Du Vietnam à la Lune
Si John Kennedy n’avait pas été assassiné, il n’y aurait pas eu de guerre du Vietnam pour les Américains. Cette question, naguère débattue, est aujourd’hui réglée, grâce à des historiens comme James Douglass. Robert Kennedy Jr. résume le dossier dans son livre American Values :
[JFK] a obstinément refusé d’envoyer des troupes de combat au Vietnam, ce qui lui a valu l’antipathie des libéraux et des conservateurs, qui lui ont reproché d’avoir « jeté l’éponge » dans la lutte contre le communisme international. […] Lorsque Johnson s’est rendu au Vietnam en mai 1961 à la demande de Jack [John], il est revenu fermement convaincu qu’il était insuffisant d’envoyer des conseillers militaires et du matériel : la victoire exigeait des troupes de combat américaines capables d’une action indépendante contre les combattants de la guérilla.
Pratiquement tous les conseillers de Jack étaient d’accord, mais le Président a fermement résisté, affirmant que nous pouvions soutenir les Sud-Vietnamiens mais que nous ne pouvions pas lutter pour eux. En y repensant plus tard, [Maxwell] Taylor [chef des états-majors] observa : « Je ne me souviens de personne qui était fortement contre [l’envoi de troupes de combat au Vietnam], à l’exception d’un homme, et c’était le Président. Le Président ne voulait tout simplement pas être convaincu que c’était la bonne chose à faire. C’était vraiment la conviction personnelle du Président que les troupes terrestres américaines ne devraient pas entrer. »
Le 11 octobre 1963, cinq semaines avant sa mort, JFK a contourné son propre Conseil de sécurité nationale et a publié le mémorandum d’action de sécurité nationale 263, officialisant le retrait du Vietnam de « 1 000 militaires américains d’ici la fin de 1963 » et « la majeure partie du personnel américain d’ici la fin de 1965 ». Le 20 novembre 1963, deux jours avant son voyage à Dallas, Jack a annoncé lors d’une conférence de presse un plan pour évaluer « comment nous pouvons sortir les Américains de là-bas. Maintenant, c’est notre objectif, ramener les Américains à la maison ». Le lendemain matin, il passa en revue une liste de victimes pour le Vietnam indiquant que soixante-treize Américains y étaient morts à ce jour. Ébranlé et en colère, Jack déclara à son attaché de presse adjoint, Malcolm Kilduff : « Après mon retour du Texas, cela va changer. Il n’y a aucune raison pour que nous perdions un autre homme là-bas. Le Vietnam ne vaut pas une autre vie américaine. » Le 24 novembre 1963, deux jours après la mort de Jack, Lyndon Johnson a rencontré l’ambassadeur américain au Vietnam, Henry Cabot Lodge, que Jack avait été sur le point de renvoyer pour insubordination. LBJ déclara à Lodge : « Je ne serai pas le président qui a vu l’Asie du Sud-Est suivre le même chemin que la Chine. » En fin de compte, 500 000 Américains […] sont entrés dans les rizières du Vietnam et 58 000 ne sont jamais revenus.
Entre 1965 et 1968 seulement, 643 000 tonnes de bombes ont été larguées, soit trois fois plus que pendant la Seconde Guerre mondiale, sur un pays majoritairement rural. La guerre du Vietnam a considérablement renforcé le déjà monstrueux « complexe militaro-industriel », au sujet duquel Eisenhower avait mis en garde les Américains dans son discours d’adieu.
Il est intéressant de savoir que la première version de ce discours, écrite par ses assistants Malcolm Moos et Ralph Williams, parlait du « Military Industrial Congressional Complex », mais Eisenhower supprima la mention du Congrès par crainte des retombées politiques. Or, personne n’incarnait mieux la composante parlementaire du complexe militaro-industrielle que Lyndon Johnson : il était impliqué dans trois scandales de corruption datant de ses années en tant que chef de la majorité au Sénat, incluant l’attribution frauduleuse à l’entreprise texane General Dynamics d’un marché de sept milliards de dollars pour la construction de l’avion militaire TFX. Dans les semaines qui ont précédé l’assassinat de Kennedy, Johnson avait également investi dans l’avionneur de Dallas Ling-Temco-Vought, qui allait devenir l’un des plus gros fournisseurs d’armes du Pentagone pour la guerre du Vietnam (signalons en passant que David Harold Byrd, cofondateur de Ling Temco Vought, était le propriétaire du Texas School Book Depository où Lee Harvey Oswald fut embauché en octobre 1963). Johnson possédait également des actions chez Bell Helicopter, auquel il transféra illégalement un contrat pour 220 hélicoptères qui avait été signé en 1963 avec son rival Kaman Aircraft.
