Avant, le film de guerre était un peu con : il y avait les gagnants, et les méchants. Après un demi-siècle saturé de morale binaire, un tournant critique s’opère. Dans le sujet, la réalisation, l’acting et la photo : on montre la sale guerre, la guerre sans vainqueur, la guerre sans morale. On injecte du filtre (300), du silence (Saving Private Ryan, City of life and death), de la proximité (Stalingrad, 9 Avril), du lyrisme (La Ligne rouge), de l’hyperréalisme qui confine au surréalisme (Black Hawk Down).
Après l’avoir longtemps snobé, le film de guerre d’un côté s’approche du Réel en focalisant sur le soldat plutôt que sur les hauts gradés ; de l’autre il s’en écarte par le moyen de l’onirisme, faisant entrer l’homme-guerrier dans le grand cycle de la Nature et du Cosmos (Malick). Justification métaphysique de la guerre, ou questionnement tragique lancé à Dieu ?
Hamburger Hill (1987)
Viêt Nam, frontière du Laos, 1969. Un carnage en direct, avec les cotes (la fameuse cote 937) et les horaires de la progression américaine – la prestigieuse 101e Aéroportée, pour les puristes. L’histoire de cette bataille, c’est celle de l’éléphant qui prend une masse pour écraser une souris… qui se planque sous terre. Au bout de 10 jours d’âpres combats, les Américains perdront 400 hommes (350 blessés et 50 morts), les Nord-vietnamiens 600, qui disparaîtront furtivement avec leurs blessés. La préparation d’artillerie pas plus que les raids de l’USAF ne feront décamper le Cong, fermement implanté dans sa colline. Un réseau de galeries, tactique défensive inaugurée par Hô Chi Minh pendant la guerre contre les Français (1946-1954), ralentira les vagues d’assaut de l’infanterie US.
Le film insiste sur le sacrifice des uns et des autres, avec un gain de terrain qui sera très discuté en haut lieu, dans l’état-major américain : cette cote en valait-elle la peine ? Dénuée de valeur stratégique, elle sera d’ailleurs rapidement abandonnée après la victoire. Ni les soldats américains, ni les soldats vietnamiens n’en sortiront gagnants. Tout le monde perdra. Mais, là-haut, à Washington, un général aura peut-être gagné une étoile… Hamburger Hill, ou le dernier avatar d’un délire à la Custer.
Un film sur l’absurdité non pas de la guerre, mais du concept de « victoire », transfiguration d’une boucherie de terrain. Notons que Clint Eastwood s’est inspiré de Hamburger Hill pour sa paire de films.
Lettres d’Iwo Jima , Mémoires de nos pères (2006)
Dans le même ordre d’idées, le double opus – un film par point de vue – de Clint Eastwood sur le débarquement de l’Oncle Sam à Iwo Jima en 1944, relate un double carnage. Celui d’une préparation d’artillerie de marine stérile, qui exposera l’infanterie de débarquement aux canons et aux mitrailleuses japonais. Les Américains y laisseront 7500 cadavres, pour 20 000 blessés. Les Japonais, 20 000 morts.
Le parti pris du réalisateur fait du canon dissimulé dans la roche l’instrument du Destin, la gueule du Diable. Le soldat américain, confiant après les tirs de barrage de sa marine (8 cuirassés, 8 croiseurs et autant de porte-avions !), va vers sa mort sans qu’on puisse le prévenir. Le piège des nids de mitrailleuses enterrés dans le sable est redoutable, et se referme sur une plage transformée en abattoir. Il y a des phases crues, qui rappellent les explosions de violence de La Ligne rouge, faites pour briser l’harmonie naturelle. Mélange entre la sombre beauté de la forêt primaire et la férocité de la civilisation. Les arbres qui regardent les hommes tomber étaient là avant, et le seront probablement après…
La Ligne rouge (1998)
Malick divise : pour les uns, réalisateur fat et creux, pour les autres, génie de la composition. Les premiers se demanderont pourquoi les meilleurs acteurs d’Hollywood se précipitent pour figurer seulement dans l’un de ses rares films… Sa force, placer le réel dans l’irréel, le temporel dans l’éternité, et arriver à transcender la banalité d’une simple scène de famille (The Tree of life) pour en faire un tableau universel. En alternant douceur et violence, féminin et masculin, Malick nous donne à choisir entre l’enfer et le paradis. Mais l’homme n’a pas le choix, il est embarqué, par l’héroïsme, la contrainte, ou l’instinct. Alors il regarde ce qu’il a perdu. L’homme est un enfer au paradis…
300 (2007)
Ridicule ici, culte là (ridiculte), 300 inaugure une étape stylistique dans le film de guerre, dans une voie inexplorée : la transfiguration du réel historique, en l’occurrence dans le sens de la mythologie grecque. Enfin, d’une mythologie américanisée. Couleurs irréelles (le ciel a déjà couleur de l’Au-delà), vitesse irréelle, soldats irréels, impression irréelle. Tout fait figure de rêve, le cauchemar reste à distance : la boucherie les yeux dans les yeux, avant que l’artillerie ne permette de tuer de loin. Le courage du combattant était alors à son comble, et la résistance humaine pouvait supplanter le déficit d’effectifs. À la guerre, mieux vaut dix lions que cent moutons…
L’épisode retranscrit est celui de la résistance des fantassins des cités grecques face à l’invasion perse. Le film, hollywoodien en diable, met en scène 300 Spartiates, les seuls à faire front devant la vague qui approche, un million de soldats perses.
