La finitude est une question philosophique vieille comme le monde. Sénèque s’interroge tout au long de sa vie, en fin observateur, sur l’art de bien vivre et de bien mourir. Lui, qui se suicidera sur ordre de Néron – dont il avait fait l’éducation –, avait aussi abordé la question très actuelle de la mort volontaire, thème central de la loi Vautrin sur l’accompagnement des personnes en fin de vie. Cette loi est le résultat d’une évolution, discrète mais constante, de notre relation à la fin de vie sur les trente dernières années. Préparé en amont par nombre de campagnes médiatiques, comité d’éthique, concertation et paroles officielles, nous sommes entrés dans une phase de rupture anthropologique inédite, qui a bien des chances de passer dans l’opinion publique comme une simple mise à jour, rendue nécessaire par l’évolution de la société. L’angle affiché est démocratique, thérapeutique et humain. Les vrais calculs, hélas, sont bien plus mercantiles et matérialistes qu’il ne sied à la question cruciale et essentielle de l’ultime étape de nos parcours de vie.
Biais sémantiques
Il est instructif d’observer l’évolution du vocabulaire sur la fin de vie. Il y a peu, certains mots étaient en effet imprononçables dans le champ médical et philosophique qui entoure le sujet, comme si on touchait là aux limites du respect que l’on doit au vivant. La locution « obstination déraisonnable » des premiers textes de loi renvoie à une attitude de persévérance exagérée, dans un souci de bien faire ou de porter secours. La connotation est positive malgré tout, à l’image de l’urgentiste dans les films hollywoodiens qui s’emploie, dans un élan du cœur, à faire un massage cardiaque plus longtemps qu’il ne serait utile. Mais l’obstination déraisonnable a laissé sa place dans les média à la formule « acharnement thérapeutique », qui véhicule une notion de violence coupable, difficilement défendable.
« L’aide active à mourir, qu’il s’agisse de l’euthanasie active ou du suicide assisté selon la personne qui pratique l’administration létale, s’oppose à l’acharnement thérapeutique qui, elle, prolonge abusivement les agonies. » [1]
Mais la sémantique est biaisée. La formule « acharnement thérapeutique » a pour conséquence d’en rétrécir l’idée : elle désigne le seul processus thérapeutique technicien, en écartant la dimension humaine. En réalité, on peut renoncer à la thérapeutique, tout en s’obstinant à apporter le plus de soutien possible – non létal – à celui qui reste vivant jusqu’à son dernier souffle. Cela est rendu possible par les énormes progrès en matière de gestion de la souffrance. Et c’est la raison même de l’existence des soins palliatifs, qui n’ont d’ailleurs pas attendu la création du terme pour exister.
« [Cette] préoccupation d’accompagner les personnes atteintes d’un mal incurable a été celle d’institutions religieuses dont le souci ne se réduisait pas à préparer les moribonds à une mort chrétienne, mais visait aussi à adoucir les vies de personnes vulnérables et pas nécessairement en fin de vie. On songe ici au rôle de pionner joué au XIXe siècle par l’institution Jeanne Garnier. » (Jacques Ricot [2])
Soins palliatifs 2.0
Il s’opère ainsi un clivage artificiel et dangereux dans le langage, laissant entendre que, hors de la thérapeutique, point de salut. Voire – si cette confusion s’aggravait – fin du salut. Or il est nécessaire de rester vigilant car les soins palliatifs sont en passe de se transformer. Ils sont voués, dans le nouveau projet de loi, à être intégrés dans une notion « plus englobante de soins d’accompagnement » [3]. Il reste à découvrir précisément ce que cela rajoute – ou retranche – concrètement à la définition déjà précise des soins palliatifs dans le code de Santé publique. Nous découvrons ainsi que « ces soins couvrent d’autres soins que les soins palliatifs (prise en charge nutritionnelle, accompagnement psychologique, musicothérapie, massage...) ». Le contenu de la parenthèse n’est pourtant nullement une nouveauté par rapport à ce qui se pratique déjà – souvent par des bénévoles –, les seules restrictions aux bonnes initiatives étant celle des budgets. La suite est plus floue : les soins d’accompagnement sont « plus globalement toutes les mesures mises en œuvre pour répondre aux besoins des malades et de leurs proches aidants ». Rien ne permet de nommer précisément de quel type de réponse à quel type de besoin il s’agit, mais c’est suffisamment englobant, en effet, pour désigner des mesures tout à fait radicales.
