Renouant avec les stratégie de l’Allemagne durant la Première Guerre mondiale et des États-Unis et des nationalistes intégraux ukrainiens durant la guerre froide, les Occidentaux viennent de créer un Forum des peuples libres de Russie. Il s’agit de prolonger l’éclatement de l’URSS, de créer des mouvements séparatistes pour, en définitive, proclamer l’indépendance de vingt régions du pays. Le fondateur du Réseau Voltaire et analyste courageux et de talent, Thierry Meyssan, nous présente les plans secrets des atlantistes de l’Ukraine à Taïwan. Rappelons que, comme pour toute interview, les propos et analyses de la personne interrogée, et tenus en toute liberté, n’engagent bien sûr qu’elle-même.
Rivarol : L’assassinat de Daria Douguine le 20 août 2022 est un coup de tonnerre dans le ciel des relations internationales. Le géopoliticien Alexandre Douguine, son père, était probablement la cible principale de cet acte odieux. Sommes-nous entrés avec cette attaque dans une escalade dangereuse vers un élargissement du conflit ?
Thierry Meyssan : Le fait pour un État d’assassiner une personne dans un autre État est un acte de guerre. Le fait que les États-Unis soient coutumiers du fait ne le banalise pas. Jusqu’à présent l’Ukraine était un pays qui, depuis 2014, n’hésitait pas à assassiner ses propres citoyens ; plus de 20 000 dans le Donbass en huit ans, selon la Commission d’enquête russe. Ce chiffre ne tient pas compte des assassinats commis dans le reste de l’Ukraine. Nous constatons que désormais l’Ukraine, comme les États-Unis, est un État voyou.
Comment analysez-vous le déclenchement de l’opération russe en Ukraine voici sept mois et demi ?
Le Conseil de sécurité des Nations unies a validé, en 2015, l’accord de Minsk II (résolution 2202). L’Allemagne, la France et la Russie s’étaient portées garantes de son application. Il s’agissait du principe dit « responsabilité de protéger », adopté par les Nations unies, en 2005. Berlin et Paris n’ont pas tenu leur engagement. Ils ont laissé mourir bien des Ukrainiens, souvent sous la torture. La Russie, au contraire, a préparé durant sept ans son intervention.
C’est son mode de fonctionnement : préparer en silence ses actions. Un ancien ministre tsariste, le prince Gortchakov, disait : « La Russie se recueille ». Par exemple, c’est en mai 2012 que la Russie s’est engagée à sauver les Syriens attaqués par les djihadistes, mais ce n’est que deux ans plus tard qu’elle a débarqué sur le terrain. Durant deux ans, elle a finalisé de nouvelles armes ; entre-temps : rien. En ce qui concerne l’Ukraine, Moscou savait que les États-Unis prendraient prétexte de son intervention pour lui déclarer une guerre économique (ce que Washington appelle improprement des « sanctions »). Des contacts ont été pris avec les autres États victimes d’agression économique, notamment avec l’Iran. De nombreuses structures ont été mises en place. Elles sont parvenues à contourner l’embargo occidental en deux mois.
Quel est le jeu de l’administration Biden et de l’État Profond américain dans cette affaire ? Comment un Trump réélu aurait-il réagi à cette situation ?
La santé du président Biden ne lui permet pas de gouverner. Son département d’État est aux mains d’un tout petit groupe qualifié en France de « néo-conservateurs ». Ce terme est inadapté. Aux États-Unis les néo-conservateurs sont des journalistes qui publicisent l’action d’un autre petit groupe, les straussiens. C’est ce terme que j’utilise. Les straussiens sont les disciples du philosophe juif Leo Strauss. Il enseignait à ses disciples juifs que, pour se protéger d’une possible nouvelle « solution finale », ils ne devaient pas faire confiance à des démocraties, mais devaient édifier leur propre dictature. Les straussiens et les néo-conservateurs sont presque tous juifs et leurs familles sont alliées par de nombreux mariages. Ce que je dis ne doit pas être interprété à travers le prisme antisémite français. Les straussiens et les néo-conservateurs n’ont aucun rapport ni avec les communautés juives, ni avec Israël, même si l’ancien Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou était leur allié. Les straussiens ont fait alliance avec les « nationalistes intégraux » ukrainiens lors d’un congrès à Washington, en 2000, autour de Paul Wolfowitz. Les premiers veulent maintenir le plus longtemps possible l’organisation unipolaire du monde, c’est-à-dire l’hégémonie américaine, les seconds veulent tuer des « Moscovites », c’est-à-dire, selon leur terminologie, des Russes. Pour les uns et pour les autres, l’application par Moscou de la résolution 2202 est une occasion d’en finir avec lui.
