De Iéna au Confinement : de la Phénoménologie de l’Esprit à Køvíd
Soigneusement rééduqué par et à la technocratie, l’homme moderne assimile volontiers la dynamique de l’Histoire à une évolution des méthodologies décisionnaires [1]. Or, quelle que puisse être l’importance réelle (pas du tout imaginaire) de la question du sujet politique, donc de la définition du souverain [2], une considération à froid de l’histoire telle qu’elle a réellement eu lieu nous amène souvent à déclasser cette question, qui, sans jamais devenir réellement secondaire, apparaît bien souvent comme subordonnée.
Ainsi, le Hegel de 1802, tout en pensant déjà, pour l’essentiel, ce qu’il pensera en 1806 (au moment de l’écriture de la Phénoménologie), se déclarait encore prêt à accepter le principe « féodal » d’une division de la société en états [3], et à justifier philosophiquement les privilèges de la noblesse d’épée. Peut-être cherche-t-il à voler sous le radar d’une censure prussienne parfois féroce ? C’est possible. Mais on peut aussi se demander dans quelle mesure ce sujet [4] l’intéresse vraiment. Que les gueux aient ou non leurs propres députés, aux côtés de ceux de la noblesse, dans ces assemblées de toute façon déjà acquises à l’évangile du progrès… Son thème, à lui, c’est celui qui, en passant par Nietzsche et Heidegger, occupera toute la métaphysique allemande subséquente, jusqu’à extinction : la mort de Dieu, la finitude, « l’être-pour-la-mort » [5].
En 1806, en revanche, il a déjà intégré les leçons de l’Immanence – en l’occurrence : le fait, démontré par les conquêtes napoléoniennes, de la supériorité du modèle de l’armée de conscription, base physique de la défaite du 2e Occident (monarchique, ou encore « westphalien ») face aux forces qui allaient accoucher du 3e Occident – celui de l’« ouvrier-soldat », pour citer Hegel lui-même. Mais les mots en disent long : en appelant « ouvrier-soldat » (et non « citoyen-soldat ») ce citoyen du 3e Occident, Hegel montre bien que, dans sa vision des choses, le fait essentiel n’est pas celui du mode de suffrage, mais celui « du Travail et de la Lutte » [6]. Le suffrage universel, loin d’être un principe absolu, est donc clairement perçu comme la conséquence d’évolutions « socio-culturelles », c’est-à-dire anthropologiques [7], elles-mêmes reflétées par des évolutions métaphysiques [8].
De même, lorsque, début 2021, j’ai écrit Le Magicien de Davos, qui commente cette bataille d’Iéna de clôture du 3e Occident qu’a été le « premier confinement » [9], et le libretto de cette bataille que nous devons au chef d’orchestre Schwab, je n’avais, à vrai dire, pas encore conscience des implications « technico-politiques - » de l’événement, et notamment de la disqualification à long terme dudit suffrage universel. C’est, là aussi, l’Immanence qui dicte les « paragraphes suivants » [10] : contrairement à mes prévisions de publiciste de l’an 2020, hors quelques régimes fragiles de la périphérie occidentale (Monténégro, Moldavie…), les échéances électorales ultérieures à mars 2020 ne conduisent pas à la chute des gouvernements covidistes ; on assiste même (Suisse, Autriche, Allemagne) à une consolidation du centre davosien, amenant, certes, au retrait de quelques leaders davosiens très en vue (Kurz, Merkel), mais uniquement pour conduire à la formation de gouvernements encore plus cohérents dans la poursuite de l’agenda covidiste et transhumaniste des « Khmers verts ». Certes, les nouveaux pouvoirs (dont celui de Macron 2) semblent partout plus fragiles que ceux qu’ils ont remplacés – mais leur opposition (les Salvini, Le Pen, etc.), généralement lâche et/ou cooptée, se pose plutôt en concurrent dans le cadre du même agenda qu’en adversaire disposé à « renverser la table ».
