Michel Eltchaninoff, dans son livre Dans la tête de Vladimir Poutine). Arrêté six fois par les bolcheviques, il fut finalement exilé en 1922 par Lénine, sur le fameux « bateau des philosophes » avec 160 autres intellectuels parmi lesquels figurait aussi Berdiaev. Il vécut en Allemagne et manifesta en 1933 son soutien pour le national-socialisme, avant de s’en détourner et de s’exiler en Suisse. Son corps fut rapatrié en Russie en 2005 et inhumé au monastère de Donskoï.
Nos Missions est un livre en deux volumes regroupant des articles diffusés clandestinement en Russie soviétique entre 1948 et 1954. Ilyin y définit un programme pour faire face à l’effondrement du régime soviétique, qu’il espère proche. De manière prophétique, il met les Russes en garde contre l’Occident, qui saisira l’occasion de cet effondrement pour chercher à détruire durablement la Russie. Le rêve de l’Occident est le démembrement de la Russie et cela, selon Ilyin, produirait un chaos mondial irréparable.
K. Benois écrit dans sa préface à sa traduction du livre d’Ilyin sur Sur la Résistance au Mal par la force (une critique du pacifisme de Tolstoï) écrit qu’une contribution importante d’Ilyin était « son concept des "coulisses du monde", les forces cosmopolites qui contrôlaient les puissances européennes depuis l’ombre, et avaient pour intention la dissection et la destruction de l’État russe. Ainsi, il a approfondi la compréhension russe des développements politiques contemporains et de la montée des acteurs non étatiques, précisant que la révolution bolchevique n’avait pas été un soulèvement indigène, mais un complot étranger méticuleusement planifié. »
Comme Berdiaev, Ilyin a pour objectif principal la renaissance de la Russie, et pour cela, il cherche à comprendre et expliquer la nature profonde de la Russie et son type idéal de gouvernement. Il prône une troisième voie entre la démocratie et le totalitarisme, qu’il définit comme un gouvernement autoritaire mais libéral, s’appuyant sur la religion. « Il faut une nouvelle idée, écrit-il, religieuse par ses sources et nationale par son sens spirituel. Seule une telle idée pourra faire renaître et refonder la Russie de demain. »
« Cette idée devrait provenir du tissu même de l’âme russe et de l’histoire russe, de sa soif spirituelle. Cette idée devrait parler de l’essence des Russes — à la fois du passé et de l’avenir — elle devrait éclairer la voie pour les générations de Russes à venir, donner un sens à leur vie et leur donner de la vigueur. »
Mais le plus important, selon Ilyin, était de s’assurer que, le moment venu, une couche sociale de patriotes éclairés et déterminés puisse prendre les rênes de la Russie et la sauver du dépeçage par les Occidentaux.
« Nous ne savons pas quand ni comment sera interrompue la révolution communiste en Russie. Mais nous savons quelle sera la tâche principale du salut et de la reconstruction nationale russe : l’ascension jusqu’au sommet des meilleurs — des hommes dévoués à la Russie, sentant leur nation, pensant leur État, volontaires, créatifs, offrant au peuple non pas la vengeance et le déclin, mais l’esprit de libération, de justice et de l’union entre toutes les classes. Si le choix de ces nouveaux hommes russes réussit et se réalise rapidement, alors la Russie se relèvera et renaîtra en l’espace de quelques années. Si ce n’est pas le cas, la Russie tombera du chaos révolutionnaire dans une longue période de démoralisation post-révolutionnaire, de déclin et de dépendance vis-à-vis de l’extérieur. »
Panslavisme et Eurasisme
Soloviev, Berdiaev et Ilyin sont trois penseurs majeurs d’une période de grande créativité intellectuelle en Russie, stimulée par les tensions et les guerres avec un Occident hostile à l’expansion de la Russie.