La guerre du Vietnam de Johnson a conduit directement au flot de drogue qui a engouffré une grande partie de la jeunesse américaine et européenne (comme le montrent Lukasz Kamienski dans Shooting Up et Alfred McCoy dans The Politics of Heroin). L’explosion de drogue dans les années 70 et 80 a produit le syndrome épidémique d’immunodéficience connu sous le nom de SIDA (comme le montre Peter Duesberg dans L’Invention du virus du SIDA). Le SIDA est devenu le prétexte pour élargir le réseau d’enchevêtrements financiers entre Pharma et les agences gouvernementales de santé et, comme RFK Jr. le montre dans The Real Anthony Fauci, cela a rendu possible le coup d’État pharmaceutique de 2020 par les profiteurs de pandémies qui plongent désormais l’humanité dans un cauchemar iatrogène.
Si nous regardons les choses sous cet angle, la présidence Johnson a peut-être été la plus grande malédiction jetée sur les États-Unis et sur le monde. Et c’est sans même tenir compte de ce que la présidence de John Kennedy, peut-être suivie de celle de Robert, aurait pu offrir au monde. Au lieu des Peace Corps, l’Amérique a donné au monde l’ignoble guerre du Vietnam et toutes les horreurs qui en ont découlé.
Pourtant, il y a une chose que les Kennedy ne nous auraient probablement pas donnée, et c’est une promenade sur « la Lune ».
C’est pendant le mandat de Nixon que les hommes ont marché sur la Lune, ramassé des roches lunaires et planté des drapeaux américains dans la poussière lunaire (la dernière fois, c’était en décembre 1972, il y a près de 50 ans) ; mais Apollo était vraiment le projet de Johnson depuis le début. « Peu de gens aujourd’hui réalisent ou s’en souviennent », a déclaré Alan Wasser, « mais un seul homme, Lyndon Baines Johnson, dit LBJ, est le principal responsable du début et de la fin de la “course à l’espace”. » « Apollo 11 n’aurait pas vu le jour sans Lyndon Johnson », confirme Michael Marks, citant John Logsdon, professeur au Space Policy Institute de l’université George Washington et auteur de John F. Kennedy and the Race to the Moon (Macmillan, 2010) . Il semble y avoir un large consensus sur ce point parmi les historiens de la NASA. C’est Kennedy qui a lancé très publiquement la course à la Lune en 1961, mais le public n’a jamais su que, « dans les semaines qui ont précédé son assassinat, John F. Kennedy cherchait à se retirer de la course à la Lune », selon Charles Fishman, auteur d’un article de 2019 intitulé « Si le président Kennedy n’avait pas été tué, aurions-nous atterri sur la Lune le 20 juillet 1969 ? Cela semble peu probable ».
David Baker écrit dans son livre The Apollo Missions : The Incredible Story of the Race to the Moon (2018) :
Généralement crédité d’avoir initialisé l’expansion jamais démentie du programme spatial, Kennedy avait en fait tenté de revenir sur sa décision à plusieurs reprises avant son assassinat le 22 novembre 1963. Dès le départ, il n’avait jamais voulu sélectionner l’objectif de la Lune, et cherchait une alternative qui serait une réponse plus durable aux réalisations spatiales soviétiques. […] 18 mois après [son discours sur la Lune au Congrès, en mai 1961], il cherchait désespérément des moyens de rompre cette allégeance. Son assassinat a empêché cela, et a galvanisé la NASA dans un engagement encore plus profond.
Il s’agit d’une histoire peu connue et intéressante, compte tenu de l’énorme impression faite sur le monde par les déambulations — et les promenades en buggy — des Américains sur la Lune, et le prestige impérial qu’en ont tiré les États-Unis. Comme je l’ai écrit dans un long dossier à ce sujet : aller sur la Lune et en revenir était « un exploit aux proportions mythiques » qui fait « des astronautes de la NASA les égaux des anciens demi-dieux immortels, et cette qualité semi-divine rejaillit sur les États-Unis dans leur ensemble ».
- James Irwin d’Apollo 15 en vedette sur « La Lune »
Comment les États-Unis ont « choisi d’aller sur la Lune »
Dans un article intitulé Lyndon Johnson’s Unsung Role in Sending Americans to the Moon, Jeff Shesol rappelle le rôle déterminant de Johnson dans la fondation de la NASA en 1958 :
Le 4 octobre 1957, quelques heures après avoir appris que l’Union soviétique avait mis en orbite le premier satellite, le Spoutnik, Johnson, alors chef de la majorité au Sénat, s’est saisi de la question de l’exploration spatiale. Avant la fin de la soirée, il travaillait au téléphone, parlait à des assistants, esquissant des plans pour une enquête sur le programme américain anémique. George Reedy, un membre du personnel de Johnson, l’informa que la question pourrait « faire sauter les Républicains, unifier le Parti démocrate et vous faire élire président. […] Vous devriez prévoir de vous plonger lourdement dans cette question ». […] Le président Dwight D. Eisenhower avait résisté à l’établissement de ce qu’il appelait, par moquerie, « un grand département de l’espace », mais Johnson, et les circonstances, sont venus à bout de ses résistances. La NASA a été leur création conjointe .
