Comment rebondir après une conversion au prêche ?
Vers la fin août 2022, en train de finir mon article sur le logos occidental [1], j’en ai adressé un brouillon à une amie prof de fac dans une discipline proche de la philosophie. Elle m’a répondu qu’elle n’avait « pas grand-chose à opposer à mes arguments ». Tout en me flattant, sa réponse m’a – à ma grande surprise – interloqué. Ce qu’elle avait (presque à mon insu) de choquant, c’est qu’en réalité, au terme de l’évolution intellectuelle qui m’avait mené à écrire ce texte (qui est une sorte de condensé métaphysique de mon ouvrage Køvíd), j’avais (un peu sans m’en rendre compte) cessé d’argumenter.
On parle volontiers de « films à thèse » pour décrire ces navets pédagogiques dans lesquels la vocation fondamentale du cinéma (qui est monstration du visible) est maladroitement subordonnée à une idéologie – c’est-à-dire non pas à une foi, mais à une volonté de croire. En ce sens, on peut dire que le plus gros de la production des intellectuels francophones que je connais et que j’estime [2] est constitué de ce qu’on pourrait appeler des « ouvrages à thèses » ; ou, en assumant la redondance : de thèses à thèse.
Beaucoup de ces auteurs sont, il est vrai, passés comme moi par le système des classes préparatoires, où, sous prétexte de dialectique et de logique, on enseigne en réalité depuis longtemps la communication : il faut « mobiliser » des savoirs, des « références », etc., au service de sa thèse, laquelle est choisie dans le cadre d’un acte libre a priori à la Kant, c’est-à-dire d’une façon parfaitement étrangère à la logique par la suite mise au service de ladite thèse. En ce sens, les khâgnes sont la continuation du séminaire, où, même en 1789, il y avait déjà belle lurette que l’Église ne cherchait plus à transmettre aucun mystère sacerdotal, se contentant de former au prêche [3]. Ce virage de la chrétienté occidentale du rite vers le son-et-lumières [4] est d’ailleurs parfaitement daté par son inscription dans la pierre du centre des villes occidentales – à savoir, par la révolution gothique, qui remplace une architecture [5] à proprement parler sacrée (symbolique et rituelle) par des bâtiments conçus, comme les salles polyvalentes du mitterrandisme et les dom kultury soviétiques [6], pour maximiser la portée du son (orgues) et des lumières (vitraux). Ce virage architectural et liturgique est grosso modo contemporain d’une révolution sociologique (l’émergence de la ville moderne), mais aussi et surtout d’une révolution philosophique : vers la fin du XIe siècle, Saint Anselme [7] propose la première version de la preuve ontologique, qui fait du dieu des Chrétiens un objet de connaissance. À partir de là, le baptême (comme d’ailleurs l’ensemble des sacrements) devient de facto (quatre siècles avant que les protestants n’aient le courage de l’affirmer de iure) une formalité symbolique, et l’égalité chrétienne (qu’elle soit ecclésiale ou apostolique) cède le pas à une structure de facto technocratique – que l’affirmation du Vatican comme pouvoir mondain/spirituel [8] appelait de toute façon comme Schwab appelle Harari. Car tous les baptisés sont chrétiens, mais seule la Sorbonne comprend Dieu : de Baghdâd d’où une réforme ritualiste/orthopraxiste le bannit, le mutazilisme [9] de l’Islam déjà décadent du IXe siècle « déménage » à Paris. Quand, sept siècles plus tard, Voltaire, naturellement peu ou pas informé de cette inversion des rôles, fustige l’Islam barbare et obscurantiste, c’est donc bien (avant même la « laïcité » de 1789) au christianisme médiéval qu’il s’en prend en réalité, de même que c’est la haine de notre propre passé chrétien qui alimente aujourd’hui discrètement les croisades contre le « voile islamique ».