L’ancien président Trump n’est ni démocrate, ni républicain. Il se situe dans la mouvance du président Andrew Jackson. Il promeut le commerce et pas la guerre. Durant son mandat, il a montré son intention de vivre en bonne intelligence avec la Russie et de mettre un terme à l’hégémonie américaine. Voyez par exemple sa réforme du Conseil états-unien de sécurité. S’il avait été au pouvoir, il n’aurait pas accusé la Russie d’agression, mais aurait validé son application de la résolution 2202. Éventuellement, il aurait condamné la manière dont la Russie mène cette opération militaire, mais pas l’opération elle-même.
Quel est le poids de l’aide financière et militaire atlantiste dans la résistance ukrainienne ?
C’est très difficile à évaluer. Les États-Unis avancent des chiffres impressionnants mais qui ne nous disent pas grand-chose à propos de l’Ukraine.
En premier lieu, les États occidentaux n’ont pas la capacité de production des armements qu’ils disent envoyer en Ukraine. Une fois qu’ils ont prélevé des armes sur les arsenaux de leurs propres armées, ils ne pourront disposer des nouvelles productions que dans deux, trois ou cinq ans.
En second lieu, passer des commandes au complexe militaro-industriel américain, c’est bien pour lui, mais cela n’a pas d’importance en l’état actuel du conflit.
Troisièmement, la grande partie des armes livrées n’atteignent pas l’Ukraine. Environ les deux tiers sont stockées au Kosovo et en Albanie. Elles sont destinées à un autre champ de bataille, probablement le Sahel.
Certains médias russes évoquent la présence de forces spéciales américaines, françaises, britanniques, baltes sur le terrain. Avez-vous des informations sur les implications directes des Occidentaux face aux Russes ?
Oui, bien sûr, nos correspondants sur place nous expliquent la même chose. Au demeurant, il ne s’agit que de très petites unités, comme c’est le cas en Syrie.
L’Union européenne est prise à son propre piège avec les sanctions économiques envers la Russie. Pourquoi sommes-nous si soumis à la domination atlantiste ?
Cela fait des décennies que nous sommes soumis aux Anglo-Saxons. Cela pouvait se comprendre après la Seconde Guerre mondiale, mais pas aujourd’hui. Malheureusement, les élites ouest-européennes ne savent plus penser autrement.
Que vous évoque le rôle d’Emmanuel Macron dans cette crise ?
J’ai beaucoup de mal à le cerner. Il ne cesse de tenir un discours violemment antirusse, mais s’entend bien personnellement avec le président Poutine.
D’une manière générale, les dirigeants ouest-européens attendent pour voir. Ils ont conscience d’être trop liés aux Anglo-Saxons pour se fâcher tout de suite avec eux, mais ils savent que la Chine et la Russie sont en train de gagner et qu’ils devront retourner leur veste.
Probablement Emmanuel Macron est comme eux. Il joue un double jeu.
Dans un récent article très documenté, vous évoquez les plans de démantèlement de la Russie proposés par des nationalistes ukrainiens. Quelles sont les officines qui travaillent à cette déstabilisation et leurs moyens ?
L’Europe centrale est une vaste plaine qui a toujours été un lieu de passage. Tout au long des siècles, les Russes et les Allemands ont tenté d’y étendre leur influence. Au début du XXe siècle, Dmitro Dontsov a imaginé le « nationalisme intégral ukrainien » en s’inspirant de Charles Maurras (mais Dontsov était germanophile). Il entendait créer une Ukraine sous influence allemande. Il est devenu un espion au service de l’empereur Guillaume II et a commencé à parler de la « décolonisation » des peuples prisonniers de l’Empire russe. Ce projet a été repris par les disciples de Dontsov, notamment le collaborateur national-socialiste Stepan Bandera, puis par les États-Unis avec les organisations des « Peuples captifs d’URSS » durant la guerre froide. Il est aujourd’hui devenu une arme des Anglo-Saxons, soutenus par les Polonais et les Baltes.