Après avoir remporté l’élection présidentielle en novembre 1960, John Kennedy mit en place des « équipes de transition » de haut niveau pour le conseiller sur des questions clés. Son équipe sur l’espace était présidée par le professeur du MIT Jerome Wiesner, qui était déjà membre du comité consultatif scientifique d’Eisenhower. Le 10 janvier 1961, Wiesner remit à Kennedy un « rapport au président élu du comité ad hoc sur l’espace », qui reflétait le scepticisme général de la communauté scientifique quant à la faisabilité des vols spatiaux habités. Il mentionnait, parmi les « nouvelles découvertes scientifiques d’une grande importance » récemment obtenus avec des satellites et des sondes spatiales lointaines, que « des scientifiques américains ont découvert la grande ceinture de rayonnement, piégée dans le champ magnétique terrestre ». Par conséquent, écrit-il : « Pour le moment […] l’exploration spatiale doit se limiter à des véhicules sans pilote. »
Kennedy nomma Wiesner président de son Comité consultatif scientifique. Wiesner demeura un adversaire farouche du programme Apollo Moon, comme on peut le lire sur sa page Wikipédia : « Il était un critique virulent de l’exploration habitée de l’espace extra-atmosphérique, croyant plutôt aux sondes spatiales automatisées. » Wiesner était également un ardent défenseur de la coopération internationale plutôt que de la concurrence dans l’exploration spatiale, comme il l’indiquait dans son rapport de janvier 1961 :
Les activités spatiales, en particulier dans les domaines des communications et de l’exploration de notre système solaire, offrent des possibilités passionnantes de coopération internationale avec toutes les nations du monde. Les projets spatiaux très ambitieux et à long terme prospéreraient s’ils pouvaient être réalisés dans une atmosphère de coopération en tant que projets de toute l’humanité plutôt que dans l’atmosphère actuelle de compétition nationale.
C’était aussi la conviction profonde de Kennedy, comme nous le verrons. Mais lorsque l’astronaute soviétique Youri Gagarine devint la première personne dans l’espace le 12 avril 1961, Kennedy se trouva sous une pression intense. Johnson se porta volontaire pour mener un examen urgent afin d’identifier un « programme spatial qui promette des résultats spectaculaires dans lesquels nous pourrions gagner ». Il amena de hauts responsables de la NASA à la Maison-Blanche et, le 28 avril, remit à Kennedy un mémorandum intitulé « Evaluation of Space Program ». Le mémo assurait le Président de la faisabilité d’un « atterrissage et d’un retour en toute sécurité d’un homme sur la Lune d’ici 1966 ou 1967 », si « un effort sérieux » était fait. Johnson résuma l’intérêt du projet en ces termes :
Les autres nations, indépendamment de leur appréciation de nos valeurs idéalistes, auront tendance à s’aligner sur le pays qu’elles croient être le chef de file mondial — le gagnant à long terme. Les réalisations spectaculaires dans l’espace sont de plus en plus considérées comme un indicateur majeur du leadership mondial.
Kennedy se laissa séduire par la perspective d’un tel exploit durant sa présidence et, le 25 mai 1961, délivra devant le Congrès un message sur les « besoins nationaux urgents », demandant 7 à 9 milliards de dollars supplémentaires au cours des cinq prochaines années pour le programme spatial. Kennedy déclarait être parvenu, « avec les conseils du vice-président, qui est président du Conseil national de l’espace », à la conclusion suivante :
Je crois que cette nation devrait s’engager à atteindre l’objectif, avant la fin de cette décennie, de faire atterrir un homme sur la Lune et de le ramener en toute sécurité sur Terre. Aucun projet spatial de cette période ne sera plus impressionnant pour l’humanité ou plus important pour l’exploration spatiale à longue distance.
En tant que président du Conseil national de l’aéronautique et de l’espace, Johnson avait les mains libres pour enrôler ses propres hommes dans le projet Lune. Il fit nommer James E. Webb comme administrateur de la NASA. Il bénéficia aussi du soutien actif de son ami pétrolier, le sénateur Robert Kerr. Dans ses mémoires, Wheeling and Dealing : Confessions of a Capitol Hill Operator, le secrétaire personnel de Johnson, Bobby Baker, rapporte avoir collecté en espèce un demi-million de dollars de pots-de-vin pour Kerr (Andrew Cockburn, “How the Bankers Bought Washington : Our Cheap Politicians”, CounterPunch).