Sauf qu’en réalité, les Grecs étaient plusieurs milliers, et les Perses probablement entre 100 000 et 200 000, tous n’étant pas des combattants : dans toute armée, il y a les troupes de choc, les divisions de réserve, et l’intendance. Il est rare que l’ensemble participe à la bataille (ce qui ne fut pas le cas à Iwo Jima : les réserves sont entrées très vite dans le jeu, les troupes de choc ayant été anéanties). Parfois, un contingent se sacrifie pour permettre au gros des troupes de refluer en ordre, sur une ligne de défense plus ou moins prévue. C’est ce qui se passera pour les autres Grecs (les cités étaient indépendantes), qui ont quelque peu lâché les Spartiates, qui eux, tiendront bon, et jusqu’au dernier. Un sacrifice qui se raréfie dans l’histoire militaire, même si on peut rappeler celui de la Légion étrangère à Camerone, où 63 légionnaires feront face à 2000 Mexicains en 1863.
L’idéal sacrificiel perdra son sens pendant la Grande Guerre de 1914, avec ses centaines de milliers de soldats extirpés des tranchées à coups d’ordres, de menaces et de picrate, envoyés à une mort quasi certaine, et stratégiquement inutile. Ou ces offensives foireuses décidées par un état-major dépassé, jouant encore à la guerre mobile pendant une guerre de positions. Des généraux du passé, dont les conneries coûteront cher à chaque village de France… Alors oui, 300, c’est la guerre comme on la rêve : on meurt en beauté, pour la beauté du geste, et on a son nom gravé sur le Panthéon.
9 Avril (2015)
Frontière danoise, petit matin, 9 avril 1940. Fidèle à sa tactique de surprise, et sous le prétexte d’une opération préventive, une division blindée allemande franchit sans préavis la frontière danoise (et la frontière norvégienne par la même occasion). Quelques escarmouches ponctueront cette pénétration, paradoxalement bien acceptée par le gouvernement danois. Qui n’avait pas le choix, avec son armée symbolique. Et puis, les Danois sont des cousins aryens, d’essence germanique. Le pays souffrira très peu de l’Occupation.
Une seule escadrille de la Luftwaffe dans le ciel danois mettra un terme à toute contestation de la supériorité allemande, dans cette même journée du 9 avril. L’Allemagne sera chez elle au Danemark, ce marchepied vers la Suède (et son stratégique minerai de fer) et la Norvège, avec sa situation stratégique essentielle, face à la marine britannique. Alors, pourquoi un film sur une escarmouche, une poignée de morts, et un rapide cessez-le-feu ? Peut-être pour l’honneur, pour dire que tous les Danois n’étaient pas pro-allemands, ou en tout cas pronazis. Quoiqu’il en soit, rarement un film de guerre n’aura été aussi près de l’homme de troupe, plus encore que dans Full Metal jacket : on y découvre le quotidien du soldat, ses DO pénibles, son paquetage peu pratique, ses doutes, ses angoisses, son premier contact avec l’ennemi, les blessures, la mort, la retraite. Et la défaite, au bout du compte. Cette rivière qui charrie honte, incompréhension, et colère.
