On entend souvent, dans la bouche des rabbins, que l’antisémitisme est la jalousie de celui qui n’a pas été choisi par Dieu — une sorte de complexe de Caïn.
Jacques Attali propose une variante plus subtile : « L’antisémitisme trouve sa source principale dans la détestation de celui à qui on voudrait ne rien devoir. » [1] Que doivent les chrétiens aux juifs ? Dieu. Avant les juifs, nous ne connaissions pas Dieu. Grâce à eux, nous Le connaissons. Notre dette est incommensurable. Ça nous énerve.
Pas bête. Mais approfondissons un peu, et nous verrons qu’il ne s’agit pas d’ingratitude, mais plutôt de l’intuition qui chatouille notre conscience, que nous avons été escroqués : le dieu que nous ont refilé les juifs est un faux, un dieu en toc, un clown grotesque, un imposteur, un pantalon à une jambe.
Nous nous sommes fait avoir. Nous avons signé un contrat civilisationnel qui depuis deux mille ans nous interdit d’accéder à l’idée de Dieu par la raison seule, comme nous l’avaient enseigné les Grecs et les Romains, et qui exige à la place notre adhésion à la « révélation » exorbitante que Dieu est le dieu d’Israël. Les juifs nous ont ainsi dépouillé de la liberté spirituelle la plus essentielle, et ont obtenu de notre part la reconnaissance de leur divine exceptionnalité, soit un pouvoir symbolique que rien ne pourrait plus arrêter.
Comment ont-ils faits ? Sommes-nous stupides à ce point ?
La civilisation de la ruse
La première tentative bien documentée de cette escroquerie revient à l’école d’Esdras, qui, à Babylone sous domination perse, au Ve siècle avant J.-C., a édité la première version du Tanakh (remaniée plus tard par les Hasmonéens). Comme je l’ai montré dans Du yahvisme au sionisme, la ruse transparaît dans les Livres d’Esdras et de Néhémie : celui qui est désigné comme « Yahvé, le dieu d’Israël » dans le corps du livre, est assimilé au « Dieu du Ciel » des zoroastriens dans les faux édits attribués aux rois perses, autorisant la reconstruction du temple [2].
On ne sait pas très bien dans quelle mesure la ruse a fonctionné avec les Perses. Mais depuis ce jour, la relation d’Israël à l’Empire (et plus largement avec les gentils) se fonde sur ce même double langage : on affirme aux gentils et à l’administration impériale que le Temple de Jérusalem est dédié au Grand Dieu universel, mais on enseigne aux juifs qu’il est en réalité réservé au dieu d’Israël, et interdit aux non-juifs. Ce double langage devient un double sens paradoxal : Yahvé est simultanément le Grand Dieu universel et le dieu national d’Israël. Et ce double sens paradoxal est intériorisé par les juifs eux-mêmes.
Une autre facette de cette ruse est le double sens de la judéité, qui signifie pour les juifs la séparation ethnique (condition de survie collective dans l’exil et la dispersion), mais qui est présentée aux gentils comme un culte du Dieu universel. Le premier sens est pratique, le second théorique ; la pratique est pour les juifs, la théorie est pour les gentils. Mais le double sens est intériorisé, et les juifs considèrent que ce qui les unit est à la fois une religion (le judaïsme) et une communauté génétique (la judéité).
La ruse est une part essentielle de la judéité, parce qu’elle est inscrite dans la Bible hébraïque. C’est en trompant son père Isaac, son frère Ésaü et son oncle Laban que Jacob devient l’ancêtre éponyme d’Israël (Genèse 25-36). John Anderson en a fait le sujet d’un livre sur la « théologie de la tromperie » dans la Torah. Il s’efforce d’expliquer comment Jacob peut être à la fois « un filou sans vergogne » (an unabashed trickster) et l’élu de Yahvé, ou comment Yahvé peut-il être « complice de la tromperie de Jacob » ? Sa solution est que Yahvé devait agir de manière immorale (selon nos critères humains si limités) dans le but supérieur de « perpétuer la promesse ancestrale » [3]. La même chose pourrait être dite de nombreuses autres histoires de la Torah, comme Tamar se déguisant en prostituée pour séduire son beau-père afin de produire la tribu de Juda (Genèse 38), ou Joseph asservissant le paysans égyptiens par la dette afin d’offrir à ses frères « des propriétés foncières en Égypte, dans la meilleure partie du pays » (Genèse 43-48). Il n’y a de paradoxe que pour celui qui, comme Anderson, est victime de la tromperie biblique centrale et croit que « Yahvé, le dieu d’Israël » est Dieu. Si Yahvé est simplement « le dieu d’Israël qui prétend être Dieu », alors tout est parfaitement logique : tel Dieu, tel peuple, et vice versa.