En dépit de cette dérive vers le prêche, la pensée française [10] a, dans un premier temps, conservé un rapport à la réalité et à l’Histoire, car la France était grande, indépendante et conquérante, et qu’il n’y a pas de souveraineté sans pensée. De Hegel à Nietzsche, les plus grands penseurs allemands sont francophiles : leur germanité est, à leur propres yeux, un problème, parce qu’elle les excentre, parce que, dans un monde qui (même après Waterloo, par inertie culturelle) reste essentiellement français, eux ne sont pas français. 1914 vient mettre un terme à ce beau crépuscule du XIXe siècle anglocentré mais francophone : après 1918, sur les ruines fumantes de l’Europe, pendant que les patriotards français entonnent des hymnes aux charniers, pendant que l’Allemagne, conservée dans la frustration comme on conserve les viandes dans le sel, décide d’incarner l’arrière-garde de la modernité nationale, la France réelle (celles des survivants) a bien compris que la dialectique déterminante de l’époque était celle du front et de l’arrière, et n’avait rien de national. Depuis lors, la politique française, démagogique à usage interne, est, sur la scène mondiale, une longue série de philies : anglophilie, germanophilie, russophilie, américanophilie (et même, plus récemment, l’assez originale sinophilie)… De Talleyrand à Tinder. Par inertie culturelle, cette société de fellahs, qui pourrait se contenter, comme n’importe quelle Roumanie, de traduire Douglas Murray et les épisodes de Harry Potter en attendant que sa jeunesse tout entière ne soit capable de les lire dans le texte, a encore des revues, des maisons d’édition, des chaires de philosophie et des cafés philos. On y développe donc (c’est une originalité historique) une pensée fellah, coincée entre les dernières splendeurs du prêche catholique (P. Hillard) et l’apogée théorique du pacifisme de combat (L. Cerise).
Paris-Berlin, AR
De façon fort symptomatique, cette pensée de la France soumise comprend (à tous les sens du terme) celle de l’Allemagne soumise d’avant le romantisme, celle qui culmine dans l’œuvre de Kant, qui constituait encore le fond de l’enseignement des khâgnes à l’époque où, au début des années 1990, j’usais de mes culottes provinciales les bancs du lycée Henri IV. La pensée française « cesse de suivre » la philosophie allemande à partir du point qui, dans l’histoire intellectuelle allemande, marque le début de cette courbe ascendante qui mènera à Heidegger [11] : à partir de Hegel. Hegel a été compris – et c’est bien naturel – par l’Antifrance : marxistes et progressistes en tous genres, culminant dans la synthèse déjà parfaitement mondialiste de Kojève, qui a mis les dernières années de sa vie au service du projet dit (par litote) « européen ».
On accuse en général l’opacité de l’allemand philosophique, qui sort de toute traduction avec des airs de notice d’utilisation chinoise passée par Google translate, ou encore l’obscurité (d’ailleurs réelle, et voulue) du style de Hegel. Mais les raisons de cette incompréhension (qui a d’ailleurs touché aussi beaucoup de germanophones) sont plus profondes. Jusqu’en mars 2020 (qui lui a « donné un coup de vieux »), en effet, comprendre Hegel obligeait la pensée à se maintenir à la hauteur des temps. Et c’est là, précisément, ce qu’une pensée fellah ne peut pas se permettre.
Comprendre Hegel aurait, par exemple, obligé P. Hillard à comprendre que la théologie catholique est athée avant la lettre : elle est, comme le dit en substance Kojève, la Weltanschauung occidentale déjà tout entière, mais encore affublée du tamagotchi « Dieu », pour ne pas fâcher « l’inquisition », c’est-à-dire avant tout la police politique des monarchies de droit divin.
Quant à L. Cerise, qui décrit avec un grand luxe de détails « l’ingénierie sociale » et les « guerres hybrides », comprendre Hegel lui permettrait de comprendre, en dépassant le mythe westphalien qui pourrit la tête du « camp national », que la prolifération des services secrets et autres pouvoirs de l’ombre, loin de « s’opposer à » ou d’entraver la logique des États souverains et des démocraties, en est au contraire le produit mécaniquement inévitable. Quand Hegel (par le truchement de Kojève) parle cet État dont il prévoyait et espérait la mondialisation [12], il le décrit comme « homogène et universel » ; en d’autres termes : pour qu’il puisse se permettre d’être réellement démocratique (« homogène »), il faut que ses frontières englobent toute l’humanité (« universel ») [13]. C’est la leçon qu’ont retenue les eurocrates et les davosiens, qui ont décrété que le nationalisme était essentiellement antidémocratique [14] – ce en quoi ils ont statiquement tort (nationalisme et démocratisme sont historiquement identiques) et dynamiquement raison (à terme, pour que la démocratie subsiste, il faut que les nations s’éclipsent). Et ce, non pas en vertu de grands principes idéalistes kantiens ou autres, mais simplement parce que la permanence, parallèlement à la démagogie gouvernementale [15] interne des États-nations, d’une scène internationale dont les règles restent celles de l’âge pré-démocratique et du réalisme géopolitique produit nécessairement un monde pseudo-impérial dans lequel [16] la plupart des États deviennent des coquilles vides entourant l’activité manipulatrice des services secrets et des diverses chevilles ouvrières du soft power, si brillamment décrites par ledit L. Cerise.