Près d’un an et demi plus tard, en septembre 1962, Kennedy visita un certain nombre d’installations spatiales à travers le pays. Il rencontra l’ingénieur en chef de la NASA, Wernher von Braun, qui s’est souvenu plus tard que, en regardant la fusée Saturn V en construction au Marshall Space Flight Center de la NASA à Huntsville, en Alabama, Kennedy s’est tourné vers lui et lui a dit : « Pensez-vous que nous avons eu les yeux plus gros que le ventre ? »
Néanmoins, Kennedy prononça le lendemain (12 septembre), son discours « Nous choisissons d’aller sur la Lune » à la Rice University à Houston, Texas, près du site de ce qui allait devenir le Manned Spacecraft Center (rebaptisé Lyndon B. Johnson Space Centre en 1973).
- Le président John F. Kennedy est briefé par la NASA à Cap Canaveral
Un mois plus tard, c’était la crise des missiles de Cuba. Elle a eu un impact profond sur la conception de Kennedy de la guerre froide et augmenta ses doutes sur l’opportunité de la course à la Lune. Le 21 novembre 1962, il rencontra neuf hauts responsables de la NASA et de l’administration à la Maison-Blanche, dont James Webb et Jerome Wiesner. Il ressort de cette conversation enregistrée que Webb était loin d’être convaincu que la NASA pourrait envoyer des hommes sur la Lune : « Il y a de vraies inconnues quant à savoir si l’homme peut vivre dans des conditions d’apesanteur, où même si on pourrait faire l’alunissage. » Wiesner a ajouté : « Nous ne savons rien de la surface de la Lune et nous faisons les suppositions les plus folles sur la façon dont nous allons atterrir sur la Lune. » Kennedy conclut :
Tout ce que nous faisons devrait vraiment être lié à l’objectif d’aller sur la Lune avant les Russes. […] Sinon, nous ne devrions pas dépenser ce genre d’argent, car je ne suis pas très intéressé par l’espace. […] Nous sommes prêts à dépenser des sommes raisonnables, mais nous parlons de dépenses fantastiques qui ruinent notre budget et [pénalisent] tous ces autres programmes nationaux, et la seule justification, à mon avis, de le faire est parce que nous espérons les battre.
Comme le dit Lillian Cunningham en commentaire dans le podcast Moonrise, « la tension entre Kennedy et Webb n’a cessé de monter au cours de l’année suivante. […] Le Congrès commençait à se lasser de dépenser tout cet argent ; le programme prenait du retard ; et Kennedy entrait maintenant dans une année électorale avec cet albatros autour du cou. » En plus de cela, l’ancien président Eisenhower critiquait publiquement le projet lunaire. Kennedy a néanmoins continué à le soutenir publiquement, mais avec une inquiétude croissante.
Le 18 septembre 1963, il convoqua Webb à nouveau pour lui faire part de ses doutes sur la possibilité et l’intérêt d’envoyer des hommes sur la Lune. « Je vais entrer en campagne en défendant ce programme et nous n’avons rien à montrer depuis un an et demi », se plaint Kennedy dans cette conversation enregistrée. Anticipant que le Congrès réduirait le budget, il demanda à Webb : « Si je suis réélu, nous n’irons pas sur la Lune durant ma période, n’est-ce-pas ? » Webb répondit : « Non, on n’y arrivera pas. Ça prendra plus longtemps que ça. C’est une mission difficile, vraiment difficile. »
Un moment plus tard, Kennedy demande à Webb : « Pensez-vous que la mission humaine sur la Lune soit une bonne idée ? » Il se disait préoccupé par le fait que cela coûtait « un sacré paquet d’argent », et suggérait d’envoyer plutôt des sondes, qui selon lui pourraient enrichir nos connaissances scientifiques à moindre coût. « Mettre un homme sur la Lune ne vaut pas tous ces milliards de dollars », dit-il. Mais Webb insista qu’il était trop tard pour changer de plan. Mais Kennedy tira ses propres conclusions de cet ultime entretien.
« Allons-y ensemble ! »
Deux jours après cette conversation, le 20 septembre 1963, Kennedy surprit Webb, la NASA et le monde entier en proposant, dans un discours prononcé à l’Assemblée générale des Nations unies, qu’au lieu de chercher à prendre l’Union soviétique de vitesse dans la course à la Lune, les États-Unis collaboreraient volontiers avec l’Union soviétique dans l’exploration spatiale :
Dans un domaine où les États-Unis et l’Union soviétique ont une capacité particulière – dans le domaine spatial – il y a place pour de nouvelles coopérations. […] J’inclus parmi ces possibilités une expédition conjointe sur la Lune. […] Pourquoi le premier vol de l’homme vers la Lune devrait-il être une question de compétition nationale ? […] Nous devrions certainement étudier si les scientifiques et les astronautes de nos deux pays – et même du monde entier – ne pourraient pas travailler ensemble à la conquête de l’espace, en envoyant un jour de cette décennie sur la Lune, non pas les représentants d’une seule nation, mais des représentants de tous nos pays.