Rappelons le contexte. Dans la guerre de Crimée (1853-1856), les grandes puissances européennes apportent leur soutien à l’Empire ottoman et imposent à la Russie le traité de Paris. Vingt ans après, le tsar Alexandre II entre à nouveau en guerre contre les Ottomans qui viennent de noyer le soulèvement des Serbes et des Bulgares dans un bain de sang. Par le traité de San Stefano (1878), le tsar fonde les principautés autonomes de Bulgarie, de Serbie et de Roumanie, et ampute encore l’Empire ottoman de territoires peuplés de Géorgiens et Arméniens. Mais les Européens s’opposent à nouveau à cette redistribution et convoquent le congrès de Berlin (1885), qui ampute les conquêtes russes et rend la plus grande partie de l’Arménie, ainsi qu’une partie de la Bulgarie, à l’Empire ottoman. Les principautés indépendantes des Balkans sont fragmentées en de petits États faibles, rivaux et ethniquement divisés, soit une « balkanisation » qui contribuera au déclenchement de la Première Guerre mondiale.
Ces épisodes, durant lesquels des puissances catholiques et protestantes s’allient aux musulmans contre la Russie orthodoxe, laisseront un goût amère aux Russes. Prenant conscience que tous les efforts de la Russie pour s’intégrer à la civilisation européenne se heurtent à un rejet, un mouvement intellectuel va naître pour chercher à définir l’identité propre de la Russie. Ce sont les « slavophiles ».
La prémisse de la plupart de ces penseurs est que la Russie est « une civilisation originale et indépendante », termes repris par Vladimir Poutine dans son discours du 27 octobre au forum de Valdaï.
L’un des représentants les plus connus de ce mouvement est Nicolas Danilevski (1822-1885). Son livre La Russie et l’Europe (1869), présenté dans cette vidéo de ego-non.com, s’ouvre sur le constat que la Russie est foncièrement différente de l’Europe parce qu’elle n’a connu aucun des épisodes historiques qui ont forgé l’Europe. Elle n’a jamais fait partie de l’Empire romain, et n’a connu ni la renaissance carolingienne ni la féodalité. Née vers l’an mil sous le parrainage de Byzance et ayant grandi, entre le XIIIe et le XVe siècle, à l’ombre de Saraï (la capitale des khans de la Horde d’Or), la Russie a échappé à la domination de la papauté, et n’a rien connu de la culture scolastique latine. Elle est restée largement étrangère à la Renaissance. Et l’on pourrait prolonger le constat de Danilevski en ajoutant que la Russie n’a été que marginalement touchée par la révolution industrielle et l’économie capitaliste. Enfin, la Russie n’a jamais connu la démocratie.
Certains contemporains de Danilevski, comme Piotr Tchaadaïev (1794-1856), concluaient de tout cela que la Russie avait un retard considérable à rattraper et qu’elle devait s’inspirer toujours plus de l’Europe, comme elle l’avait fait sous Pierre le Grand (1692-1725). On les appela les « occidentalistes ». Danilevski s’opposait catégoriquement à cette idée, considérant que la Russie devait préserver et développer son caractère original.
« À regret ou avec satisfaction, heureusement ou malheureusement, il faut avouer que la Russie n’est pas l’Europe. Elle ne s’est pas nourrie des racines dont l’Europe buvait les sucs bienfaisants et nuisibles sur l’emplacement même où s’était écroulé le monde antique ; elle ne s’est pas nourrie, non plus, des racines établies dans les profondeurs de l’esprit germain [...] En un mot, la Russie n’a rien de commun avec ce qui est bon en Europe, ni avec ce qui y est mauvais. »
Inspiré par ses études en biologie, Danilevski a développé une théorie organique des civilisations (qui a peut-être influencé Spengler). Selon lui, chaque civilisation a son développement propre, lié à sa nature propre, laquelle est essentiellement ethnique. L’identité russe, selon Danilevsky, c’est la slavité, qui diffère de la germanité et de la latinité. C’est pourquoi la Russie doit, d’une part, se protéger de l’influence européenne, qui ne peut que perturber son développement naturel, et d’autre part réunir en une grande civilisation tous les pays slaves. Danilevski est ainsi considéré comme le fondateur du panslavisme.
Même si le livre de Danilevski est un classique de la philosophie de l’histoire reconnu en Russie, son projet panslaviste ne trouve guère d’écho. Il était déjà, du vivant de Danilevski, vivement critiqué par des penseurs comme Constantin Leontiev (voir plus loin), qui souligne que les pays slaves ont suivi des voies très différentes. Seule la Serbie, la Biélorussie et l’Ukraine sont proches de la Russie. La Pologne catholique est depuis toujours l’ennemie mortelle de la Russie. Les Tchèques, catholiques et protestants, sont profondément germanisés, tandis que les Bulgares sont culturellement proches des Grecs. La Hongrie et la Roumanie sont plus proches de la Russie, mais elles ne sont pas slaves. On peut encore ajouter que les fondateurs de Novgorod et de Kiev étaient des Vikings venus de Suède, et non des Slaves.