Israël est donc la civilisation de la ruse, du double langage et du mensonge. La ruse fut initialement pour les juifs un mode de survie collective, mais elle est devenue au fil des siècles un mode vie et une stratégie de domination.
Rome, qui n’a pas d’autre pensée que la philosophie grecque, est la civilisation de la sagesse, synonyme de vérité. Même si Rome a aussi une passion impériale, celle-ci se fonde sur la passion du droit, qui est une application pratique de la raison grecque. J’ai opposé, dans mon article précédent (« Israël ou le droit international : lequel l’emportera ? »), Rome comme civilisation du droit et Israël comme civilisation de la Loi. Mais on peut aussi opposer Rome comme civilisation de la raison et Israël comme civilisation de la ruse.
Je vais rappeler les grands moments de la lutte à mort entre les civilisations romaine et juive, qui commence à l’époque hellénistique et s’achève avec la conversion de Rome au christianisme. Mais auparavant, réglons la question de Dieu : les Romains croyaient-ils en Dieu ? Autrement dit : avions-nous besoin des juifs pour connaître Dieu ?
Le Dieu des Romains
Nous considérons normalement le conflit religieux entre Rome et Jérusalem comme un conflit entre polythéisme et monothéisme. Ce n’est pas faux. On peut même dire qu’il n’y avait pas plus polythéistes que les Romains : ils étaient si hospitaliers envers les dieux étrangers qu’ils accueillaient même ceux des peuples vaincus. Le succès du mithraïsme en est l’illustration.
Mais l’opposition entre polythéisme et monothéisme reste à la surface des choses. Les Romains éduqués, qui écoutaient ou lisaient les philosophes, croyaient en l’unité du divin, c’est-à-dire en un Dieu unique. Il n’y avait pas de conflit profond entre le polythéisme et l’idée de Dieu.
La tension était résolue de deux manières. Tout d’abord, au sommet de tous les dieux trônait le dieu suprême, Jupiter, dont le nom signifie simplement « Dieu le Père » (de diu et pater). Ensuite, tous les dieux pouvaient être considérés comme des manifestations diverses du même Dieu suprême (ou encore comme des allégories des forces naturelles). C’est l’argument du traité de Cicéron Sur la nature des dieux, dans lequel « Dieu » et « les dieux » sont des expressions équivalentes. (Rappelons au passage que la source dite « élohiste » de la Bible hébraïque emploie aussi indifféremment le singulier El et le pluriel Elohim).
Voyons les choses ainsi : pourquoi Dieu serait-il masculin plutôt que féminin, et singulier plutôt que pluriel ? Les Grecs, comme les Égyptiens, trouvaient naturel d’imaginer le divin comme à la fois une diversité et une unité. Autrement dit, la multiplicité des dieux et des déesses constitue une face du divin, mais l’unité en est l’autre face. Le polythéisme est un monothéisme inclusif.
La plupart des Romains instruits étaient éclectiques dans leurs idées philosophiques, mais l’école la plus influente était le stoïcisme. Elle avait, à la fin de la République, la faveur de Cicéron et, à l’apogée de l’Empire, celle de l’empereur Marc Aurèle. Que les stoïciens aient professé une forme de monothéisme ne fait aucun doute. Au IIIe siècle avant J.-C., le philosophe stoïcien Cléanthe a écrit un célèbre Hymne à Zeus qui célèbre ce Dieu suprême « qui a plusieurs noms, mais dont la force est une et infinie », qui « dirige l’esprit universel qui anime tout, et vit dans tous les êtres », par qui « la confusion devient l’ordre », et qui attire l’âme de chaque homme « jusqu’à cette raison éternelle, qui lui sert de guide et d’appui dans le gouvernement du monde ».