Comme le commente Charles Fishman : « Le président qui avait passé plus de deux ans à expliquer pourquoi la course à la Lune était une question de compétence et de prééminence nationales, un combat entre la démocratie et le totalitarisme, proposait maintenant exactement le contraire ». Ce fut par euphémisme que le New York Times écrivit en première page le lendemain : « Washington est surpris par la proposition du Président. » Webb a correctement interprété le discours de Kennedy aux Nations Unies comme donnant le « sentiment que ce n’était que le début d’un groupe autour de lui [Kennedy] qui voulait retirer son soutien », comme il l’exprima dans une interview en 1969.
En fait, l’attitude de Kennedy était loin d’être nouvelle, et seuls ceux qui n’avaient pas pris au sérieux les discours précédents de Kennedy pouvaient être surpris. Dans son discours sur l’état de l’Union du 30 janvier 1961, Kennedy avait déclaré :
Cette administration a l’intention d’explorer rapidement tous les domaines possibles de coopération avec l’Union soviétique et d’autres nations « pour invoquer les merveilles de la science au lieu de ses terreurs ». Plus précisément, j’invite maintenant toutes les nations, y compris l’Union soviétique, à se joindre à nous pour développer un programme de prévision météorologique, dans un nouveau programme de satellites de communication et en préparation pour sonder les planètes lointaines de Mars et de Vénus, des sondes qui pourraient un jour dévoiler les plus profonds secrets de l’univers. Aujourd’hui, ce pays est en avance dans la science et la technologie de l’espace, tandis que l’Union soviétique est en avance dans la capacité de mettre de gros véhicules en orbite. Les deux nations s’aideraient elles-mêmes ainsi que d’autres nations en retirant ces efforts de la concurrence amère et inutile de la guerre froide.
Dix jours seulement après son discours au Congrès du 25 mai 1961, lors de sa seule rencontre face à face avec le Premier ministre soviétique Nikita Khrouchtchev à Vienne, Kennedy suggéra que les États-Unis et l’URSS devraient aller ensemble sur la Lune. Khrouchtchev répondit favorablement dans un premier temps, mais se rétracta le lendemain, au motif qu’un accord sur le désarmement devait primer.
Cependant, un an plus tard, le 20 février 1962, lorsque les États-Unis réussirent l’exploit de faire orbiter un homme, John Glenn, autour de la Terre (trois fois), Khrouchtchev envoya à la Maison-Blanche un télégramme de félicitations, suggérant :
Si nos pays unissaient leurs efforts – scientifiques, techniques et matériels – pour maîtriser l’univers, cela serait très bénéfique pour l’avancée de la science et serait joyeusement acclamé par tous les peuples qui souhaitent que les réalisations scientifiques profitent à l’homme et ne soient pas subordonnées à la « guerre froide » et à la course aux armements.
Kennedy informa aussitôt Khrouchtchev qu’il « chargeait les officiers appropriés de ce gouvernement de préparer des propositions concrètes pour des projets immédiats d’action commune dans l’exploration de l’espace », et moins d’un mois plus tard, il soumit une première proposition portant sur « un système de satellite météorologique opérationnel ». Dans les mois qui suivirent et jusqu’à la mort de Kennedy, des discussions et des accords se nouèrent entre la NASA et l’Académie soviétique des sciences.
Nous voyons que, sur la scène publique nationale, le président Kennedy parlait de battre les Soviétiques dans la course à la Lune, tandis que derrière la scène nationale et sur la scène internationale, il essayait de changer de paradigme et de transformer la compétition en coopération. Khrouchtchev était dans la même situation que Kennedy : il devait maintenir chez lui une attitude guerrière afin de garder le contrôle de son propre gouvernement, mais faisait savoir à Kennedy qu’il partageait sa vision.
Il y avait néanmoins une différence dans leur approche : Khrouchtchev ne voulait pas entendre parler de la Lune. Il en savait suffisamment pour ne pas entraîner son pays dans une aventure impossible. Il n’a donc jamais répondu favorablement à l’invitation de Kennedy, formulée le 20 septembre 1963 à l’ONU, pour « une expédition conjointe sur la Lune ». Il a même commenté peu après avec ironie, dans le journal gouvernemental Izvestia :
À l’heure actuelle nous ne prévoyons pas d’envoyer des cosmonautes sur la Lune. J’ai lu un rapport selon lequel les Américains souhaitaient marcher sur la Lune avant 1970. Eh bien, nous leur souhaitons de réussir. Et nous verrons comment ils volent là-bas et comment ils vont atterrir là-bas, ou pour être plus correct, « alunir » là-bas. Et le plus important : comment ils vont décoller à nouveau et revenir.
