« La France consacre au total 11,3 % de sa richesse nationale à la santé » [1]. Une question s’impose : comment expliquer qu’avec un tel investissement, la population soit globalement en si mauvaise santé ? Les exploits de la chirurgie de pointe ou des techniques palliatives techniciennes cachent de moins en moins le délabrement de l’état de santé de nos contemporains. Le système de soin gère des maladies chroniques incurables – pudiquement renommées « affections de longue durée » – dont la seule option est la prise de molécules de plus en plus dosées et de plus en plus nombreuses. Mais de guérison, ou de « bonne santé », il n’est pas question.
Le panorama s’aggrave d’ailleurs, puisque on a pu déplorer des retards de prise en charge en tout genre. Mais l’irruption de la pandémie ne change rien aux données du problème : notre médecine ne sait pas guérir l’écrasante majorité des motifs de consultation. Nos malades se contentent d’être « accompagnés » dans leur maladie.
Est-ce une fatalité ? Pour répondre, il est à la fois indispensable et instructif de connaître le contexte de la mise en place de cette médecine moderne, scientifique, progressiste, irréprochable en apparence, basée sur la molécule chimique brevetable pour se faire une opinion. Et pour cela, faire un saut dans le temps et dans l’espace, pour se rendre aux États-Unis du XIXe siècle. On y trouve une clé de compréhension importante, tant sur le plan théorique que pratique. Clé éclairante pour comprendre la genèse du système de soin moderne, qui nous a mené jusqu’à aujourd’hui, mais peut-être aussi pour retrouver le chemin de la santé.
L’école orthodoxe du XIXe siècle
La médecine moderne de l’époque – sous-entendu celle des gens des villes et des gens bien éduqués – veut entrer dans le champ scientifique. Elle isole les principes actifs des plantes, comme la morphine ou la strychnine, dont elle recherche les effets rapides et puissants. Ce n’est pas pour rien qu’on la baptise « médecine héroïque ». La dose, souvent proportionnelle à la rapidité d’action recherchée a un effet immédiat et brutal. Mais le risque peut être fatal, et les malades succombent souvent au traitement lui-même plus qu’à la maladie. L’utilisation de métaux lourds toxiques, comme le mercure, l’arsenic ou l’antimoine sont à l’origine de nombreuses aggravations ou empoisonnements. Le chlorure mercureux est le médicament le plus prescrit au cours du XIXe siècle, malgré les dégâts causés par sa toxicité. Il s’agit d’un fait avéré que dénoncent d’ailleurs les médecins de l’époque eux-mêmes.
C’est donc une médecine très agressive qui puise son modèle théorique sur un modèle militaire. La maladie est l’ennemi à abattre – une entité étrangère au corps qu’il faut éliminer – et le corps des malades, son champ de bataille. Dans cette guerre, les armes utilisées sont sanguinaires et binaires : on vous saigne (1/2 litre renouvelable au besoin) ou on vous purge violemment. Et si cela ne suffit pas, on recommence avec la même recette !
De sorte que la médecine orthodoxe – « allopathique », dirait-on aujourd’hui – est extrêmement critiquée au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Notamment sur le plan des résultats thérapeutiques. Cette approche médicale ayant peu à offrir, de nombreux médecins cherchent une autre voie, capable de guérir leurs malades. En réalité, il existe déjà d’autres façons de se soigner. Les premiers colons n’ont pas attendu qu’on leur promette une approche labellisée scientifique pour se préoccuper de leur santé. Il existe des pratiques médicales traditionnelles, parfois ramenée d’Europe, parfois apprises au contact des Amérindiens, mais toujours assises par l’expérience et le bon sens, et qui contentent la population. Les regards vont alors se porter dans cette direction, puisque la science orthodoxe a montré ses limites. Mais c’est avant tout le constat d’inefficacité et les critiques des méthodes orthodoxes, en particulier lors des épidémies, qui va favoriser cette contestation doctrinale. L’impasse de la médecine héroïque nourrira de ce fait un retour en force vers le principe hippocratique Vis medicatrix naturae, le « pouvoir guérisseur de la nature », certes moins moderne mais plus fonctionnel pour les malades. Ainsi vont prospérer l’éclectisme et le thomsonisme, dont on peut faire remarquer que la trace sur Wikipédia est inversement proportionnelle à l’énorme succès de ces approches dans la réalité [2]. Elles s’appuient sur la phytothérapie et sur des pratiques d’hygiène vitale comme l’hydrothérapie, la diète ou le jeûne thérapeutique.
