Inhibition de l’action, interdiction de se défendre ou de répondre à l’agression, confiscation des moyens d’expression, le peuple français n’a ni le droit de fuir (en Suisse ?) ni de lutter, toute lutte politique de fond contre le système étant automatiquement criminalisée par les médias. Il ne reste apparemment que le triste choix binaire : la diversion du divertissement, ou la contre-violence.
La parabole du bus
La situation des Français est semblable à celle de ce bus où un seul homme a libéré tout le monde en plantant un stylo dans la tempe de l’agresseur, mettant ainsi un terme au stress des cobayes dans la cage, un sauveur qui doit désormais faire face à la justice. Un monde de valeurs quelque peu inversées. Il y a de quoi se mettre en colère, mais c’est par la colère qu’ils nous font chuter.
Belkacem placée à l’Éducation pour que toute critique de sa réforme destructrice soit assimilée à du racisme anti-femme ou anti-arabe, Taubira à la Justice pour que toute défense des valeurs soit taxée de racisme anti-noir, et il y a bien sûr toujours deux ou trois imbéciles, sur une population de 50 millions d’adultes, pour tomber dans le piège et déconsidérer la critique, même fondée, surtout si elle est fondée.
« Un individu n’existe pas en dehors de son environnement matériel et humain et il paraît absurde d’envisager séparément l’individu et l’environnement, sans préciser les mécanismes de fonctionnement du système qui leur permet de réagir l’un sur l’autre, le système nerveux. Quelle que soit la complexité que celui-ci a atteinte au cours de l’évolution, sa seule finalité est de permettre l’action, celle-ci assurant en retour la protection de l’homéostasie (Cannon), de la constance des conditions de vie dans le milieu intérieur (Claude Bernard), du plaisir (Freud). C’est lorsque l’action qui doit en résulter s’avère impossible que le système inhibiteur de l’action est mis en jeu et, en conséquence, la libération de noradrénaline, d’ACTH et de glucocorticoïdes avec leurs incidences vasomotrices, cardio-vasculaires et métaboliques, périphériques et centrales. Alors naît l’angoisse. Nous allons d’abord très succinctement rappeler comment, depuis quelques années, nous avons pu établir les rapports existant entre les affections somatiques, et plus largement toute la pathologie générale, et la mise en jeu du système inhibiteur de l’action à travers la mobilisation du système vasculaire et du système endocrinien. » (Henri Laborit, La Colombe assassinée)
L’inhibition de l’action pour les nuls
Le système nerveux permet à l’homme d’agir sur son environnement pour y puiser sa substance, sa survie, le maintien de sa structure. Par exemple, Toto travaille pour pouvoir manger, habiter dans une maison, et élever ses enfants. Toto exerce une action sur son environnement, qui en exerce une à son tour sur lui, ces échanges formant ce qu’on appelle « la vie de Toto ». Jusqu’ici, tout va bien. Oui mais voilà, Toto a un boulot concurrencé par la Chine, le chômage monte dans sa branche, ses collègues se font pressants, le patron plus exigeant, le moins efficace devra prendre la porte. Sa femme le houspille, le traite de poule mouillée, ses enfants ont un peu honte, les lieux de vacances se rapprochent de son lieu de vie, jusqu’à se confondre, et finalement, logiquement, Toto est mis à la porte. Il a du mal à retrouver du travail, parce que pas de diplômes, pas d’études supérieures, et encore moins de contacts utiles. Il commence à boire, bat sa femme, engueule ses gosses, ne sort plus le chien.
Ne pouvant plus fuir, ni lutter, pour changer d’environnement, ou changer son environnement, et retrouver son niveau d’échanges passé, Toto finit par agir sur lui-même, contre lui-même. C’est la dépression, l’alcoolisation, ou l’ulcère. Dit comme ça, c’est un peu rapide, et ça saute les notions « horriblement complexes » de la biochimie, comme disait Laborit, mais on est là pour vulgariser. Ceux qui le veulent pourront entrer dans le PVS, l’ACTH ou le SAA.