Loin d’être un revers pour Kennedy, l’indifférence officielle des Soviétiques pour la Lune était peut-être exactement ce dont Kennedy avait besoin pour déclarer que, étant donné que les Russes n’essayaient même pas d’aller sur la Lune, il n’y avait pas de « course à la Lune » après tout. Il y a une indication très claire que, à partir de ce moment, Kennedy se préparait à passer à d’autres projets plus raisonnables et plus utiles. Lors de son voyage fatal au Texas, il s’arrêta à San Antonio pour inaugurer un centre consacré à la recherche en médecine spatiale. Il déclara à cette occasion à quel point il était heureux de voir que les États-Unis rattrapaient les Soviétiques dans l’espace et les dépasseraient bientôt dans certains domaines importants.
Dans le discours qu’il s’apprêtait à prononcer à Dallas avant d’être assassiné, Kennedy aurait déclaré qu’en raison du programme spatial énergique de son administration, « il n’y a plus de doute sur la force et l’habileté de la science américaine, de l’industrie américaine, de l’éducation et du système américain de libre entreprise ». Cela signifiait implicitement que les États-Unis n’avaient rien à prouver en allant sur la Lune.
Le concours de fusées
Afin de comprendre le dilemme de Kennedy, la pression qu’il subissait et sa chorégraphie élaborée avec Khrouchtchev, il est essentiel de comprendre que la Lune n’était pas l’enjeu véritable de la course à la Lune. Kennedy l’a dit lui-même lors d’une conférence de presse le 31 octobre 1963 : « Selon moi, le programme spatial que nous avons est essentiel pour la sécurité des États-Unis, parce que, comme je l’ai dit souvent, la question n’est pas d’aller sur la Lune. La question est d’avoir la compétence pour maîtriser cet environnement. » Kennedy n’aurait pu se permettre de le dire plus clairement dans un cadre public, mais le sens était évident : la course à la Lune était une couverture civile pour la recherche, le développement et le déploiement de systèmes de surveillance par satellite, ainsi que de missiles balistiques intercontinentaux capables d’emporter des ogives nucléaires. Le fait que la NASA employait pour construire ses fusées spatiales l’ingénieur expatrié Wernher von Braun – l’un des concepteurs des fusées V-2 de Hitler – rendait la chose presque transparente.
Il ne fait aucun doute que le soi-disant « programme spatial civil » de la NASA était d’abord et avant tout une couverture pour un programme militaire. Le « NASA Act » fondateur de 1958 prévoyait explicitement une collaboration étroite avec le ministère de la Défense et, en pratique, le Pentagone participa à toutes les décisions concernant les programmes Mercury, Gemini et Apollo. Erlend Kennan et Edmund Harvey ont documenté ce point dès 1969 dans leur livre Mission vers la Lune : un examen critique de la NASA et du programme spatial, et ont conclu :
Il demeure impératif que la NASA conserve son statut de hall d’exposition de l’ère spatiale afin de récolter le soutien du public pour tous les projets spatiaux et donner aux efforts spatiaux du ministère de la Défense une « couverture efficace ».
Cette couverture ne visait pas à tromper les Soviétiques, mais les Américains. Les dirigeants soviétiques, eux, savaient bien à quoi servaient les roquettes.
- La fusée Saturn V réputée transporter trois hommes vers la lune
C’est pourquoi Kennedy était sous pression pour continuer à viser la Lune. Wiesner expliqua en des termes aussi limpides qu’il lui était permis le dilemme de Kennedy, dans une interview de 1990 :
Kennedy était, et n’était pas, pour l’espace. Il me disait : « Pourquoi ne trouvez-vous pas autre chose que nous puissions faire ? » Nous n’avions rien d’autre. L’espace était la seule chose que nous pouvions faire pour montrer notre puissance militaire […] Ces fusées étaient un substitut à la puissance militaire. Il n’y avait pas de réelles alternatives. Nous ne pouvions pas abandonner la course à l’espace, et nous ne pouvions pas nous condamner à être deuxième. Nous devions faire quelque chose, mais la décision était douloureuse pour lui.
Dès 1967, Wiesner avait confié à l’historien John Logsdon que Kennedy avait désespérément recherché un autre grand projet « qui serait plus utile – disons par exemple le dessalement de l’océan – ou quelque chose d’aussi dramatique et convaincant que l’espace », mais « il y avait tellement de connotations militaires […] dans le programme spatial qu’on ne pouvait pas faire un autre choix ».