Détour par Budapest et Moscou
Lorsque ledit Orbán (élu par les Hongrois, mais sélectionné par Davos) a commencé à appliquer au cheptel hongrois les mêmes politiques covidistes qu’Emmanuel Macron à son troupeau métrosexuel à lui, on a pu vérifier que les « valeurs » (comprendre : les grandes paroles) nationalistes ne protègent en rien des effets concrets du mondialisme – bien au contraire. Plus réaliste que L. Cerise, V. Orbán connaît, lui, les Hongrois qui l’ont élu : il sait qu’en dépit d’une déjà vieille tradition de rodomontades post-franciscaines à l’encontre des petits peuples voisins (notamment slaves et orthodoxes), ces fiers hongrois se sont reconnu pour mission historique d’être les majordomes exemplaires du pouvoir « européen » (c’est-à-dire allemand), les harkis d’un colonialisme qui, comme tout colonialisme, a le mondialisme comme dernier horizon. Et qu’on peut donc très bien faire du mondialisme pur jus sans cotiser le moins du monde au discours de la « société ouverte », calibré pour les populations métropolitaines de l’empire [17], et donc forcément moins plébiscité dans les marges à sweatshops où le maintien d’emplois réellement productifs [18] oblige aussi à un relatif maintien du travail reproductif (féminin) appelé à compenser cette pénibilité.
Pour revenir à L. Cerise : sur ce point, notre commun maître A. Douguine s’était montré plus clairvoyant, prévoyant d’une certaine façon l’inversion du libéralisme à laquelle on a assisté en mars 2020. C’est-à-dire le fait qu’après avoir élagué par le bas les cordons ombilicaux communautaires de l’individu pour produire cette créature postmoderne que, dès YIN, je nommais « individu parfait », l’Occident allait se retourner contre ledit individu, pour le soumettre à un élagage par le haut : formellement passée à 360 degrés dans le sillage de Mai 68, sa liberté n’est néanmoins tolérable que si elle s’exerce exclusivement dans la direction correctement identifiée par Schwab et Harari comme étant celle du progrès (c’est-à-dire du destin de l’Occident) : dans la direction du transhumanisme – ce qui ne peut s’effectuer qu’au détriment de sa liberté concrète (de consommer des énergies fossiles, de manger de la viande, de faire des enfants, etc.). Ce passage de 360 à 1 a certes été brutal [19], mais il n’était, pour autant, pas du tout imprévisible. Pas plus que la conversion d’Orbán a l’antifascisme virologique. L’Occident n’a jamais été antiraciste – bien au contraire : à la différence de l’ethnisme xénophobe ordinaire des humains, les racismes auxquels il a donné le jour sont « tous de gauche », dans la mesure où ils se sont tous construits sur l’horizon du concept de progrès, décliné en l’occurrence dans l’idée que certaines souches « amélioreraient » davantage l’espèce [20] que d’autres. Par conséquent, les « Gladios » et autres « suprématistes blancs » qui se mettent au service de croisades occidentales ne détournent et ne défigurent, à vrai dire, rien : comme le raciste hyperbolique Conversano interviewant Laurent Alexandre avec les symptômes patents d’un complexe oral mal refoulé, ils ont simplement reconnu leur camp avec plus de réalisme historique qu’un L. Cerise, obligé par les séquelles de la gauche à vendre du rêve démocratique – fût-il russe ou même chinois (!), après épuisement des divers stocks (« libéral » et « illibéral ») du centre occidental.
Hegel, Schwartz : même combat ?