La petite unité qui intéresse le réalisateur est composée de jeunes hommes, encadrés par un sergent expérimenté et un lieutenant très compétent. Relativement mobiles (sur des vélos militaires !), bien entraînés, ils vont ralentir l’avance allemande, reculer en ordre, occuper des lignes de défense successives pré-établies. Les profanes y apprendront le travail d’une section d’infanterie, avec son mitrailleur et ses fusiliers. Qui réussiront, au début, grâce à leur connaissance du terrain, à entraver la progression du détachement blindé ennemi. Déjà, on sent que les cousins germains ne concourent pas dans la même catégorie : un nid de mitrailleuses ne peut rien contre une automitrailleuse, et encore moins contre un char. Des balles contre des obus… Mais l’honneur, l’honneur commande au lieutenant de se battre, alors que la situation politique exige de se rendre. Un film aussi simple que remarquable sur la chaîne de commandement qui lie le soldat au politique, le terrain à la décision, le courage humain ne pouvant contrer ni pallier le calcul cynique, parce que supérieur.
Fury (2014)
Dans la veine de l’hyperréalisme hyperlocal, Fury fait figure de modèle achevé. Nous voici « embedded » sur un char Sherman en 1944 dans une Allemagne pas encore de l’Ouest. La guerre en avril 1945 est quasiment gagnée pour les Alliés, la résistance allemande sur son sol – Blut und Boden, Sang et Sol – se délite. La supériorité matérielle, qui pèse du côté américain, ne suffit pas pour traverser le pays d’Hitler en sifflant Dixie. Les poches de résistance sont nombreuses, dissimulées, efficaces, et mortelles. Cinq ans de guerre non-stop ont aguerri les Allemands, qui sont devenus des spécialistes du combat tout terrain et toutes armes. La section de chars du sergent Wardaddy pénètre prudemment dans la campagne, sur des routes flanquées de bocages, talus et haies qui sentent le piège. Expérimenté et insensible, le sergent (Brad Pitt) reçoit une nouvelle recrue, incarnée par Logan Lerman, qui joue très bien l’humaniste un tantinet flippé.
La vie à bord du tank est correctement dépeinte : un char, c’est pas un salon de thé. Ça pue (le fuel), ça chauffe (le tube), ça fait un boucan du tonnerre (le moteur, les chenilles, les tirs, les impacts), et surtout, c’est un cercueil en puissance. Le moindre coup au but transforme la cage de métal en four, et les hommes en torches. Fury montre, sur les conseils de vétérans, comment fonctionne une section de chars. Le film de guerre nouvelle version se veut pédagogique, comme le préconisait Godard. Une section qui a pour mission de nettoyer le terrain pour permettre au gros de l’armée de progresser sans risquer de rencontrer un obus malencontreux. Le Sherman doit donc débusquer et détruire (« search and destroy ») les nids d’artillerie de plus ou moins gros calibre adverses. Souvent des canons antichar, ou des chars enterrés. L’essence manquant dans l’armée allemande, en cas de ligne de défense à tenir, de nombreux chars finiront ainsi, dans les granges, les taillis, les maisons. Fin peu glorieuse pour le symbole de la guerre mobile moderne. Le profane découvre la relation entre la tourelle, la conduite et le tir, les ajustements vitaux, la vitesse d’exécution, qui décident de la survie. La coordination, les réflexes, la domination de la peur. Car le char, même surarmé, est une cible permanente. Le film de David Ayer n’a aucune prétention morale, ni intellectuelle. Et encore moins de véracité historique. Mais quel film est vrai ?
Si à l’Est les Allemands résistent avec la dernière énergie aux avancées des Fronts biélorusse (Joukov et Rokossovski) et ukrainien (Koniev), à l’Ouest, on est très loin de l’extermination mutuelle. Le film profite des libertés qu’offre le cinéma pour imposer l’image d’une résistance farouche à l’envahisseur américain. On tombe sur la responsabilité du 7ème Art, qui se montre plus puissant que les livres d’Histoire pour imprimer des vérités dans les esprits les moins cultivés, les moins solides. Mais il y aura toujours des intoxiqués, des intoxiqueurs, des désintoxiqueurs et des désintoxiqués. Même en lisant les aventures d’un Lieutenant de chars (le livre d’August von Kageneck sur ses années Wehrmacht), qui peut se targuer d’approcher la réalité de ceux qui l’ont vécue ?
