La situation politique est tellement perturbée et la déliquescence du pouvoir si avancée que nous sommes allés consulter Emmanuel Ratier en urgence, analyste percutant, bien connu pour ses enquêtes sur le milieu de la politique et les réseaux de pouvoir, afin qu’il nous éclaire de ses codes de décryptage et de ses prédictions bien renseignées.
Présent : Est-ce que le retour de Sarkozy change quelque chose ?
Emmanuel Ratier : Cela cristallise enfin les véritables enjeux : il manquait un personnage clé sur l’échiquier politique, qu’il s’agisse du roi ou du fou cela n’a pas d’importance. Le retour de Nicolas Sarkozy signifie d’abord la fin des espérances présidentielles de François Fillon et d’Alain Juppé. L’ex-président de la République, absolument convaincu de l’emporter sur Marine Le Pen avec environ 60 % des suffrages, a arrêté une stratégie précise : « Moi ou Marine. » Il va faire disparaître l’UMP au profit d’une nouvelle entité à sa botte (pour réunir ses fidèles, marginaliser ses concurrents et interdire toute primaire).
Le nouveau modèle de Nicolas Sarkozy est désormais Angela Merkel, dont le parti, la CDU, est passé de la droite conservatrice au centre droit et gouverne désormais avec le SPD, voire dans certains länder avec les Grünen. C’est donc une ligne progressiste et libérale-mondialiste qui sera retenue, l’ex-président n’ayant jamais abandonné l’idée (mise en œuvre durant la première partie de son quinquennat) de récupérer des socialistes accommodants.
Vous avez très certainement remarqué que Nicolas Sarkozy n’était pas du tout clair sur le « mariage » homosexuel lors de son passage à France 2. Dans Le Nouvel Observateur du 11 septembre, on lui prêtait ces propos : « Le mariage pour tous, je m’en fous. Ce n’est pas un sujet. Moi, de toute façon, j’avais toujours défendu une union civile. » Quant à la frange « extrémiste » qui a surgi des rangs de la Manif pour tous, l’an dernier, il la qualifie de « fascisme en loden ».
Comment va réagir la gauche ?
La gauche ne va pas réagir. Elle est pieds et poings liés avec Bruxelles. Et elle est autiste. « M’en parler plus tard. » C’est la remarque qu’écrit, depuis plusieurs semaines, François Hollande sur toutes les notes concernant le retour en politique de Sarkozy. Alors que l’ancien président est dans toutes les têtes, il est quasiment interdit de converser à son sujet à l’Élysée. Le président de la République pratique désormais le déni de réalité. Il en est de même de Manuel Valls : « Dans ma fonction de chef du gouvernement, je ne dois pas être préoccupé par la vie des partis d’opposition. »
Doublement frappé par le brûlot de Valérie Trierweiler et le départ de Julie Gayet, le président, que l’on dit dépressif, vit désormais replié à l’Élysée en tout petit comité composé de quelques amis de toujours (notamment Me Jean-Pierre Mignard et Bernard Poignant), de quelques rares « visiteurs du soir » (comme Julien Dray) et d’énarques issus de la promotion Voltaire, en particulier le secrétaire général de l’Élysée Jean-Pierre Jouyet. Lequel l’accueille régulièrement le week-end en compagnie de sa femme Brigitte Taittinger.
Envisagez-vous une démission ou une dissolution ?
Rappelons ce que Hollande confiait à Edwy Plenel dans Devoirs de vérité en 2006 : « Je pense qu’il y a forcément un exercice de vérification démocratique au milieu [NDA : donc d’ici à la fin de l’année 2014] de la législature. (…) Si d’aventure, à l’occasion de la vérification démocratique, une crise profonde (…) intervenait, contredisant l’élection présidentielle, nous en tirerions toutes les conséquences en quittant la présidence. » Et ce qu’il promettait en 2012, durant la campagne électorale : « Deux ans et demi pour le redressement, deux ans et demi pour redistribuer. »
Le problème, c’est qu’il faudrait du courage à François Hollande pour trancher. Or le président est atteint d’aboulie et pratique la politique du rat crevé au fil de l’eau.
Les mauvaises nouvelles vont-elles continuer à pleuvoir dru sur le président Hollande ?
Oui. Le Sénat va repasser « à droite » fin septembre. Idem aux cantonales de mars et aux régionales de décembre 2015. Depuis le premier tour des municipales, le calendrier politique de François Hollande n’a cessé d’être subi, tout en se précipitant : vague bleue au second tour des municipales, démission du gouvernement Ayrault, imposition du gouvernement Valls, victoire du FN aux européennes, premier remaniement du gouvernement début juin, démission du gouvernement en août, nomination et démission de Thomas Thévenoud, atteint de « phobie administrative », livre dévastateur de Valérie Trierweiler (les « sans-dents »), doutes sérieux sur l’authenticité des diplômes du premier secrétaire du PS Jean-Christophe Cambadélis, etc. Le tout, pour aboutir à une impasse aussi bien économique que politique.
Comme le titrait le 25 août le Daily Telegraph, on sent comme « un vent de pré-éviction à la Berlusconi », d’autant que François Hollande a en réalité perdu sa majorité à l’Assemblée nationale (où il ne disposait que d’une voix de majorité) à quelques semaines du vote du budget 2015. La plupart des participants à la primaire (Martine Aubry, Arnaud Montebourg) et ses alliés du second tour de la présidentielle (Eva Joly et Cécile Duflot, Jean-Luc Mélenchon, François Bayrou, etc.) l’ont lâché.
Comme le reconnaissait lui-même Hollande en janvier 2013 : « Montebourg, les Verts… Si je devais m’en séparer, je finirais tout seul. » Désormais c’est « Monsieur 1 % ».