Voilà pourquoi, tandis que L. Cerise et P. Hillard – prisonniers de diverses arriérations intellectuelles occidentales, au moment même où l’Occident concret quitte la scène du présent historique – argumentent, c’est-à-dire prêchent, « au service » de divers volontarismes (comprendre : sectarismes réfractaires, ou nostalgiques), pour ma part, je produis dans Køvíd en 2022, comme Hegel en 1806 dans sa Phénoménologie de l’esprit, un savoir situé, qui dit à l’humanité européenne où elle en est de sa propre histoire. Certes, comprendre la Phénoménologie de l’esprit ne suffit pas à comprendre Køvíd, pour la simple raison que Køvíd tire les leçons de mars 2020, c’est-à-dire d’un épisode qui, pour Hegel et même pour Kojève, n’était a priori pas prévisible (quoique découlant logiquement de la perspective philosophique qu’eux-mêmes ont formalisée avec tant d’enthousiasme). Des penseurs aujourd’hui en vie, seul Douguine – s’il ne s’était pas entre-temps enfoncé dans l’onirisme du pseudo-paradigme russe – aurait été en mesure d’assimiler cet événement – tâche qui, finalement, m’a incombé à moi.
Ce qui, en soi, constitue le résultat d’un concours de circonstances au demeurant fort peu méritoire, et dont j’aurais bien tort de chercher à tirer une gloriole personnelle : il fallait, pour ce faire, avoir fui le goulag sexuel d’Europe occidentale au début des années 2000, avoir, au meilleur de l’orgie centre-européenne, découvert l’identité foncière du « mauvais » et du « bon » féminisme (d’où mon ouvrage YIN), s’être retrouvé, plus ou moins malgré soi, au service de ces forces illibérales de l’Est que la dissidence française et occidentale fantasme dans le rôle d’un renouveau dont elles sont (les unes comme l’autre) bien incapables (faute, notamment, de le vouloir…), avoir vécu le premier confinement à Budapest, avoir fui pour la Biélorussie, puis la Suède (d’où Le Magicien de Davos), pour finalement regarder le covidisme entrer dans le paysage, et régner sans partage de Dublin à Novossibirsk, au mépris des opposition aveugles ou myopes qu’il a pourtant suscitées çà et là (d’où Køvíd). Il fallait, enfin et surtout, être suffisamment désocialisé, suffisamment clochard et en galère d’allégeances pour pouvoir trahir à peu près tout le monde, hormis ce que Nietzsche [21] appelait encore le service de la vérité.
Comprenant l’histoire, Hegel n’était ni idéaliste (comme l’a prétendu Marx, dont descend L. Cerise), ni matérialiste (comme on pourrait être enclin à le penser dans la perspective philosophique qui est celle de P. Hillard). Mais cette histoire, il la comprenait (comme Kojève, Fukuyama et Harari après lui) comme la seule histoire possible. Il ne comprenait donc pas la culture (au sens de Spengler et de l’anthropologie), qui ne se distingue de l’historicité qu’à condition que plusieurs cultures soient possibles (y compris simultanément), voire nécessaires. Pour la même raison, sans pluralité de cultures, rien n’empêche « la » culture de rester déductible de la biologie – vision finalement commune à Cerise et Hillard, à ceci près que, pour le second, la biologie est (comme la réalité en général) subordonnée à la Grâce. Mais cette omnipotence de la Grâce fait de l’histoire humaine une comédie – ce qui nous ramène à Hegel et au « nécessaire dépassement du théisme ».
Comme ses descendants Kojève, Fukuyama et Harari, Hegel était – à la différence de P. Hillard et de L. Cerise – un Occidental conséquent : il comprenait bien ce que l’Occident n’est pas (à savoir : idéalisme ou matérialisme – il le déclarait donc « dialectique ») ; il comprenait, en revanche, moins bien que l’Occident pourrait ne pas être. Il comprenait tout au plus [22] que l’Occident pourrait (et même devrait) un jour ne plus être – mais cette abolition entraîne pour lui celle de l’humain (d’où les rêveries transhumanistes dans lesquelles cette haute pensée vient s’embourber après Kojève). En ce sens, on pourrait dire – au risque, certes, d’énormes malentendus – que Køvíd constitue d’une certaine façon, à la date de sa publication, le manifeste du dernier type d’humanisme possible.