Stalingrad 1993, 2001, 2013
Attention, il y a eu plusieurs Stalingrad (et il y en aura d’autres), ce symbole éternel de la guerre moderne avec chars, avions et tout le bastringue… qui se transforme en combat à mains nues quasi préhistorique. La guerre au sol dans une ville. Le retour à l’âge de pierre, à l’âge du fer, celui de la pelle à tranchée en travers de la gueule de l’Autre.
Le premier Stalingrad occidental moderne sera celui de Joseph Vilsmaier, en 1993. Le choix du réalisateur allemand : fuir la macro-bataille pour zoomer sur une bande de Soldaten, sachant que les Allemands pouvaient partir (les Américains ont appliqué la même méthode pour le Viêt-Nam) entre copains d’une même ville, d’une même rue, histoire de solidifier les troupes avec de la vraie solidarité de terrain. Il y a bien sûr toujours un vétéran, un vieux revenu de tout, qui a survécu à toutes les batailles (nous sommes en plein hiver 1942-1943, le dernier pour la VIe Armée de Von Paulus), et qui regarde les jeunes comme des morts en puissance. Les soldats du rang n’y croient plus, mais se battent encore, plus trop pour l’Allemagne de Hitler, en laquelle ils ne croient plus (elle les a foutus dans une merde… blanche), mais pour leur survie immédiate, la prochaine heure, pas plus. Un lieutenant idéaliste (comprendre anti-hitlérien) tente désespérément de remotiver ses camarades, de remuer une hiérarchie intransigeante ; peine perdue. Le capitaine, sadique et fou, veille, réincarnation du Führer. N’oublions pas le nazi de service, qui abat des civils russes, femmes et enfants compris, et le communiste engagé malgré lui. Un petit condensé de l’Allemagne des années 30 placé dans le feu tragique de l’Histoire.
Là où Vilsmaier ajoute quelque chose, c’est sur la teneur réelle en nazisme de la Wehrmacht : ni ses chefs ni ses hommes de troupes n’étaient des nazis convaincus, ce qui ne les a pas empêchés de se battre avec une application impitoyable (même Claude Lanzmann jeune résistant ne peut s’empêcher d’admirer dans Le Lièvre de Patagonie l’organisation de combat allemande dans les maquis français, quand l’occupant est pris par surprise sous le feu des partisans), directement ou indirectement, pour le Führer. Idem dans le camp d’en face : les Russes qui défendaient Stalingrad défendaient leur peau, leur rue, leur ville (pour ceux qui en étaient originaires), et, de manière plus diffuse, Staline et son régime de fer. La guerre d’en bas n’est jamais la guerre d’en haut.
Transition toute trouvée pour passer au Stalingrad – Enemy at the gates – de Jean-Jacques Annaud, qui a le mérite de montrer Krouchtchev en commissaire politique, qui prend en charge le moral des troupes, et qui comprend qu’il faut faire appel au bon vieux patriotisme russe, jusque-là interdit par la propagande soviétique, dans un esprit supranational. Le patriotisme sauvera la Sainte Russie, et par ricochet les républiques de l’URSS. L’amour pas forcément viscéral du fantassin soviétique des armées frontalières envers le régime communiste basé à Moscou a entre autres expliqué la débandade des premiers jours, des millions d’hommes se laissant enfoncer par les blindés de l’opération Barbarossa. Une attitude en partie à l’origine de l’impitoyable vengeance de Staline contre ces mêmes soldats… Se rendre par divisions entières, c’était donner l’Union Soviétique aux fascistes allemands. Biélorusses et Ukrainiens le paieront plus tard…
Mais ce serait faire injure aux millions d’hommes qui ont laissé leur peau lors de l’attaque allemande. Soljenitsyne, en tant qu’officier d’artillerie, raconte le premier choc, terrible, devant une armée matériellement et tactiquement supérieure. Les cinq semaines que prendra la reconquête de la Grèce par les Allemands (les Italiens ayant raté leur coup) suffiront à retarder l’invasion de l’URSS, et probablement à empêcher une victoire définitive, calculée sur huit semaines par l’état-major. L’avancée germanique sera stoppée par l’hiver russe, qui ne doit pas faire oublier la résistance acharnée des défenseurs de Moscou. On connaît la suite.