Toujours dans le registre des glissements de vocabulaire, la « limitation de soins » a été renommée avec le temps « euthanasie passive », comme pour mieux – peut-être – préparer l’opinion à l’euthanasie active, dont il est question aujourd’hui. Il y avait pourtant une nuance de taille : limiter un soin thérapeutique, ce n’est pas abandonner un malade à son sort. C’est renoncer à la guérison, et mettre en place des mesures différentes. Car le soin au sens large déborde évidemment l’acte médical : il englobe une multitude de gestes simples et pourtant indispensables, visant le confort, la satisfaction des besoins élémentaires, la réduction de la douleur, et bien sûr l’accompagnement relationnel ou spirituel. Ces soins-là ne devraient pas être limitables. En revanche, en termes de droit, l’euthanasie désigne une toute autre chose (en 2004 pour l’extrait qui suit) :
« L’euthanasie, qu’elle soit active ou passive, conduit à la mort. La différence entre les deux, c’est que la seconde relève d’une non-assistance à personne en danger (laisser mourir une personne sans soins, même palliatifs) alors que la première relève du meurtre (faire ce qu’il faut pour qu’une personne décède). » (Marie-France Gallu [4])
En route pour la liberté
Ainsi, utiliser le terme « euthanasie », même mal employé, permet de s’y habituer et de le trouver moins monstrueux. Le mot étant banalisé, on peut même le traduire à nouveau en « aide à mourir », à la connotation très empathique. On peut noter également l’irruption du mot « choix » et sa fréquence d’utilisation. Les opposants à l’euthanasie sont rebaptisés « militant anti-choix », tandis que les « pro-choix » assimilent dans leur propos le suicide à une liberté. Mais, hélas, il faut savoir qu’à trop évoquer la liberté de se suicider, on court le risque d’un effet de contagion dans les esprits, pouvant mener à des suicides en grappe. Le phénomène est parfaitement décrit en sociologie sous le nom d’effet Werther, en référence au roman de Goethe Les Souffrances du jeune Werther, qui a peut-être été le premier cas historique d’imitation en tout point du héros par ses lecteurs, jusque dans sa mort par suicide au pistolet. Les vrais suicides, qu’ils soient le fait de célébrités comme Marilyn Monroe ou d’inconnus, produisent les mêmes vagues de réponses suicidaires, dont la hauteur est proportionnelle à l’intensité de leur médiatisation. L’effet est suffisamment connu et craint par le monde médical pour qu’il existe des recommandations à destination de la presse [5]. Ainsi, pour ne pas peser sur ses proches, ou parce que cela se fait, on peut « choisir » de partir, et peut-être plus – hélas – par mimétisme que par conviction personnelle. Une forme d’auto-exclusion des personnes faibles et vulnérables qui s’en voudraient de déranger. En tout état de cause, cet habillage stylistique permet d’oublier qu’il camoufle la transgression de l’interdit de tuer.
L’escalade législative sur la fin de vie
L’évolution des textes de loi contemporains illustre la dérive euthanasique que certains observateurs craignaient et prédisaient depuis longtemps. Une évolution par paliers successifs croissants, où une mesure présentée comme exceptionnelle et conditionnée finit immanquablement par se généraliser ensuite, rendant quasi impossible un éventuel retour en arrière. La Belgique par exemple, qui a légalisé l’euthanasie en 2002, a vu ainsi ses chiffres exploser avec le temps, incluant des personnes très âgées, mais dépourvues de maladie ou de handicap, mais aussi de très jeunes personnes se plaignant de souffrances psychiques. La France semble suivre le même chemin. Partis d’une loi qui garantit aux malades l’accès aux soins palliatifs en 1999, nous aboutissons en 2024 à une loi sur la légalisation de l’euthanasie active par produit létal, et le suicide assisté. C’est-à-dire de la conception d’unités d’accueil, de soin, et d’accompagnement des mourants, à la possibilité de les achever.