Révolution de l’homéopathie
C’est dans ce contexte que l’homéopathie va s’implanter avec force au milieu du XIXe siècle. Bien que dans le ton de l’ambiance générale du retour aux principes hippocratiques, le cas de l’homéopathie, toutefois, est différent. Elle est une révolution médicale révélant des lois et des principes inédits, plutôt qu’un retour en arrière. Il est important de rappeler que le succès de l’homéopathie est fondé sur ses résultats cliniques uniquement. Contrairement à ce que son dénigrement permanent laisse supposer, l’homéopathie s’est construite au chevet du malade et non sur une quelconque approche théorique novatrice. Fait peu connu, c’est Samuel Hahnemann, le découvreur de l’homéopathie, qui a introduit l’expérimentation dans le champ médical. Son approche strictement rigoureuse part de l’observation des faits pour remonter aux lois qui les gouvernent, sans autre but que celui de guérir.
La meilleure preuve est historique : c’est lors des grandes vagues épidémiques mortifères que l’efficacité de l’homéopathie est apparue avec tout son éclat. Il n’est pas une ville de taille raisonnable aux États-Unis où l’on ne puisse trouver dans les archives des journaux locaux, les chiffres obtenus par les homéopathes.
L’homéopathie, qu’on appelle alors « la nouvelle école » obtient des rémissions et des guérisons spectaculaires. En 1900, les homéopathes représenteront 10 % des médecins en exercices, ils sont mieux formés et gagnent mieux leur vie. Les orthodoxes, désavoués par la population, se mettent à « copier » l’esprit de cette nouvelle médecine en réduisant par exemple les doses de métaux lourds, en ajoutant quelques granules ou en s’intéressant en surface à la phytothérapie.
D’autres vont jusqu’au bout : on assiste à des conversions d’allopathes séduits par cette médecine plus efficace. Plusieurs hôpitaux basculent également pour de bien meilleurs résultats : au Mississippi State Hospital à Natchez, la mortalité passe de 55 % en 1853 à 7,6 % en 1854 après le passage à l’homéopathie [3]. On fait les mêmes constats en Europe. En France, un article du Figaro du 13 juillet 1884 (« Le choléra vaincu par l’homéopathie ») témoigne de la même proportion en faisant l’addition des guérisons et celles des décès. Il révèle 50 % de décès sur la totalité des malades traités allopathiquement, contre moins de 10 % chez ceux qui ont eu le traitement homéopathique [4]. Partout l’homéopathie obtient estime et popularité auprès du grand public, comme des élites. Alors comment expliquer sa marginalisation, son déclin et son dévoiement ? Car en effet, en dépit du satisfecit des principaux intéressés, en dépit des expériences positives toujours plus nombreuses et des preuves publiées sur les taux de mortalité comparés, la victoire sera de courte durée.
La contre-offensive des « orthodoxes »
Ce que beaucoup de praticiens et de malades n’ont pas compris à l’époque, c’est que la logique orthodoxe servait à merveille la logique marchande. Et si la plupart des médecins en première ligne avaient comme préoccupation première de soulager la souffrance, d’autres avec plus de recul y avaient flairé les perspectives florissantes de l’industrie chimique appliquée à la santé. D’ailleurs les laboratoires foisonnent, créant leur propre revue ; revues qui publient leur propres articles scientifiques sur leur propres remèdes. La quasi-totalité des revues médicales sont aux mains de l’industrie. L’enjeu est à la taille des promesses de profits : il s’agissait donc d’organiser la supériorité de l’orthodoxie, puis d’en prendre le pouvoir. Fidèle à sa philosophie guerrière, la tête pensante du courant orthodoxe prépare méticuleusement la contre-attaque. Elle en sortira grand vainqueur après un demi-siècle de lutte.