Comment calculez-vous « Monsieur 1 % » alors qu’il est à 13 % d’opinions favorables dans les sondages ?
Il est à 13 % mais dans le précédent sondage, paru dans Le Figaro (institut TNS Sofres) quelques jours auparavant, il y avait un élément sidérant : il n’y a plus que 1 % de la population à faire « tout à fait confiance » au président de la République (et 17 % « plutôt confiance »). Et 2 % « tout à fait confiance » au Premier ministre (et 28 % « plutôt confiance »). À 13 % , on se demande même s’il y a encore ce fameux 1 %. 1 % ce doit être le nombre d’élus socialistes en France…
La seule certitude politique à moyen terme qu’on voit bien dans les sondages, c’est que Marine Le Pen sera nécessairement au second tour de la prochaine élection présidentielle, qu’elle ait lieu demain ou dans deux ans. Elle a su d’abord maintenir le score de son père Jean-Marie Le Pen, puis l’amplifier à l’élection présidentielle, l’élargir encore aux européennes et le cristalliser très rapidement. On lui prête de l’ordre de 40 %, voire plus à la prochaine présidentielle. Le slogan pour attendre 51 % n’est donc pas dépourvu de sens, ce qui était totalement inimaginable il y a encore deux ans.
Pensez-vous comme Denis Tillinac que nous assistons au réveil du peuple de droite ? Je le cite : « Le succès des “marches pour tous”, l’élection d’académiciens politiquement incorrects, l’audience croissante de chroniqueurs indociles : (…) On voit émerger ici et là des postures informelles, encore brouillonnes mais d’une ferveur juvénile, qui promettent une émancipation des esprits inédite depuis un demi-siècle. »
Chacun sait que Tillinac, en fidèle du chiraquisme, a toujours roulé en définitive pour la fausse droite ou la droite réactionnaire la plus bourgeoise (dans son plus mauvais sens, celle qui a trahi toutes les valeurs). C’est un pur conformiste. À la différence d’un Zemmour, on ne l’a jamais vu s’exprimer sur les sujets qui fâchent. Vous verrez qu’il soutiendra Nicolas Sarkozy et pas Marine Le Pen.
L’essentiel de La Manif pour tous relève de la droite authentique pour les valeurs mais elle est aussi libérale en économie, ce qui est antinomique. Ces manifestations gigantesques (auxquelles j’ai participé, d’ailleurs) n’ont abouti à rien en matière d’efficacité politique : la loi sur les paires homosexuelles a été adoptée sans encombre. Je lui reconnais la qualité d’avoir fait émerger de nouveaux militants, formés en un temps record sans être passés par un parti politique. La seule qui ait été vraiment efficace en dépit de ses moyens ridicules, c’est Farida Belghoul, une musulmane (un comble) qui aurait pu être ministre socialiste depuis longtemps si elle avait accepté de vendre son âme. C’est elle, par son charisme et son activisme, qui a obtenu le retrait des ABCD de l’égalité et ce n’est pas un hasard si Najat Vallaud-Belkacem a enclenché des poursuites disciplinaires pour la faire exclure de l’Éducation nationale. S’il y avait 500 Farida Belghoul, cela ferait longtemps que le gouvernement socialiste serait tombé.
Quel scénario pour la future présidentielle ?
Aussi étrange que cela puisse paraître, Nicolas Sarkozy n’a pas tort de dire que le clivage droite-gauche est largement dépassé. Mais il l’instrumentalise à son profit : c’est « votez pour moi, sinon, c’est Marine ». Le Front national de Marine Le Pen n’est pas un parti de droite, encore moins d’extrême droite. C’est l’alliance inédite (pas dans l’idée qui existe depuis le boulangisme, mais par les scores très élevés) de la gauche du travail et de la droite des valeurs. C’est pour cela qu’elle a le soutien du mouvement social. À la différence de 2002, si Marine Le Pen arrive au pouvoir, il n’y aura pas de grève ouvrière. Les « sans dents » descendront plutôt dans la rue pour défendre leur idole, véritable nouvelle Jeanne d’Arc pour eux. En revanche, les permanents CGT venus d’outre-Méditerranée, les profs bobos à la Mélenchon et les fils de bourgeois de Sciences-Po seront sans doute dans la rue.
Marine Le Pen est devenue le symbole de ce quart-monde (qui représente maintenant près de la moitié des Français) qui a peur de se faire manger par le tiers-monde avec l’aval de l’oligarchie mondialisée. Ce que Jean-Yves Le Gallou appelle « l’hyperclasse mondialisée » (que j’ai décrite dans mon livre sur le club Le Siècle[Au cœur du pouvoir, NDLR]).
Avec la gauche libérale-libertaire à la Macron et à la Valls, je crois qu’on va assister à un scénario inédit à la future élection présidentielle : en raison de l’implosion de la gauche et de son absence au second tour de l’élection présidentielle, comme l’a parfaitement défini le sociologue François Dubet (Les Inrockuptibles, 17 septembre 2014), face à Marine Le Pen, « le candidat de la droite sera le candidat de gauche en 2017. Il ne sera d’ailleurs pas plus à droite que Manuel Valls. »
En clair, la prochaine élection présidentielle devrait signifier la fin de la (fausse) gauche et la fin de la (pseudo) droite. C’est la supposée « extrême droite », qui deviendrait la droite. Toutes les études (voir les livres du géographe Christophe Giuilly) montrent que le nouvel électeur du FN, ce n’est pas un ancien combattant d’Algérie, c’est de plus en plus un ouvrier au chômage dont la fille sort avec un Arabe.
Propos recueillis par Caroline Parmentier
Article extrait du n° 8196 de la revue Présent du jeudi 25 septembre 2014