L’inhibition de l’action, c’est quand Toto est soumis à un stress (une agression constante), face auquel il est désarmé. La fuite préservant son milieu intérieur, ou son plaisir, la lutte permettant de bloquer, ou de mettre un terme à l’agression, en la vainquant. De la lutte sort toujours un vainqueur et un vaincu. Là, Toto a déjà perdu : son travail, son niveau social, et sa propre estime. Il peut alors militer, entrer dans un parti qui veut « changer les choses », c’est-à-dire améliorer le sort de ses militants, qui s’estiment inhibés, lésés, et qui retrouvent dans la lutte collective le moyen de dominer enfin l’adversité. C’est le principe de l’action politique, qui peut d’ailleurs mener à la victoire, collective, et donc personnelle.
Toto pourrait éventuellement écrire un livre sur son expérience, et pour peu que ça intéresse un éditeur, puis le public, retrouverait par ce biais ce qu’il a perdu. Mais en attendant, la dépression ne lui laisse pas le loisir de reprendre son destin en mains, et il somatise : son système immunitaire morfle, et la carte de son terrain métabolique indique tout simplement où se développera la blessure principale : foie, rein, cœur, estomac, il y en a pour tous les goûts. Chacun se doit de connaître son corps, ses faiblesses et ses forces.
Analyse de l’affaire du stylo dans la tempe
- Fallait pas l’emmerder
Toto, ne pouvant ou ne sachant pas (déficit informationnel) résoudre les conflits qui se présentent à lui, sera donc en inhibition de l’action. Et aujourd’hui, notre société de plus en plus complexe multiplie les cas d’inhibition. Dans un bus, un milieu fermé, qui ressemble à une cage avec des rats de laboratoire, soudain un homme agresse les autres. Insultes, coups, se mettent à pleuvoir sur les innocents. Jusqu’à ce qu’un autre individu s’énerve et enfonce un stylo dans la tempe de l’agresseur. Les réseaux sociaux s’enflamment, prenant fait et cause pour celui qui a réagi à l’agression.
Analysons ce fait divers. Il est probable que l’agresseur ait été lui-même en inhibition de l’action, trouvant dans la violence le moyen ultime de rétablir son équilibre intérieur, c’est-à-dire son pouvoir sur l’environnement, symbolisé par les autres usagers du bus. Mais son action étant une agression pour les autres, il en a résulté deux choses : la première, c’est que l’écrasante majorité des usagers se sont sentis inhibés, les femmes, les enfants ou les hommes non rompus à la contre-attaque étant incapables d’intervenir ; la seconde, c’est une réaction de l’environnement lui-même à cette agression, c’est-à-dire une lutte. D’où l’usager agressé énervé est sorti vainqueur. Cependant, et cela complique tout, la justice va s’intéresser à lui, car son acte est considéré par « la société » – ou plutôt ceux qui la représentent (ou croient la représenter) – comme étant plus grave que les quelques incivilités proférées auparavant.
Nous voyons donc que la société est un ensemble d’interactions complexes, où il n’y a pas toujours de solution, c’est-à-dire de stabilité, la violence faisant souvent office d’exutoire pour ces impasses relationnelles. Pourtant, le corps social réagit avec les outils « professionnels » qui sont les siens : police, et justice. Mais qui ne peuvent pas tout. Et ce qui est intéressant dans le cas de l’affaire du stylo temporal, c’est le symbole, pour tous ceux qui se sentent ou qui ont été agressés un jour par de tels individus. Là, se dessine le début d’une réaction venue du peuple. Oui, ce fait divers a une vraie portée politique. Il marque peut-être la fin de l’inhibition de l’action du peuple à qui l’on a ôté la possibilité de se défendre, de réagir, d’exercer son courage. Là, il ne s’agit plus de socialistes ou de libéraux, de PS, d’UMP ou d’UMPS, mais d’une évolution sociale relativement incontrôlable, qui retire à chacun de nous toujours plus de prérogatives.