Le premier élément de cette ligne de défense sera la création en 1847 de l’American Medical Association (AMA). Le but déclaré l’AMA est d’améliorer la formation des médecins. En réalité, les orthodoxes vont défendre leurs intérêts plutôt que celui de la médecine ou des patients. Jugeons plutôt des premières décisions prise par l’AMA :
« Elle commence par l’exclusion de toute publication produite par des homéopathes dans les revues médicales, par l’interdiction pour tout « orthodoxe » de conduire une consultation avec un homéopathe, par la condamnation et l’exclusion des homéopathes des sociétés médicales, accusant tous ceux qui n’avaient pas de « démarche scientifique » d’être des charlatans […] C’est ainsi que l’AMA veut garantir à ses membres le monopole de la profession et les garanties économiques qui lui sont rattachées » [5]
Cette fin de siècle est un moment critique pour tous les médecins qui sont en fin de compte sommés de choisir leur camp. Cette manœuvre met bien des bâtons dans les roues de l’homéopathie et des autres approches hygiénistes, mais ne réussit pas pour autant à détourner les principaux intéressés. Les malades sont de plus en plus nombreux à adhérer ou à renouveler leur confiance, malgré l’étiquette de charlatanisme qu’on leur colle systématiquement. Mais pour l’AMA, c’est un échec : la médecine scientifique n’a pas tenu ses promesses, et il faut trouver un moyen de museler les « charlatans ». L’AMA y parviendra définitivement un demi-siècle après sa création, grâce à la stratégie d’un faussaire patenté qui va faire définitivement basculer les choses.
En 1899, le docteur George H. Simmons est nommé nouveau directeur de The Journal of the American Medical Association (JAMA) et met les bouchées doubles. Pour commencer, il centralise le pouvoir au sein d’un petit bureau, dont il devient le patron. Puis il crée un annuaire, qui tient en réalité le rôle de catalogue des praticiens autorisés. Il faut savoir qu’il y a beaucoup d’écoles de médecine, beaucoup de médecins, et que la majorité a du mal à joindre les deux bouts. Cette perspective de promotion était LA bonne recette pour faire exploser le nombre d’adhésion. Et avec lui, le nerf de la guerre : les rentrées d’argent de l’AMA. Les adhésions passent alors de 6 000 en 1899 à 50 000 en 1906, et les revenus sont multipliés par cinq en seulement dix ans. C’est la manne qui permet à Simmons de créer un « département de propagande », dont le JAMA sera le bras armé. Jugez plutôt des méthodes utilisées :
d’abord l’invention du « brevet de validité » que Simmons réussit à imposer à tout nouveau médicament avant sa mise sur le marché. Ce brevet n’a pas le pouvoir d’interdire un médicament, mais il deviendra pourtant incontournable du seul fait de la renommée et de la puissance de l’AMA. Que valide-t-il en réalité ? Là est l’arnaque : l’obtention du brevet se fait sur dossier simplement, mais elle est conditionné par l’achat d’un espace publicitaire dans la revue ! Pas de pub, pas de brevet. Le seul critère de validité est donc la dîme versée au Conseil de pharmacie de l’AMA. C’est d’ailleurs cette pratique qui a valu à Simmons l’imposteur d’être démasqué par l’agence de détective dépêchée par Wallace Abbott, bien décidé à résister à cette extorsion [6]. Il en ressort que « Doc Simmons » n’est pas médecin. Qu’il a pourtant dirigé une petite clinique spécialisée dans les maladies féminines à Lincoln, où se pratiquaient des avortements alors illégaux, et qu’il a également été accusé d’abus sexuels !
ensuite, le reniement des « mauvaises pratiques ». Les homéopathes, et autres praticiens empiriques se voient obliger de renier leurs appartenances aux « sectes médicales » s’ils souhaitent intégrer l’AMA. Aucune liberté thérapeutique permise en dehors de la doxa !
poursuivons par la réforme de l’enseignement. Le rapport Flexner sur la formation des médecins, prétendument indépendant, est en réalité biaisé et soumis à des conflits d’intérêt avec l’AMA. La création d’un classement entre les écoles permet de favoriser les critères propices aux écoles allopathiques. Certaines écoles sont financées, d’autres éliminées. Avec comme conséquence directe, l’exclusion des écoles pour étudiants noirs (« La pratique du médecin noir devrait être limitée à sa race »), la raréfaction des écoles pour femmes (« Le tempérament féminin n’est pas adapté aux exigences du métier »), et le rallongement de la durée de la formation qui exclura les pauvres (« Ni garçon mal dégrossi ni clerc fatigué »). En quatre ans, le nombre d’école chute d’un tiers. Toutes les écoles non orthodoxes sont balayées. Le profil type du futur médecin est un homme, blanc, issu des classes supérieures, bon technicien, et adepte de la médecine scientifique [7].