Cela ne s’est pas fait sans la conquête de l’opinion, en l’occurrence par le traitement médiatique de certains drames individuels. En France, deux Vincent vont attiser les passions et feront – avec ou malgré eux – avancer la loi. Dès 2002, la médiatisation de Vincent Humbert, devenu tétraplégique, aveugle et muet à la suite d’un accident de la route, refusant de vivre dans cet état « jusqu’à 80 balais » est extrêmement suivie. Son histoire dramatique devient une saga de plusieurs années. On commente sa demande d’euthanasie active auprès de Jacques Chirac, président de l’époque ; on discute du « geste d’amour » d’une mère voulant abréger les souffrances de son fils (une autre mère fera exactement l’inverse au même motif quelques années plus tard) ; on filme la « question qui tue » sur le plateau branché de Tout le monde en parle. Un art certain de la mise en scène en somme, dans lequel la famille joue aussi son rôle, avec « ce livre programmé pour paraître le jour supposé secret d’une mort annoncée » [6]. Toujours est-il que cette pression fera aboutir la loi Leonetti en 2005, qui était réellement une réponse adaptée à la fois à un besoin et à un vide juridique.
Encadrement des soins palliatifs
Cette loi initiale est mesurée et complète. Elle contient déjà tous les ingrédients nécessaires à la mise en place d’un excellent accompagnement des personnes en fin de vie, sans qu’il ne soit nécessaire d’y ajouter autre chose que des moyens financiers et de la formation [7]. Les « directives anticipées », soit les instructions rédigées par le patient pour sa fin de vie, y sont définies, ainsi que le rôle de « la personne de confiance », désignée pour porter sa parole le jour où il sera dans l’incapacité de s’exprimer. Elle légalise le droit au refus « d’obstination déraisonnable » pour les malades qui le souhaitent. La « sédation profonde », qui permet l’apaisement des souffrances au prix d’un raccourcissement de la vie, est également contenue dans la loi. Tout est déjà là. Les lois ultérieures, contrairement à ce qu’on peut lire parfois ne combleront pas réellement de manque.
En 2016, la loi Claeys-Leonetti [8] transforme le « droit au refus » de l’obstination déraisonnable à un « devoir d’abstention ». On passe donc de la possibilité d’un choix à une obligation, ce qui, en valeur absolue, n’est jamais un bon signe de santé démocratique. Les directives deviennent « contraignantes » pour les médecins, qui ainsi sont tenus de se renseigner sur leur existence potentielle. Elles prévalent sur tout autre avis non médical, y compris celui de la personne de confiance. Ainsi, si le malade change d’avis, parce qu’il a besoin d’un temps supplémentaire avant de partir, et qu’il ne peut plus s’exprimer, ce sera trop tard. Or, personne ne peut dire comment il réagira, et ce qu’il souhaitera le moment venu. Comme le révèle Jean-Marc Sauvé, ancien vice-président du Conseil d’État, « en Oregon, plus d’un tiers des personnes qui ont obtenu une potion létale ne vont pas au bout de leur démarche. Cela montre la fragilité de décisions de fin de vie soi-disant irrévocables ». Pierre Dac disait la même chose d’une manière plus joyeuse : la prédiction est un art difficile, particulièrement en ce qui concerne l’avenir !
Pour finir, la loi de 2016 autorise le recours à la sédation profonde terminale. En réalité, la sédation « profonde et continue jusqu’au décès » était déjà pratiquée dans les services de soins palliatifs, non officiellement et rarement d’ailleurs, en accord et surtout en confiance avec le malade et sa famille. En fait, la loi ne changeait pas vraiment la pratique, comme en témoigne alors Didier de Broucker, fondateur des soins palliatifs à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul.
La loi marquait le passage de l’usage de sa conscience, dans le cadre d’une relation de confiance et de proximité, à une autorisation administrative signée sous forme de blanc-seing. La question est épineuse. Car s’il s’agissait d’une mesure de sécurité pour la responsabilité des médecins qui étaient en première ligne, la brèche devenait alors très facile à creuser. Cette légalisation de la sédation terminale est une décharge personnelle qui évite de se poser des questions d’ordre éthique et rend possible la mise en place d’un réflexe bureaucratique. À l’opposé, elle devient un tiraillement d’ordre moral pour le médecin qui ne souhaite pas la pratiquer, position majoritairement exprimée par l’ensemble du personnel soignant. En tout état de cause, légaliser la sédation terminale faisait courir le risque d’une industrialisation de la fin de vie, pour reprendre un concept d’Ivan Illich. La tendance technocratique de la médecine en général et la segmentation des tâches ne pouvait qu’accentuer le processus.