Wiesner partageait la difficulté de Kennedy. Sa notice nécrologique sur le site du MIT le décrit comme « une figure clé de l’administration Kennedy dans la création de l’Agence pour le contrôle des armements et pour le désarmement, dans la conclusion du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires d’octobre 1963, et dans les efforts fructueux visant à restreindre le déploiement de systèmes de missiles antibalistiques ».
Dans JFK et l’Indicible, James Douglass a raconté avec talent les efforts déterminés de Kennedy pour mettre fin à la course aux armements et abolir les armes nucléaires. Dans un discours historique à l’Assemblée générale des Nations unies le 25 septembre 1961, Kennedy déclara « son intention de défier l’Union soviétique, non pas dans une course aux armements, mais dans une course à la paix – pour avancer ensemble pas à pas, étape par étape, jusqu’à ce qu’un désarmement général et complet soit réalisé ». Khrouchtchev répondit favorablement à ce discours. Il applaudit également le célèbre « discours de paix » de Kennedy du 10 juin 1963 à l’université américaine de Washington, le qualifiant de « plus grand discours d’un président américain depuis Roosevelt ». Il le fit traduire intégralement dans la Pravda, et le fit lire à la radio.
En septembre 1963, Khrouchtchev et Kennedy avaient échangé une vingtaine de lettres dans le cadre d’une correspondance secrète, contournant les canaux officiels, visant à apaiser les tensions et à vaincre la pression de leurs appareils militaires respectifs. Dans son discours à l’ONU du 20 septembre 1963, cité plus haut, Kennedy liait sa proposition d’expédition jointe vers la Lune à l’objectif de mettre fin à la course aux armements : « L’Union soviétique et les États-Unis, avec leurs alliés, peuvent conclure d’autres accords – des accords qui découlent de notre intérêt mutuel à éviter une destruction mutuelle. »
Inviter Khrouchtchev dans le projet lunaire, c’était couper l’herbe sous les pieds des faucons du Pentagone, car cela ne pouvait que signifier la fin de la compétition pour les fusées balistiques. C’était un coup de maître : que Khrouchtchev ait répondu favorablement ou qu’il ait proposé un autre domaine de coopération à la place – comme il le fit –, cela sonnait la fin de la course à la Lune comme couverture pour la course aux armements. Compte tenu de la persistance de Kennedy de 1961 à 1963 et de la réponse de plus en plus ouvertement positive de Khrouchtchev, il y a même une chance que, si Kennedy avait vécu un deuxième mandat, la recherche spatiale aurait servi de cadre et de tremplin pour le désarmement. C’était en tout cas, très clairement, la vision de Kennedy.
Cette possibilité a été brisée lorsque Johnson prit le contrôle de la Maison-Blanche. Jerome Wiesner fut remplacé par Donald Horning (il retourna au MIT, dont il devint président en 1971). Huit jours à peine après l’assassinat de Kennedy, Johnson demanda au Congrès davantage d’argent pour la course à la Lune de la NASA, ce qui signifiait, incidemment, plus d’argent pour ses partenaires commerciaux texans. Sous Johnson, le Texas est devenu le cœur économique de la NASA, qui contribue encore aujourd’hui à plus de 4,7 milliards de dollars à l’économie de l’État et à 90 % de l’économie de la région, selon des sources officielles. Nous ne saurons jamais combien de pot-de-vin Johnson a reçu au cours du processus.
L’alunissage de l’Amérique
Les Américains sont allés sur la Lune sous Nixon, cinq mois seulement après que Johnson eut quitté la Maison-Blanche. Curieusement, James Webb ne souhaita pas rester à bord jusqu’à la réalisation de ce « pas de géant pour l’humanité » ; il démissionna lorsque Johnson annonça qu’il ne se représenterait pas en 1968.
Les missions Apollo prouvent que Wiesner s’était trompé sur les « ceintures de radiations » qui, selon lui, empêchaient un voyage habité sur la Lune. Pourtant, le 24 juin 2005, la NASA fit cette déclaration remarquable :
Le document de la NASA intitulé « Vision for Space Exploration » appelle à un retour sur la Lune en vue de voyages encore plus lointains vers Mars et au-delà. Mais il y a un obstacle potentiel : les radiations. L’espace au-delà de l’orbite terrestre inférieure est inondé de rayonnement intense du Soleil et de sources galactiques profondes telles que les supernovas. […] La façon la plus courante de gérer les radiations est simplement de les bloquer physiquement, comme le fait le béton épais autour d’un réacteur nucléaire. Mais fabriquer des vaisseaux spatiaux en béton n’est pas une option.