Naissance et prospérité du secteur pharmaceutique
L’industrie pharmaceutique avait besoin du relais des médecins pour atteindre les consommateurs. C’est donc une association d’intérêts communs – pas très philanthropique – qui a rendu possible la révolution de la médecine moderne dite scientifique, sur la base de méthodes malhonnêtes, peu éthiques et liberticides. L’entrée en jeu de grands groupes capitalistes intéressés par l’émergence d’un secteur pharmaceutique tout neuf et plein de promesses va lui donner une dimension mondiale.
Il faut ajouter au tableau le levier idéologique de transformation des mentalités par la survalorisation de la science, qui, à travers des théories explicatives de physiopathologie, permet un débouché d’applications thérapeutiques exploitables. Pour le bien de l’humanité souffrante, bien sûr. À ce sujet, les œuvres caritatives sont un secteur d’investissement pour les nombreux millionnaires de l’époque. Les fondations « philanthropiques » nourrissent la recherche scientifique, qui ne peut se faire que sous leur houlette. C’est également le cas en Chine où, quatre ans après la révolution de 1911 et la fin de la dynastie Qing, la fondation Rockefeller finance dès 1915 l’université de Pékin. Elle exige aux chercheurs l’oubli de leurs savoirs ancestraux pour se plier à la médecine scientifique et son arsenal de médicaments modernes. Rappelons que c’est à la faveur d’un très grand rassemblement populaire pour le maintien de la médecine traditionnelle chinoise en 1929 que son interdiction fut évitée... de peu [8].
Ce qu’il faut retenir, c’est qu’en un laps de temps très court – vingt ans à peine – on verra se marginaliser puis disparaître l’homéopathie, l’ostéopathie, la chiropraxie, ou le jeûne thérapeutique. De monopole, il est bien question. Martin Tétréault en dresse le portrait :
« Le trait dominant de l’histoire de la profession médicale américaine de cette époque est certainement l’émergence de nouvelles allégeances médicales, puis leur quasi-disparition au profit de la médecine allopathique ou orthodoxe. En effet, tous les nouveaux secteurs du monde médical pendant le dernier tiers du XIXe siècle (hôpitaux, dispensaires, bureaux de santé, ainsi que de nombreuses institutions politiques comme les commissions scolaires et les conseils municipaux, et les nouveaux champs d’exercice de la médecine comme la médecine légale et l’examen médical dans les compagnies d’assurances) seront investis par les allopathes pour devenir au siècle suivant un quasi-monopole ». [9]
Qui me soigne ?
Voilà comment s’est faite l’éradication d’une médecine à la fois humaine, populaire, et efficiente. Voilà comment est rentré dans l’esprit des gens ce credo en forme d’équation : chimie = science = efficacité = sécurité du patient. En réalité, la disparition et la mauvaise réputation à la fois des méthodes traditionnelles et de l’homéopathie n’a rien à voir avec un critère d’efficacité thérapeutique. C’est simplement la conséquence d’une guerre totale et déséquilibrée de l’establishment médical, instrumentalisé par une industrie pharmaceutique à la recherche permanente de nouveaux profits. Notre système de soin est dans une impasse – impasse inscrite génétiquement dès sa conception – et il faudra plus qu’une réforme pour nous sortir de l’ornière. Car sans rentabilité à la clé, pas d’argent pour la recherche, et pas de label scientifique. Sans label scientifique, pas de crédibilité, même avec des guérisons. Et malheureusement, d’un point de vue strictement comptable, si ce système rapporte aux uns, c’est qu’il coûte cher à d’autres, au sens propre comme au sens figuré.
En attendant, il existe d’autres voies possibles. D’autres voies que cette surenchère de médicaments ou de vaccins, qui ne semble pas avoir de limite. La bonne nouvelle, c’est qu’il existe des lois et des principes capables de nous maintenir en bonne santé, ou de la rétablir lorsqu’elle est défaillante. La rencontre entre ceux qui cherchent à se soigner et ceux qui y parviennent se fait de toute manière, aujourd’hui comme il y a 150 ans. Il reste à ouvrir ses yeux et ses oreilles, sans avoir peur de sortir des sentier balisés à coup de propagande.