- « Ne prie pas pour une vie facile, prie pour avoir la force d’en endurer une difficile. »
Il faut admettre que l’homme dit moderne de la civilisation occidentale a perdu son courage, ou plutôt qu’il lui a été retiré par le pouvoir politique à travers la justice et la police. Toto n’a plus le droit de se défendre tout seul, il doit faire confiance au Département de la Défense des Individus, qu’on appelle couple Police/Justice, et qui fonctionne très mal. Comme par hasard. Comme si une peur diffuse devait tenir la population. C’est d’ailleurs ce qui se passe, concrètement, et qui nous fait dire que la racaille d’en haut est l’alliée objective de la racaille d’en bas. La réaction interdite ou sous contrôle de l’individu moyen face aux agressions venues d’en bas étant un excellent baromètre de la réaction du peuple face aux agressions venues d’en haut. Sachant que toute réaction violente, même face à une agression violente, est systématiquement criminalisée, afin que seul le Pourvoir conserve le droit de punir, d’intervenir… ce qu’il se garde bien de faire quand il s’agit d’un individu lambda, qui n’intéresse personne en haut !
Le malade réclame son poison
L’évolution de la complexité sociale arrange donc la structure de pouvoir, qui voit les individus logiquement demander plus de protection, et donc de pouvoir : le malade réclame son poison, le peuple est drogué à la domination. La gouvernance par la peur n’est pas une nouveauté, mais aujourd’hui, entre la dépénalisation objective de la violence de rue, ou de la violence interindividuelle, le chômage structurel clairement contrôlé car jamais réellement combattu, et le terrorisme infligé par les dominants (en manipulant les racailles désespérées d’en bas), le peuple vit de plus en plus dans la crainte. Crainte de l’agression physique, sociale, morale. Un peuple en inhibition sur tous les plans, qui ne peut ni fuir (la mobilité interne aux États-Unis permet en revanche aux chômeurs en caravane de transporter leur colère d’État en État), ni lutter (il a été complètement désarmé), et qui n’a même pas le droit d’exprimer son doute, et encore moins de dénoncer ce système de domination bien huilé. Voilà pourquoi le pouvoir s’attaque au Net, cet espace commun où se forge la nouvelle lucidité, tout en taxant l’expression venue du peuple de violente, ou dangereuse (jolie façon de rejeter ses propres fautes sur autrui). Ce qui a toujours été le cas, à toutes les époques.
- Voilà une violence bonne pour le pouvoir
La fuite dans l’imaginaire, ou dans l’information-structure, c’est pourtant ce que préconise Laborit pour sortir de ce cercle vicieux qui enferme les hommes, français ou pas. C’est exactement ce que nous tentons de faire, en évitant les pièges de la révolte (qui entretient la répression), de la drogue (cette modification artificielle du réel, une action illusoire) et de la folie (une fuite personnelle qui finit en destruction de l’esprit) : en essayant de dévoiler le mécanisme social du pouvoir, nous essayons de comprendre pourquoi Toto subit cette agression, pourquoi il n’a pas le droit d’y répondre (le Droit étant devenu un ensemble d’interdits destinés à ceux d’en bas), et pourquoi cette agression permanente arrange le pouvoir.
Voilà pourquoi ceux qui réagissent à l’agression (qu’elle vise le corps physique, social, ou les valeurs morales) sont punis, et pourquoi ceux qui agressent les autres sont promus, ou laissés libres d’exercer leur violence. La violence est le carburant du système. Nous vivons dans une société où la violence est l’instrument numéro un du pouvoir : violence physique, sociale (le chômage synonyme de profit) ou morale, avec la destruction programmées des valeurs humaines, celles qui permettent une vie commune plus harmonieuse. On en a actuellement la splendide et désolante démonstration. Ce qui est à la fois un malheur, mais aussi une chance, pour la conscience : il faudrait être aveugle pour ne pas voir. Et c’est la conscience (collective) qui débouche sur l’action positive.
- « D’abord ils vous ignorent, ensuite ils se moquent de vous, ensuite ils vous combattent, et ensuite vous gagnez. »
Que nos surveillants se rassurent : nous n’allons pas planter un stylo dans la tempe du noyau dur des dominants, mais tout simplement continuer à expliquer leur comportement déviant, maladif, destructeur. Contre ce poison, une seule solution : l’information-structure, pas l’info des JT qui brouille l’entendement et écrase l’esprit critique (un pléonasme), mais le plan d’ensemble, the big picture, qui permet de comprendre le schéma interindividuel, et de réparer la machine sociale. Et désigner ceux qui vivent grassement et injustement des disfonctionnements de la machine, c’est déjà, politiquement, pacifiquement, à la manière de Gandhi, les neutraliser.