Débat législatif « spectacle »
Ainsi, la loi Claeys-Leonetti montait d’un cran supplémentaire l’escalade euthanasique, mais le suicide assisté et l’euthanasie active était alors encore illégaux en 2016. Et l’opinion publique y restait réfractaire. Le cas du deuxième Vincent – Vincent Lambert – va offrir une tribune encore plus cinégénique aux amateurs de feuilletons dramatiques. Cet infirmier accidenté en 2008, resté 5 ans dans le coma avant que ses médecins n’optent pour l’arrêt des traitements, est devenu malgré lui l’emblème de la lutte pour la légalisation de l’euthanasie. Décédé en 2019, après déchirements et procès en cascade, il reste pourtant aujourd’hui sur le devant de la scène médiatique avec la sortie opportune d’une série de quatre documentaires sur Disney+, dont le teaser nous apprend que « le documentaire prouve notamment le soutien de L’Opus Dei, à l’action des parents ». La bande-annonce surenchérit, dans une esthétique de téléréalité : « On est dans un combat pour la vie, et donc tout est permis, y compris le pire », et se termine par la formule éculée « nous sommes tous des Vincent Lambert ». Un documentaire légèrement à charge donc, mais qui sera certainement très efficace pour finir de modeler l’opinion.
Ainsi, mettre en scène des histoires individuelles poignantes, auxquelles nul ne peut rester insensible, façonne le discours majoritaire par le biais de leviers émotionnels. Ce qui est bien sûr préjudiciable à la qualité des débats qui demanderaient recul, réflexion et perspective, d’autant plus lorsque le véritable enjeu est d’ordre éthique, philosophique et civilisationnel. L’éthique est-elle de nature à se laisser légiférer ? Est-elle réductible à une conception procédurale et utilitariste ? Le garde-fou extérieur peut-il se substituer totalement à la conscience ? Autant de questions restées assez discrètes. La couverture de la dimension éthique allait se faire au travers d’une instance officielle, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE). Rien que le titre donnait un vernis plus sérieux et plus institutionnel au débat. Et chose incroyable, c’est bien le CCNE qui, en 2022, utilise la formule « aide active à mourir ». Le mot est dès lors employé officiellement, et le CCNE sert de caution éthique. Comme toujours, le texte introduit une restriction : cette aide active à mourir est encadrée « à condition que soient parallèlement renforcés les soins palliatifs » [9]. Cela ne coûte rien de le dire ! Mais on peut parier sans grand risque que cela coûtera trop cher pour être mis en place. Car c’est là où le bât blesse en réalité. Les soins palliatifs sont la solution à la fois technique et charitable dans une immense majorité de cas. Médicalement et humainement parlant, il n’y aurait pas besoin de chercher plus loin.
Puis ce fut au tour de la Convention citoyenne sur la fin de vie d’être sous le feu des projecteurs. Elle allait tenir le rôle de caution démocratique, au moins en apparence. Ainsi, plus de 150 citoyens tirés au sort, réunis lors de neuf cessions, sur le modèle de la Convention citoyenne sur le climat, avaient ainsi pour mission de « décider si le cadre d’accompagnement de la fin de vie [était] adapté aux différentes situations rencontrées ou si d’éventuels changements devraient être introduits ». Élisabeth Borne, Premier ministre à l’époque, souhaitait que l’on « s’émancipe des idées reçues », et attendait les conclusions de la Convention citoyenne en mars 2023 pour « éclairer la réflexion du gouvernement sur ce sujet ». [10].