Un congrès s’est ainsi tenu, les 23 et 24 juillet à Prague, pour la « décolonisation » de la Russie, en présence de nombreux leaders séparatistes. Il faut bien comprendre que ce plan n’a aucune légitimité. Hormis la Tchétchénie, qui a voulu faire sécession avec l’Émirat islamique d’Itchkérie, et dans une moindre mesure l’Ingouchie, les peuples de la fédération de Russie s’y trouvent bien. Avec le recul, tout le monde peut comprendre que les guerres de Tchétchénie n’étaient pas des conflits coloniaux, mais des tentatives de subversion par des islamistes.
Dmitro Yarosh, l’actuel conseiller spécial du commandant en chef des armées ukrainiennes, avait constitué, en 2007, un « Front anti-impérialiste » avec l’émir d’Itchkérie, Doukou Oumarov, et le soutien de la CIA. Il n’y a donc rien de nouveau sous le soleil.
Quelle est la position réelle de la république populaire de Chine dans la crise ukrainienne ?
La Chine a conscience que le moment de l’affrontement avec son partenaire économique, les États-Unis, est arrivé. Mais elle a une carte dans les mains : les straussiens, durant le mandat de Trump, s’étaient regroupés dans une société, WestExec Advisors, fondée par l’actuel secrétaire d’État, Antony Blinken, qui faisait entre autres du lobbying pour Pékin. La Chine cherche donc à gagner du temps et à s’assurer de récupérer sa province de Taïwan. Elle soutient la Russie, notamment sur le plan économique, mais a refusé d’entrer en guerre elle aussi. Tout au plus fournit-elle des rations pour l’alimentation des soldats russes.
Au sujet de Taïwan, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis l’ont arraché à l’empire japonais pour y placer les troupes de Tchang Kaï Tchek. Cette île n’était donc plus chinoise, mais l’est redevenue avec l’arrivée du Kuomintang. En droit international, le monde entier la reconnaît comme telle, y compris en théorie, les États-Unis.
L’émergence d’un monde multipolaire est-elle désormais arrivée ? Le rêve du Nouvel Ordre mondial est-il définitivement fini pour les Occidentaux ?
Il s’agit d’en finir avec l’hégémonie de l’Occident, aujourd’hui des Anglo-Saxons, instaurée depuis cinq siècles. Cela ne peut se faire en un jour. Cependant, nous voyons dès à présent que le G7, UE comprise, représente quatre fois moins d’humains que l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le G7 ne prend plus de décision depuis qu’il a exclu la Russie de ses membres, en 2014. Il se contente de distribuer des bons et des mauvais points aux autres et d’annoncer qu’il fera de grandes choses. L’OCS, au contraire, agit. Certes lentement, mais elle agit. C’est désormais là que les choses se passent, plus en Occident. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la Russie et la Chine ne cherchent pas l’hégémonie. Elles aspirent à un monde où chacun serait responsable de lui-même, un monde multipolaire. L’idée que, lorsqu’on est fort, on tente inévitablement d’imposer sa volonté aux autres est purement inepte.
La fédération de Russie est un territoire immense avec une petite population. Celle-ci n’a aucun intérêt à s’étendre au-delà de ses frontières. La Chine, quant à elle, a une population gigantesque et n’a jamais cherché à s’étendre au-delà de ses frontières actuelles. Elle est trop occupée à faire cohabiter des peuples très différents. C’est ce que n’a cessé de dire le président Xi en utilisant l’expression « gagnant-gagnant ». Il ne s’agit pas de proposer des relations commerciales avantageuses pour tous, mais de faire référence à l’obligation des anciens dirigeants chinois d’associer la totalité de leurs régions à leurs décisions. Lorsque l’Empereur signait un décret et que celui-ci ne concernait pas une région, il devait offrir quelque chose à celle-ci pour qu’elle se sente concernée.
Entretien réalisé par Monika BERCHVOK.