Mais surtout, le panslavisme de Danilevski minimise l’empreinte ethnique et culturelle de l’Asie sur la Grande Russie. Fiodor Dostoïevsky, contemporain de Danilevski, fut l’un des premiers à insister sur cette dimension :
« Les Russes sont autant asiatiques qu’européens. L’erreur de notre politique des deux derniers siècles a été de faire croire aux Européens que nous sommes de vrais Européens. [...] Nous nous sommes inclinés comme des esclaves devant les Européens et n’avons gagné que leur haine et leur mépris. Il est temps de se détourner de l’Europe ingrate. Notre avenir est en Asie. » (Journal d’un écrivain, janvier 1881).
Au début du XXe siècle, plusieurs savants russes ont remis en question la perception négative de la domination turco-mongole et soulignant que cette période avait contribué de façon décisive et positive à la formation de la civilisation russe. Cette réévaluation forme la base scientifique de ce qu’on nomme l’eurasisme. L’un des pionniers de ce mouvement fut le linguiste Nicolas Troubetzkoï (1890-1938), qui écrit dans L’Héritage de Genghis Khan (1925) :
« L’unification même de la quasi-totalité du territoire de la Russie moderne sous un seul État a d’abord été réalisée non pas par des Slaves russes, mais par des Tourano-Mongols. La propagation des Russes à l’Est était liée à la russification de nombreuses tribus touraniennes, et la cohabitation des Russes avec les Touraniens fut un fil conducteur de toute l’histoire de la Russie. Si la conjugaison des Slaves orientaux avec le touranisme est un fait fondamental de l’histoire de la Russie, si l’on peut difficilement trouver un Grand Russe dans les veines duquel ne coule pas du sang touranien, il est clair que pour une bonne connaissance nationale de soi, nous, Russes, devons tenir compte de la présence en nous de l’élément touranien, nous devons étudier nos frères touraniens. »
L’ethnologue et historien Lev Goumilev (1912-1992) contribua ensuite à cette réhabilitation de la culture des steppes asiatiques dans la formation de la Russie. Je renvoie le lecteur à l’article que je lui ai récemment consacré sur ce même site.
Orthodoxie et byzantinisme
La Russie actuelle est un État multi-ethnique, dont les Slaves constituent moins de 80 % des citoyens. La fédération de Russie distingue la citoyenneté de la nationalité, et reconnaît environ 160 nationalités. On peut donc être citoyen russe de nationalité tatare, arménienne, juive, ou tchétchène.
Cela explique que la conception ethnique de l’identité russe ne puisse constituer la base d’un projet civilisationnel. Danilevski est donc un penseur isolé parmi les « slavophiles ». Celui qui est considéré comme le fondateur du mouvement, Alexis Khomiakov (1804-1860), insistait au contraire sur le rôle de la religion comme étant le constituant majeur de l’âme des civilisations. Dans L’Église latine et le protestantisme au point de vue de l’Église d’Orient, recueil de textes publiés en France en 1858, Khomiakov précise ce qui, selon lui, distingue l’orthodoxie du catholicisme, dans leurs influences respectives sur l’âme des peuples européens et russe. Je ne mentionnerai ici qu’un point, qui constitue le jugement principal porté par le monde orthodoxe sur le catholicisme romain.
Dans la mentalité orthodoxe, profondément enracinée dans le peuple russe, l’Église est la communauté des fidèles, unis dans l’amour du Christ. C’est pourquoi les Russes, paysans comme boyards, considèrent que l’Église est la substance même de leur être collectif, et seront prêts à tous les sacrifices pour la défendre. À partir de la Réforme grégorienne et de ce que les Russes nomment le schisme d’Occident, la papauté a détruit cette union spirituelle en imposant une séparation radicale entre l’institution cléricale et le peuple laïc, de sorte que l’Église catholique est devenue un organisme étranger au peuple. « Le chrétien, dit Khomiakov, n’était plus un des membres de l’Église, mais un de ses sujets. »
Les divergences entre le catholicisme romain et l’orthodoxie grecque est un sujet riche et complexe sur lequel je ne peux m’étendre ici. Il faudrait par exemple évoquer le fait que l’orthodoxie est restée fondamentalement néo-platonicienne, et donc symboliste, quand le catholicisme s’est converti à l’aristotélisme, et donc au rationalisme, faisant du chrétien un « croyant » plus qu’un fidèle du Christ. Mais le plus important est de comprendre qu’il ne s’agit pas simplement de différences doctrinales ou liturgiques, mais qu’il y a également une différence fondamentale de philosophie politique.