Le manque de réflexion éthique et philosophique
Pour réussir cette mission, il aurait fallu plus de neutralité. Tugdual Derville, porte-parole d’Alliance Vita, une association créée au moment des premières lois de bioéthique dans les années 90, a révélé notamment que le socle de réflexion proposé aux citoyens ne contenait que des publications favorables à l’euthanasie, interdisant par là-même tout contrepoint critique. La Convention citoyenne sur la fin de vie n’était pas indépendante, mais placée l’égide du Conseil économique, social et environnemental (CESE), qui en était le maître d’œuvre. La gravité de la question aurait nécessité a minima de débattre sur des fondamentaux éthiques et philosophiques. Or, le CESE orientait la réflexion sur de fausses alternatives, illustrées par des situations théoriques désincarnées de type « libre de choisir une mort volontaire » versus « rester handicapé et dépendant à vie ». Mais demander à des biens portants de se prononcer à la place des mourants, est tout aussi décalé que de demander au mari s’il pense que la péridurale soit vraiment utile pour l’accouchement de sa femme. D’autant plus qu’il existe des témoignages, à l’instar de l’ex-dirigeant de la maison de champagne Pommery, pour nous éclairer. Devenu tétraplégique à la suite d’un accident de parapente, Philippe Pozzo di Borgo, aujourd’hui décédé, raconte sa renaissance d’handicapé-dépendant dans "Le Second souffle" porté plus tard à l’écran. Le handicap ou la dépendance n’empêchent de jouir de la vie ! Il fut ensuite le parrain de l’association "Soulager mais pas tuer", qui milite contre l’euthanasie. Bien que de substantiels moyens financiers aient sans doute considérablement changé la donne de son quotidien, il pouvait légitimement parler de son expérience à la première personne. Or à la même période, le monde politique promeut au contraire des personnalités favorables à l’euthanasie. Line Renaud reçoit la Légion d’honneur pour son combat en faveur de l’euthanasie, et se réjouit dans ses interviews d’avoir « convaincu » Macron. C’est dans ce contexte, finalement assez peu démocratique, que la convention s’est prononcée favorable à la légalisation de l’euthanasie et du suicide assisté, y compris pour les mineurs. Les failles du processus oubliées, le politique pourra maintenant s’appuyer sur cette parole « démocratique » en se revendiquant du choix du peuple.
Licence to Kill
La Convention citoyenne ne jouait pas moins que la valeur universelle de l’interdit de tuer. Pour le personnel soignant, il date de 2 500 ans. La traduction du serment d’Hippocrate de l’universitaire Jacques Jouanna, spécialiste de littérature, de civilisation et de médecine grecque est sans bavure : « Je ne remettrai à personne une drogue mortelle si on me la demande, ni ne prendrai l’initiative d’une telle suggestion ». La version 2012 du Conseil national de l’Ordre des médecins apporte quelques coupes franches, mais conserve dans ses valeurs l’interdiction de l’aide active à mourir : « Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. » Alors que Robert Badinter, ancien ministre de la Justice de Mitterrand, est décédé en février dernier, sa veuve Élisabeth Badinter a rendu publique une lettre au rapporteur du projet de loi dans laquelle elle assure que son époux l’aurait soutenue [11]. Mais il faut rappeler aujourd’hui la position qu’il avait de son vivant. Robert Badinter s’était prononcé contre l’euthanasie légale, y compris dans les exceptions, car la loi pénale est répressive mais aussi expressive, c’est-à-dire qu’elle exprime les valeurs de la société : « En démocratie, on ne tue pas ! » Cette phrase résonne au diapason de la citation de François Mitterrand rapportée par la psychologue Marie de Hennezel, avec qui il avait beaucoup discuté de la mort et des derniers instants : « Dans un pays démocratique, une loi ne peut sacraliser un tel droit ! Tant que je serai en vie, je m’opposerai à ce que l’on franchisse la ligne rouge. » [12]. Eh bien, nous y sommes. Une révolution philosophique est en cours sur la question de la fin de vie, témoin d’un positionnement idéologique sociétal. C’est peut-être un signe des temps, celui de notre plongée dans un matérialisme sans partage, dans lequel se joue l’idée de l’être humain.
Une modernité thanatophobe et mortifère
La valeur accordée à la vie et à son corolaire est en effet un marqueur sociétal essentiel. Si toute culture a une manière propre de réagir à la mort, notre modernité occidentale hédoniste et matérialiste chasse la mort des préoccupations des vivants. On enterre vite et bien, le deuil inspire la gêne et la peur. L’ethnologue Louis Vincent Thomas jugeait notre société moderne à la fois thanatophobe et mortifère, c’est-à-dire effrayée par la mort, mais capable de la donner sans état d’âme. Elle abrite un immense déni de la mort, particulièrement dans le monde médical, où la figure du médecin est emblématique de la lutte héroïque contre la mort. Mais parallèlement elle produit une banalisation et une désacralisation de la vie. Ce n’est pas sans conséquences. En effet, c’est bien la valeur non marchande d’une vie humaine qui fait du faible et du mourant l’égal du bien portant et du riche.