Il existe des dizaines de documents émanant d’ingénieurs de la NASA expliquant pourquoi voyager au-delà de l’orbite terrestre inférieure reste impossible pour les missions habitées, par exemple celle-ci :
Le rayonnement spatial est très différent et plus dangereux que le rayonnement sur Terre. Même si la Station spatiale internationale (ISS) est située juste à l’intérieur du champ magnétique protecteur de la Terre, les astronautes de l’ISS reçoivent dix fois plus de radiations que ce qu’il se passe naturellement sur Terre. Outre le champ magnétique, il existe des rayons cosmiques galactiques (GCR), des événements de particules solaires (SPE) et les ceintures de Van Allen, qui contiennent un rayonnement spatial piégé. La NASA est en mesure de protéger l’équipage des SPE en leur conseillant de s’abriter dans une zone contenant du matériel de protection supplémentaire. Cependant, il est beaucoup plus difficile de se protéger des GCR. Ces particules hautement énergétiques proviennent de toute la galaxie. Elles sont si énergiques qu’elles peuvent détruire les métaux, le plastique, l’eau et les matériaux cellulaires. Et lors des chocs de ces particules énergétiques, des neutrons, des protons et d’autres particules sont générés dans une cascade de réactions qui se produisent dans les matériaux de protection. Ce rayonnement secondaire peut parfois créer un environnement de rayonnement pire encore pour l’équipage.
L’ingénieur de la NASA Kelly Smith explique dans un court documentaire sur le programme Orion en cours (Orion Trial by Fire) que les ceintures de Van Allen posent des défis si sérieux que : « Nous devons résoudre ces défis avant d’envoyer des gens à travers cette région de l’espace. »
Comment alors ont-ils fait en 1969 ? L’équipage n’a subi aucun dommage physique. Quelques heures après avoir rejoint la Terre, Neil Armstrong, Michael Collins et Edwin « Buzz » Aldrin avaient l’air « reposés, rasés et frais, comme s’ils venaient de rentrer d’une journée au spa », note Dave McGowan dans Wagging the Moondoggie.
Faut-il conclure que ce qui ressemble à de la tôle et du papier d’aluminium autour du module lunaire pressurisé était en réalité en béton de haute technologie. Nous ne le saurons jamais car, comme l’a expliqué l’astronaute vétéran de la NASA, Donald Roy Pettit : « Le problème est que nous n’avons plus la technologie pour le faire. Nous l’avions, mais nous avons détruit cette technologie et c’est un processus pénible de la reconstruire. » Écoutez Pettit de vos propres oreilles, ainsi que Kelly Smith d’autres ingénieurs NASA, dans ce film de 10 minutes.
Vous avez entendu : la NASA ne sait plus comment ils ont envoyé des hommes sur la Lune. Par comble de malchance, les 700 bandes magnétiques originales de la mission Apollo sont manquantes. Selon ce rapport de Reuters, Grey Hautaluoma, porte-parole de la NASA, a déclaré en 2006 : « Nous ne les avons pas vues depuis un bon bout de temps. Cela fait plus d’un an que nous cherchons, et elles n’ont pas été retrouvées. »
Pour mettre fin aux demandes répétées dans le cadre du Freedom of Information Act, la NASA a conclu que ces cassettes « faisaient partie d’un lot de 200 000 cassettes qui ont été magnétiquement effacées et réutilisées pour économiser de l’argent ».
Pourquoi ne pas envoyer un robot sur la Lune afin d’inspecter les artéfacts laissés par les astronautes des missions Apollo ? C’est une chose assez facile et cela pourrait peut-être aider à reconstituer la technologie perdue. Cela n’aurait même rien coûté à la NASA, car, en 2011, des organisations privées ont accepté le défi du concours international Lunar X Prize lancé par Google, offrant une prime de 30 millions de dollars à qui réussirait à envoyer un robot sur la Lune et parcourir au moins 500 mètres en transmettant les images en direct vers la Terre. Les concurrents prévoyaient justement d’alunir près des sites Apollo. La NASA réagit en produisant un document de 93 pages interdisant à quiconque de faire approcher un robot à moins de 2 kilomètres de l’un des sites d’alunissages des missions Apollo.
Le document justifie la décision par la nécessité de (ne riez pas) « protéger et préserver la valeur historique et scientifique des artéfacts lunaires du gouvernement des États-Unis ». La demande de la NASA a été prise très au sérieux, comme le rapporte cet article titré « Rocketeers obey NASA moon rules ».
Certains sceptiques comme moi refusent les excuses invraisemblables de la NASA pour ne plus avoir envoyé d’hommes sur la Lune depuis 50 ans. Selon eux, envoyer des hommes sur la Lune ne devrait pas être plus difficile, avec la technologie Front Screen Projection, qu’envoyer Mary Poppins dans le jardin animé avec la technologie Green Screen (Walt Disney, 1964).
C’est peut-être, après tout, de cette manière que Johnson a envoyé les Américains sur la Lune. On peut dire qu’en programmant cette opération, il a façonné les États-Unis à sa propre image : le maître du mensonge.
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