Et donc, le Stalingrad d’Annaud ? Mal perçu à sa sortie, et du côté allemand, et du côté russe. Trop romantique, trop stylisé, on lui reprochera son histoire d’amour jugée déplacée entre le héros Zaitsev et la jeune… juive – concession d’Annaud à Hollywood ? – puis le portrait de l’ambitieux commissaire politique Danilov… un juif qui manipule le naïf berger de l’Oural, fabriquant un héros grâce à la presse (qu’il dirige !), tout en se tenant bien éloigné du dangereux front… Un cliché qui déplaira forcément à Hollywood.
Pas de love story chez Vilsmaier, à part une scène de viol avortée, mais la noirceur désespérante de son Stalingrad est contrebalancée par l’affection indéfectible que les survivants de l’enfer rouge se portent, une fraternité jaillie du fond du merdier. Il lui sera reproché de faire pleurer dans les chaumières sur une armée allemande en déroute, blessée, en proie au doute… Humaine, quoi. Conclusion : les Allemands n’ont pas encore le droit de produire des films historiques nettoyés des jugements de valeur dominants. Cela viendra.
Après la version franco-américaine, et la version allemande, il manquait la version russe. Chose faite en 2013 avec le Bondarchuk. Un feu d’artifice de cris, un bombardement de couleurs en 3D. Un ballet de corps-à-corps au ralenti, avec des relents de kung-fu… Un délire total, qui ne sera pas retenu pour l’Oscar du Meilleur film étranger. Un aller-retour entre les conflits quotidiens d’une société russe en miniature, (sur)vivant dans un immeuble à moitié crevé, et des combats d’anéantissement. On sent la grosse production poutinienne derrière, la réhabilitation de la puissance russe, qui ne se perd pas en conjectures diplomatiques et que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre en Syrie. Les milliers de combattants du Front al-Nosra qui détalent comme des lapins peuvent en témoigner.
Nous avons volontairement écarté Apocalypse Now, un « acid movie » qui a été (psych)analysé jusqu’à l’os, et le premier Rambo, un film social sur le déclassement et la relation père/fils dans une société en mutation. Au fond, diront les pacifistes, tous les films de guerre sont à vomir, parce qu’ils justifient, avec plus ou moins de talent, le meurtre intra-humain. Le film de guerre « pacifique » ou antiguerre (le Kubrick des Sentiers de la gloire porte sur l’impossibilité logique d’une justice dans la hiérarchie humaine) n’existe pas encore : personne dans ce genre n’a les moyens de se priver de la fascinante violence cinématographique, qu’elle soit crue, exaltée, absurde ou glauque.
Cependant, le personnage du lâche dans Saving Private Ryan, arrive à transmettre en creux l’infinie dureté d’un combat à mort, d’un combat perdu : celui du camarade juif (on est chez Spielberg, ne l’oublions pas) poignardé en douceur, pendant que le lâche, paralysé par la peur, le laisse mourir au lieu de voler à son secours. Cas de conscience éprouvant, qui fait entrer le spectateur dans la bataille par son côté le moins glorieux…
Spielberg propose avec maestria au spectateur le miroir de sa propre lâcheté. D’autres verront dans cette scène forte la symbolique de la passivité ou de l’indifférence européenne devant le massacre des juifs... Le héros, incarné par Tom Hanks, un instituteur du pays profond transfiguré en chef valeureux, a la main qui tremble (comme celle de Valls, sauf que Valls n’est pas vraiment prêt à mourir pour son pays, sans qu’on sache s’il s’agit d’Israël ou de la France). C’est pourtant le lâche qui survit, abattant à la fin le prisonnier allemand « tueur de juif » qui le traitait logiquement de lâche. Les héros morts, le lâche peut gagner la guerre.
Le cinéma avait donc, à l’origine, pour mission de rendre la guerre esthétique, pour la justifier. Puis,après le choc du Viêt Nam, il a montré une guerre moins belle, et moins juste.