« [La marchandisation] apparaît immédiatement aujourd’hui comme portant atteinte à la dignité de l’être humain en tant que tel, c’est-à-dire relevant d’un tout autre ordre que celui de la transaction marchande : une valeur sans prix. Encore faut-il parvenir à ce concept de la dignité comme caractère appartenant universellement à tout être humain. De ce point de vue, les formes différentes de marchandisation de la personne consistent précisément à en nier la personnalité en la ramenant à une chose, une force ou un objet de jouissance ». (Yves Charles Zarka [13]).
La tendance matérialiste de notre modernité, très bien illustrée par la marchandisation du vivant, ne pouvait épargner la fin de vie. La personne humaine, ramenée à une chose, est un marché rentable un temps, démonétisé le lendemain. Il est incroyable au demeurant que le mot « dignité » ait été récupéré par le mouvement pro-euthanasie pour lui donner un contresens total. Mourir dignement est devenu synonyme d’accélérer sa fin, comme si le but était de rester présentable en société jusqu’au dernier moment ! Toute personne est digne d’amour, de soins et de respect. Toute personne garde sa valeur et sa dignité, même vielle, même diminuée, impotente ou incontinente. L’expérience montre que la maladie, la peine ou la douleur n’empêchent pas de vivre des moments précieux – pour soi et pour les autres –, de tisser des liens ou d’acquérir une profondeur de vue utile pour croître et se développer jusqu’à son dernier souffle. Louis-Vincent Thomas avait fait remarquer l’opposition entre la bonne mort africaine, où personne n’est jamais isolé et où les anciens gardent leur place, à la belle mort occidentale, que l’on souhaite subite et par surprise, nous fauchant alors que nous sommes encore en pleine forme et dynamiques. La mort dernier cri, ce serait seul dans son lit et en Gucci.
Un chemin de dépouillement
Les valeurs modernes sont tellement axées sur l’avoir au détriment de l’être, sur la performance et sur la réussite, qu’elles ne préparent pas à la dernière phase de notre vie. C’est un défaut. Les réalisations de la force de l’âge, « incarnées dans la matière », peuvent laisser leur place à une période de réalisations spirituelles plus intimistes, dont toutes les traditions nous disent qu’elles sont au demeurant les plus importantes. Le chemin de la fin de vie est long, comme pour permettre une accoutumance à la mort. S’y préparer. Ralentir. Si ce n’est pas nous qui le faisons, la vie nous y oblige. Jacques Brel décrivait si humainement, avec son phrasé doux et lent, le rétrécissement de la vie « du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil, et puis du lit au lit ». Le calme et la lenteur sont sans doute indispensables pour que s’opère le bilan final, la mise en ordre de nos dossiers personnels et l’adieu aux êtres chers, si nécessaires au lâcher prise ultime. La médecine mécanisée semble conjuguer extrême technicité et indifférence comme pour voler à chacun sa propre mort.
L’ultime ruse du libéralisme
Mais le changement de nos valeurs sociétales est concomitant de changements économiques et politiques. La logique financière du domaine de la santé est plus que jamais dévastatrice. Elle verrouille toute tentative de politique de santé publique cohérente, qui se voit immanquablement rattrapée par les coûts exponentiels du secteur de la santé, livré au marché. La médecine telle qu’elle est pratiquée rend dépendant à de plus en plus de molécules, de surveillances, d’interventions, d’orthèses et de prothèses variées qui entraînent des coûts faramineux, sans pour autant – faut-il encore le rappeler – améliorer la santé des populations. Mais si la santé coûte cher, la fin de vie coûte encore plus cher. Certains pays comme le Canada ou les États-Unis en ont déjà fait l’étude. En 2020, le coût des soins pour la dernière année de vie a été calculé et se révèle « hors de proportion », représentant « entre 10 et 20 % du total des coûts en santé, alors que les personnes qui reçoivent ces soins ne forment qu’environ 1 % de la population » [14]. Alors que la classe des personnes du grand âge connaît une forte croissance démographique, ce type de rapport va se multiplier, et pousser à faire des calculs d’apothicaires. À tel point que les mutuelles comme la MGEN ou la Mutualité française se disent favorables et réclament la mise en place du droit à l’euthanasie [15]. Car plus d’argent pour la fin de vie, ce sera moins d’argent pour la population générale. Jean-Marc Sauvé décrypte :
« La mort administrée va engendrer des économies non négligeables, déjà évaluées par le gouvernement canadien [...]. Si l’on transpose à la France le taux de mort administrée du Québec, on peut estimer les économies à 1,4 milliard d’euros par an à terme pour la seule assurance maladie. Le projet de loi peut donc apparaître comme l’ultime ruse du libéralisme pour faire des économies sur l’État-providence. » [16]
Moins d’argent pour la fin de vie, cela signifie donc plus d’euthanasies. Nous pourrions imaginer la prochaine étape de réflexion démocratique proposée au grand public : pourquoi pas une euthanasie en dehors de toute pathologie grave ? « Préféreriez-vous dilapider votre héritage en EHPAD ou laisser quelque chose à vos enfants ? À vous de choisir ! ».
