- # 1 – Le rapport de l’homme à sa santé – qui ne se rappelle à lui que lorsqu’il la perd – est l’une des expériences les plus intimes à vivre. Elle ne se partage pas, au grand désespoir de ceux qui souhaiteraient prendre une partie du fardeau pour alléger un être cher. La sénescence, l’accident, le handicap, la douleur autant physique que morale, la diminution de ses capacités, l’évolution du pronostic vital et tout son cortège d’émotions indicibles s’éprouvent, dans la grande solitude de son enveloppe charnelle.
- # 2 – Nous y sommes donc confrontés de façon récurrente, le plus souvent par ordre croissant de désagrément. Les stratégies de résolution de cette problématique humaine majeure s’étalent dans le temps. D’abord toutes les conduites d’insouciance, ou de distraction : on n’a qu’une vie ! Puis les conduites d’évitement, qui sont parfois la conséquence directe du peu d’efficacité de la médecine dans les troubles fonctionnels pour lesquels on aura pourtant déployé toute une armada d’examens. Vient ensuite la sous-traitance si le problème grossit : « Docteur, à votre avis, que devrais-je faire ? ».
- # 3 – En amitié, on dit qu’il est prudent de ne rien conseiller qui puisse vous être reproché plus tard. Pour tout accompagnement psychologique nécessitant une alliance d’ordre thérapeutique, la même philosophie prévaut. Il est d’usage – de l’accoucheur des âmes [1] au pape de la non directivité [2] – de se contenter d’aider l’autre à y voir plus clair, de sorte qu’il prenne la meilleure décision pour lui-même en toute conscience.
- # 4 – Pour les questions médicales « matérialisées », puisque la médecine occidentale sépare les souffrances du corps et celles du mental, le processus de consentement éclairé répond à cette même exigence de responsabilisation du malade. Le consentement implique de demander la permission éclairée et volontaire, avant d’effectuer une procédure invasive ou de dispenser un traitement médical. En théorie, notre médecin est là pour nous conseiller, et nous avons la liberté de choisir en toute connaissance de cause, après avoir pris connaissance des risques, des avantages, et des traitements alternatifs.
- # 5 – En réalité, le choix est limité car les traitements alternatifs sont sélectionnés. Les sites officiels nous apprennent par exemple que pour un eczéma on commence par une crème à la cortisone, puis en cas d’eczéma persistant, on passe aux immunosuppresseurs, voire, si la situation empire, aux biothérapies ciblées. Je laisse le lecteur questionner son entourage sur le taux de réussite dans la durée de ces traitements alternatifs officiels, et sur la variété des autres démarches entreprises – souvent en cachette de son médecin traitant –, trouvées à force de recherches vraiment alternatives !
- # 6 – En réalité, la liberté est relative. La pression est énorme, le temps de réflexion raccourci, et la peur mauvaise conseillère. Entre uniformité de l’offre de soin, moralisation, infantilisation, menaces et rappels au domicile, les rendez-vous d’intervention sont pris sans que vous ayez eu le temps de dire « ouf ». Et bien sûr toute notion de liberté s’efface, dès lors que l’on bascule dans le champ de l’obligation.
- # 7 – L’organisation contemporaine des soins de santé ne s’embarrassent donc pas de la responsabilisation du malade. Pourquoi aurait-il à choisir ? La bonne façon de faire est servie sur un plateau par la Haute Autorité de santé (HAS). Le médecin, bien souvent, ne donne même plus un avis personnel, il répercute un protocole. Protocole qui a pour seule validité scientifique celle de la statistique, ce qui, au vu de sa rapidité de péremption, n’est pas un gage de véracité. La liberté de prescrire est un lointain souvenir.
- # 8 – Ainsi, nous sous-traitons notre santé pour obtenir en bout de course le même traitement standard, sorte de résultat croisé entre consensus en vigueur et lobbying. Nous croyons que pour des raisons de compétences, nous devons nous en remettre à ceux qui savent mieux que nous ce qui est bon pour nous. Cela n’a pas toujours été le cas dans l’histoire. Ivan Illich décrit parfaitement ce processus de professionnalisation de la médecine, dont le corollaire est la production de dépendance [3]. La sous-traitance – qui aujourd’hui n’est plus seulement consentie mais structurelle – serait encore acceptable si nous étions les patrons de la petite entreprise qu’est notre corps.
- # 9 – Mais nous ne sommes plus les patrons de nos propres corps, choisissant en conscience face à la douleur ou à la maladie. De choix, il n’y en a plus. Il ne reste rien d’autre que l’obéissance aveugle à une autorité extérieure, de la HAS ou du professionnel de santé. Dans les faits, la médecine de masse est autoritaire, et le malade n’a plus son mot à dire. Cette réalité précède de beaucoup la période pandémique qui ne fait que souligner la tendance.
- # 10 - La déresponsabilisation du malade n’implique pas hélas qu’il sera délesté pour autant des conséquences des actes médicaux qu’on a pratiqué sur lui. Car celui qui vivra dans sa chair les conséquences, bonnes ou mauvaises de cette médecine de masse reste le sujet malade devenu « objet de soin ». Le soigné, l’opéré ou l’injecté reste tributaire du même rapport intime à son corps défaillant. Il est le réceptacle ultime de la réussite ou des échecs thérapeutiques. Le sujet, qui a accepté sans broncher son statut d’objet, l’assumera personnellement au quotidien. C’est le corps objet qui paye l’addition.
Conclusion
À considérer nos options, le choix est vite fait. Facile à dire, difficile à faire, mais impératif. Il devient nécessaire de nous réapproprier notre corps et notre santé. Préserver et gérer sa santé d’une façon autonome et intelligente peut nous éviter de mettre le petit doigt dans l’engrenage d’une prise en charge contraignante et autoritaire, dont on risque fort de ne plus rien maîtriser. Cet apprentissage demande du temps, de la volonté, un désenvoûtement culturel, une réappropriation du savoir, ainsi que la constitution d’un réseau de personnes compétentes et de confiance. Il faut se mettre au travail dès à présent, car il est très difficile de résister quand survient la maladie, si l’on n’est pas préparé ou mal entouré. Comme dit le proverbe, on n’apprend pas à nager en pleine tempête au milieu des rochers !
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