La première période (en gros un demi-siècle) du cinéma de guerre est carrément propagandiste. Elle atteint son apogée avec The Green berets (1968) et l’emblématique John Wayne, la star préférée de Staline – Mao, lui, sera fou de Bruce Lee, revanche spirituelle de l’Asie sur l’Occident. Le genre vire critique – à l’image de toute la société – à partir des années 1970, remettant en cause les codes fatigués et le concept de « victoire » avec (Apocalypse now en 1979, Platoon en 1986, Full Metal jacket en 1987), et Casualties of war en 1989. Sans abandonner complètement une propagande sous-jacente, ce cinéma devient réaliste dans les années 2000 – on pense à l’épique Black Hawk Down en 2001 (photo ci-dessous) ou au grandiose Kingdom of Heaven en 2005, tous deux réalisés par l’incontournable Ridley Scott, et enfin esthétique : le lyrisme patriotique outrancier du Stalingrad de Bondarchuk en 2013, la lumière des chars US qui déchire la grisaille nazie de Fury en 2014, les tableaux surnaturels de 300.
Chaque époque s’opposant nécessairement, fils contre le père, à la précédente. Les réalisateurs, eux, oscillent entre « message » et « pas de message ». Mais « pas de message », c’est encore un message. Dans City of Life and death (2009), Chuan Lu narre de manière documentaire – en éliminant tout dialogue – le massacre de Nankin, commis en 1937 par les troupes japonaises : entre 200 000 et 300 000 morts en six semaines. Pas de lyrisme (peut-être une goutte de Malick), pas d’esthétisme (à part cette petite concession au noir et blanc), pas de construction scénaristique classique (exposition/développement/résolution), tout est balayé. Le message qui passe : le choc trop humain entre innocence et cruauté, et l’incompréhension qui en résulte.
Depuis les années 1970, le film de guerre a grandi, il est devenu adulte. Plus crédible, mais plus retors aussi. On en veut pour preuve ce petit « doute du vainqueur » que les Américains injectent dans leurs œuvres pour « conscientiser » et contrebalancer leur impérialisme guerrier, bien réel celui-là, et autrement destructeur. Un pays qui tue des gens mais qui perd ses guerres, depuis 1945.
Avant tout, dans l’esprit des habitants de la terre, pour que fonctionne l’illusion impériale, il s’agit de poser l’Amérique comme camp du Bien, à l’aide des images. Et parce qu’une propagande trop primaire se retourne contre elle-même, le pouvoir de séduction magnétique dont dispose le cinéma par son impact sur l’inconscient est passé à un stade second (mais pas secondaire), celui du réalisme critique. Qui donne une responsabilité morale en plus au camp du Bien. Qui est toujours le même, notez bien, la critique n’allant pas jusqu’à l’inversion des valeurs. Auto-absolution pratique...
Ainsi, les trois couches de son évolution se retrouvent dans le film de guerre contemporain : un fond de propagande (correspondant à l’instinct), une couche de réalisme (la mémoire), et la dernière touche d’esprit critique (la conscience). Les épaisseurs respectives de ces trois strates géologiques variant selon les objectifs commerciaux de la production et les « besoins » politiques du moment.
Au fond, le cinéma (hollywoodien) n’aura servi qu’à montrer la force et justifier la violence de l’Amérique (toujours pas de film sur les bombardements démentiels en Irak, et leurs 700 000 à 1 500 000 de victimes civiles depuis 2003), quand le reste du monde relatait les grandes batailles ou les atrocités du passé, en s’interrogeant sur la nature humaine. Le questionnement philosophique sur le Bien et le Mal ici devient un calcul là-bas, et une justification du bien (américain) contre le mal (étranger). Hollywood serait-il le département Communication de l’US Army ?
Quelques chiffres
Le cinéma américain, c’est 500 films par an, pour un budget global de 35 milliards de dollars, soit 70M$ de moyenne par production. C’est aussi un secteur juteux à l’exportation (les blockbusters), qui écrase les productions nationales (80% des films qui sortent en Allemagne sont américains, 87% en Australie et en Espagne), à l’image du riz de « l’aide US » qui finit par supplanter les petites cultures locales en Afrique. On peut ainsi s’amuser à calculer le taux d’indépendance culturel d’un pays par rapport à la domination étasunienne : il est de 50% pour la France.
L’ingéniosité du dispositif américano-hollywoodien (économies d’échelle à tous les niveaux) consiste à savoir vendre, et vendre cher, sa propre propagande aux autres pays. Nous achetons donc de la publicité POUR l’Amérique. Et on ne parle même pas des séries télé, la nouvelle force de frappe de l’Empire en matière « culturelle ». Nous y reviendrons dans un deuxième volet.