Et comme la mort médicalisée n’échappe pas aux règles du marché, l’euthanasie est une niche potentielle. Elle a d’ailleurs d’ores et déjà son marché privé, comme la maison Dignitas en Suisse, qui affiche nombre de places limité et liste d’attente, et où sont pratiqués les suicides assistés pour environ 9 000 euros. Le film Soleil vert sorti dans les années 70 mettait en scène le Foyer, centre d’accueil pour les personnes souhaitant se faire euthanasier, plutôt que de vivre un monde apocalyptique, anticipé pour... 2022 ! Un avant-goût de ce qui nous attend ?
L’euthanasie, c’est pour les pauvres
Nous avons été considérés comme des cas, des numéros de lit, des noms de maladie toute notre vie. Il nous est promis aujourd’hui, « dans le cadre de l’annonce d’une maladie grave », la possibilité de « systématiquement bénéficier d’un temps d’échange sur l’anticipation, la coordination et le suivi de notre prise en charge globale ». Il faut comprendre qu’il s’agit de l’anticipation de la prise en charge de notre mort active encadrée. Ainsi, comme un contrepoint moderne à la parabole des dix Vierges, nous nous voyons offrir la possibilité de prendre une option sur l’heure et le jour. Évidemment, tout le monde ne sera pas à la même enseigne pour autant :
« L’autre tabou de ce débat, c’est le risque que la mort administrée s’applique en priorité aux plus pauvres et aux plus démunis. En Oregon, l’expérience a montré qu’avec le temps, les personnes à faibles revenus étaient surreprésentées parmi les candidats au suicide assisté et que les problèmes financiers occupaient une place croissante dans leur motivation. » [17]
Les soins palliatifs sont la seule façon de protéger le faible. Ils sont la véritable prévention de la demande de suicide assisté. L’expérimentation Pallidum, un SAMU palliatif à domicile, lancée en 2021/2022 le prouve. L’essai a été extrêmement concluant pour tous les protagonistes : malades, familles et personnel soignant [18]. Les vieux, les pauvres, les malades – tous ceux qui sont au bout du rouleau – ne veulent en réalité pas du tout se suicider. Ils cherchent désespérément une issue à leur impasse, qu’elle soit médicale ou financière.
Conclusion
Monter en épingle des cas particuliers et rares qui demandent un traitement d’exception. Batailler pour généraliser l’exception sous forme de loi. Ou maquiller une problématique de souffrance – qui doit être apaisée par des moyens adaptés – en une problématique de choix sur la fin de vie, sont des stratégies politiques déguisées. Une filière universitaire en état de marche, assortie d’unités de soins palliatifs dans tous les départements coûte tout simplement trop cher. Le sort de ce supplément d’âme était sans doute déjà joué, trop fortement prédéterminé par des motifs mercantiles. Alors que faire ? Satisfaire de manière saine et sincère des besoins aussi fondamentaux qu’éduquer, informer ou se soigner, demande aujourd’hui de redoubler d’attention pour éviter les pièges conceptuels et les engrenages mortifères. Beaucoup s’emploient à déborder du cadre organisé pour créer des solutions parallèles plus compatibles avec leurs valeurs humaines non marchandes. La loi Vautrin sur la fin de vie est un ultime exemple de la nécessité d’anticiper – jusque dans la gestion de nos derniers instants – la préoccupation de choisir pour soi-même quelle vie mérite d’être vécue. Et ainsi, peut-être réussir à dire comme Sénèque « J’ai vécu, cher Lucilius, autant qu’il me fallait : j’attends la mort, rassasié de mes jours ».