Les éléments les plus éloquents de cette évolution ont, dans ce contexte, été :
• L’accentuation d’une tendance lourde préexistante de désertion des urnes, et
• Le fait que l’opposition sociale au covidisme (pour autant qu’elle soit mesurable) ne s’est globalement pas traduite par une opposition politique : que les opposants plus ou moins déclarés, plus ou moins actifs, au putsch oligarchique aient constitué une minorité en chiffres absolus (comme toute avant-garde) n’aurait pas été troublant en soi – bien plus intrigant est le fait que même cette minorité n’est pas parvenue à se regrouper de façon significative au sein des rares mouvements politiques assumant ouvertement un agenda anti-Davos.
Le peuple se trahit très bien tout seul
En d’autres termes : le suffrage universel a globalement validé cette abolition de facto des constitutions civiques qui a constitué la nouveauté juridique radicale de mars 2020. Or ce constat invalide le plus gros de la pensée « dissidente » du début du XXIe siècle, qui, en observant la dérive oligarchique, en tirait une critique acerbe du parlementarisme censé la rendre possible, mais sans remettre en cause (bien au contraire) l’idéologie de la souveraineté, c’est-à-dire du Peuple considéré comme totalité organique substantielle dont le « versant formel » serait l’État. En d’autres termes : la dissidence précovidienne (dont j’ai fait partie) constatait le dysfonctionnement terminal du 3e Occident, mais tout ce qu’elle parvenait à en tirer, conceptuellement, c’était une nostalgie assez infantile de feu le 2e Occident, qu’elle s’imaginait pouvoir ressusciter – biologiquement pour les plus radicaux (en ramenant au pouvoir les dynasties de l’avant-1789), symboliquement pour les autres.
Et, comme cette approche nostalgique-symbolique est, à vrai dire, représentée aussi dans l’immanence de l’histoire occidentale des deux derniers siècles [11], cette invalidation déductive [12] s’est accompagnée d’une invalidation expérimentale [13] : ni les régimes plébiscitaires de V. Orbán et de V. Poutine, ni la démocratie cantonale suisse n’ont résisté (bien au contraire) au covidisme. Si bien que, face à la seringue, l’A. Gintsburg [14], l’extrême-droite adoratrice de Karl Schmitt s’est révélée être une énième SA en pleine préparation enthousiaste et fébrile de sa propre nuit des longs couteaux.
Ce procès est-il, au demeurant, seulement celui des « mouvements antisystème » occidentaux de l’après-1991 ? Bien sûr que non. Comme toujours, c’est vers l’excentrique et téméraire Russie qu’il faut se tourner pour voir agir, pour ainsi dire, à l’état libre, des particules culturelles dont le mille-feuille crémeux de la vieille Europe embrouille le mouvement spécifique : en effet, la critique interne, donc historiquement myope, du 3e Occident y avait, dans le Moscou des années 1990, culminé dans le mouvement national-bolchevique, probablement la plus célèbre des synthèses rouges-brunes apparues à partir de la fin (et même déjà de l’alanguissement) de la guerre froide. Or une telle synthèse était bien prévisible, communisme et fascisme étant [15] les deux anticorps spécifiques générés par la tumeur de 1789. La « pensée dissidente » du début du XXIe siècle ne fait donc que synthétiser (en s’imaginant à chaque fois avoir trouvé son Graal) les ragots cumulés de tous les mécontents du statu quo post-Iéna. Mais, en bonne logique, ces agents de dissolution (« rouge » et « brun ») ne pouvaient qu’accélérer la marche de l’organisme sécréteur vers son destin biologique, qui était mars 2020. Klaus Schwab est d’ailleurs lui-même, par sa vie autant que par sa pensée, un bon exemple de synthèse rouge-brune.
Du point de vue de l’avenir, c’est-à-dire du post-Occident, ce naufrage des illusions de la vieille dissidence – dont les mantras sécuritaires, pseudo-subversifs, ont fini par se dissoudre dans la rhétorique oligarchique la plus pure [16] – est d’ailleurs une bonne nouvelle, dans la mesure où il fait place nette et ouvre des possibilités de prise de conscience et de structuration à la nouvelle dissidence, c’est-à-dire à ceux qui s’efforcent, non pas de réformer un passé auto-condamné, mais de s’assurer un avenir par-delà la sépulture bien méritée dudit passé.
Davos : de victoire en victoire, jusqu’à la défaite totale
Parachevant l’œuvre d’une longue série de monarques souverainistes, Louis XIV avait fait définitivement accepter la tête du roi comme incarnant à elle seule le principe aristocratique. C’est cette réussite que son descendant Louis XVI a payée de sa tête à lui : aussitôt un consensus formé autour de l’abrogation de l’Ancien Régime, cette tête devait rouler.