C’est pourquoi Constantin Leontiev (1831-1891), l’un des philosophes politiques russes les plus influents, définit l’essence de la Russie par le « byzantinisme » plutôt que simplement par l’orthodoxie. La Russie est l’héritière non seulement du christianisme orthodoxe né à Constantinople, mais de la civilisation byzantine dans sa structure politico-religieuse. Le pouvoir byzantin avait une structure bicéphale, que les historiens occidentaux qualifient péjorativement de « césaropapisme », mais que les Byzantins définissaient comme une symphonia, une collaboration harmonieuse (même si, évidemment, elle ne le fut pas toujours en pratique) ; l’autorité suprême en ce monde revient au basileus, qui est le protecteur de l’Église.
Ce que Leontiev nomme le byzantinisme, et qu’il définit dans Byzantinisme et Slavité, c’est donc une conception particulière du pouvoir incarné par le tsar et sanctifié par l’Église, une conception qui selon lui est plus marquée encore en Russie qu’elle ne l’était dans l’Empire byzantin, en raison du caractère plus homogène de la société russe, de sa longue « captivité » par les Mongols (lesquels, en réalité, ont protégé et même favorisé l’Église orthodoxe), et de la mission qu’elle s’est donnée de recueillir et sauver l’héritage de la civilisation byzantine assassinée par les armées du pape.
Ce meurtre que les Occidentaux ont soigneusement refoulé de leur mémoire historique, les Russes en ont entretenu le souvenir. Pour eux, les trahisons de l’Occident depuis le XIXe siècle, ne sont que la répétition de la trahison des Latins qui, sous le prétexte de libérer l’Orient de l’islam, ont en réalité porté à l’Empire chrétien d’Orient une blessure mortelle avec le sac de Constantinople en 1205. Tel est par exemple le message du film La Leçon de Byzance, produit par le père Tikhon, un proche de Poutine, et diffusé en janvier 2008 sur la chaîne russe Rossia. Comme je l’ai écrit dans un autre article, nous, les Occidentaux, ne savons pas ce qu’est la Russie, parce que nous ne savons pas ce qu’est Byzance.
Pour Leontiev, rejoint par Ilyin, le byzantinisme est essentiellement un autocratisme ou un despotisme éclairé et sanctifié par la religion du Christ. « De n’importe quel angle qu’on examine la vie et l’État de la Grande Russie, nous voyons que le byzantinisme, c’est-à-dire l’Église et le tsar, directement ou indirectement, pénètre profondément dans l’humus de notre organisme social. » La Russie n’est jamais autant elle-même que quand elle est dirigée par un tsar énergique et puissant, qui inspire la vénération. « L’État a toujours été plus fort chez nous, plus profond, plus élaboré, non seulement que l’aristocratie, mais même que la famille. » En effet, la Russie n’a jamais connu d’aristocratie comparable à celle de l’Europe, ou même de la Pologne. En Russie, les boyards fondent leur fierté non sur l’ancienneté et le prestige de leur lignée, mais sur le service du tsar.
Leontiev, dont Ilyin peut être considéré comme un disciple, est un penseur très lu et apprécié en Russie aujourd’hui, et l’on comprend aisément pourquoi. C’est le byzantinisme, c’est-à-dire l’alliance de l’Église et de l’État, qui semble bien être le modèle de la Russie de Poutine, et qui fait sa force.
Ne sous-estimons pas la difficulté d’un tel projet. Malgré les sommes colossales dépensées par l’État pour restaurer ou construire des églises flamboyantes, leur fréquentation reste faible, tandis que l’influence de l’individualisme et du consumérisme occidental reste très fort. L’histoire nous dira si le néo-byzantinisme de Poutine et de ses héritiers parviendra à fonder une civilisation durable.
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