De même, l’argument-massue de l’oligarchie post-1945 (« antifasciste »), qui a réussi à dresser la démocratie de papier (la République) contre la démocratie de fait (le « populisme ») au moyen du mantra « Hitler 1933 », finira par se retourner contre elle, en annulant la légitimité de ses propres pantins [17]. Les tentatives d’assassinat sur chefs d’États démocratiques se font, comme le vote, de plus en plus rares, parce que c’est l’autorité de l’État lui-même dont la notion, peu à peu, disparaît. Et l’utopie oligarchique de la surveillance globale (incomparablement plus couteuse – à supposer qu’elle soit même possible – que même la plus falote des autorités) n’est qu’une réaction de poule décapitée à cette réalité tectonique de la culture occidentale actuelle. Comme à chacune de ses époques définitoires, la thèse du mainstream idéologique occidental ne capote pas faute de réussir suffisamment, mais à force de trop bien fonctionner.
En effet, après le basculement du Spectacle dans le délire au printemps 2020, on imagine de plus en plus mal un (groupe d’)homme(s) libre(s) se résignant à confier aveuglément sa vie à l’opinion d’une majorité démocratique, quelles que soient les garanties « constitutionnelles » (toutes violées au printemps 2020) dont on assortira le plébiscite. Et c’est ainsi qu’au constitutionnalisme de papier (devenu forme sans fond longtemps avant mars 2020), on va voir succéder un constitutionnalisme de sang, qui réagira sous forme de guerres préventives à toutes les tentatives, même admirablement démocratiques, de rendre vulnérable la liberté individuelle. La disparition (par suicide culturel) des libéraux ne va pas affirmer l’autorité de l’État (dont leur existence était, en réalité, la caution), mais généraliser une attitude libertarienne ; aux débats entre « démocratie directe », « décentralisation » et « tirage au sort », on voit d’ores et déjà succéder des discussions structurellement différentes dans leur forme, et portant sur des contenus, eux aussi, totalement différents : armes, cryptos, autonomie matérielle, sécession.
Faudra-t-il jouer les prolongations ?
On peut au demeurant légitimement se demander si ceux qui parlent de « sécession » ne sont pas en avance sur leur temps : même si leurs propres thèmes ne sont pas d’hier (toute idée a une généalogie), l’évolution culturelle générale qui connaît actuellement son apex, ayant commencé plusieurs décennies avant mars 2020, mettra peut-être encore plusieurs décennies à accoucher d’une culture à nouveau homogène, post-occidentale. Et les spasmes qui précéderont cette dormition définitive de l’Occident pourraient bien, comme c’est souvent le cas, présenter un caractère réactionnaire très marqué : comme je l’ai déjà dit et écrit, la possibilité d’une dernière période intensivement « rouge-brune », qu’elle advienne de la main de l’oligarchie actuelle ou (plus probablement) à ses dépens, ne devrait pas être sous-estimée.
Mais cette dernière période, tôt ou tard [18], finira bien par prendre fin, et pourra alors certainement, par rapport à la charnière de 2020-2022 (charnière objective du Confinement, trouvant son pendant subjectif dans Køvíd), être décrite, par tel ou tel philosophe post-schwartzien de l’an 2050, comme l’âge du mopping-up post-occidental [19] – tout comme l’hégélien Kojève décrivait la période 1806-1945 comme celui du mopping-up suivant la « fin de l’Histoire » constatée par Hegel en 1806 [20].
Quoi qu’il en soit, ces nouveaux accents, ces discours sur la Sécession, ce sont là, dirait Ibn Khaldoun, les contours d’une asabiya qui se chercherait encore sa da’wa – ou, en termes hégéliens [21], d’une identité (Insichsein) encore en mal de négativité (Fürsichsein), d’un mouvement réel à qui, en tant qu’Histoire humaine, manque encore la dimension de la conscience de soi. Køvíd est la première pierre de fondation apportée à l’édifice de cette totalité spéculative en voie d’émergence, la première réflexion préméditée cherchant à accompagner et à délimiter cette irrépressible immanence.