On dit que les stoïciens confondaient Dieu et le Cosmos (ou la Nature), et pour cela on leur colle l’étiquette toute moderne du panthéisme. Mais il faut se méfier des mots et des traductions : kosmos signifie « ordre », et peut désigner à la fois ce qui ordonne et ce qui est ordonné. Quant au mot qu’on traduit par Nature, phusis, il a un sens dynamique : c’est ce qui fait advenir les choses [4]. Diogène Laërce (début du IIIe siècle après J.-C.) résume ainsi l’opinion des stoïciens :
« Dieu [Theos] est un vivant immortel, raisonnable, parfait, intelligent, bienheureux, incapable d’admettre en lui aucun mal, ordonnant par sa providence le monde et les choses qui sont dans le monde. » [5]
Par une sorte d’humilité philosophique, on ne prétendait pas connaître Dieu, encore moins ce que Dieu veut, ce que Dieu dit ou ce que Dieu aime. Ce genre d’anthropomorphisme pouvait s’appliquer aux dieux, pas à Dieu. Dieu reste, pour le philosophe, l’inconnaissable, ou du moins l’indicible, puisque dire quoi que ce soit sur Dieu, c’est imposer une limite à l’infini. Dieu est ce vers quoi tend la raison humaine, sans jamais l’atteindre.
Si Dieu est inconnaissable, en revanche les lois par lesquelles Il gouverne le Cosmos sont en partie accessibles à la science humaine. Ces lois constituent une sorte de principe intermédiaire, la pensée ou parole créatrice de Dieu, appelée Logos dans la tradition platonicienne. Le fait que l’univers obéisse à des lois témoigne de l’existence de Dieu, comme l’a dit Cicéron :
« Que peut-il y avoir en effet d’aussi manifeste, d’aussi évident, quand nous regardons le ciel et contemplons les choses célestes, que l’existence d’une divinité douée d’une intelligence supérieure qui les gouverne. » [6]
Le Dieu des juifs
Les juifs affirment que tous les dieux grecs et romains sont à la fois inexistants et abominables. Quant au Dieu suprême, que les Romains considèrent comme l’inconnaissable, les juifs estiment qu’il est effectivement inconnu des non-juifs, car seuls les juifs le connaissent. Seuls les juifs connaissent le vrai nom de Dieu, révélé à Moïse pour la première fois (Exode 3). Les juifs connaissent aussi l’adresse de Dieu : il réside dans le Temple de Jérusalem et nulle part ailleurs.
Et bien entendu les juifs savent que Dieu est le dieu d’Israël. Comment est-ce possible ? Dieu Lui-même explique en Deutéronome 32:8-9 qu’Il a délégué à chaque nation un « fils de Dieu » (ange ?) mais qu’Il s’est réservé Israël, pour le destiner au gouvernement du monde.
Tandis que selon les Romains, Dieu communique avec les hommes par la raison, qui leur permet d’accéder à la connaissance, et par là à la vertu qui est le vrai bonheur, le dieu juif, au contraire, communique avec Son peuple par la Loi. « La connaissance du bien et du mal », l’objet principal de la philosophie grecque et romaine, est le fruit défendu en Genèse 3, un récit dans lequel on détecte une polémique contre l’hellénisme (ce qui prouve en passant que ce récit date de l’époque hasmonéenne). Cela fait dire au Romain Celse (vers 178), que le dieu juif est l’ennemi du genre humain « puisqu’il a maudit le serpent, de qui les premiers hommes reçurent la connaissance du bien et du mal », c’est-à-dire la conscience morale [7]. Il n’y a pas d’autre critère moral dans la Bible hébraïque que l’obéissance aux lois et aux ordres arbitraires de Yahvé.
Le Dieu suprême est pour les Romains, et les stoïques en particulier, un principe d’unité, et donc de concorde entre les hommes. C’est pourquoi Dante, adepte discret du stoïcisme, écrira que « le genre humain se rend le plus parfaitement semblable à Dieu quand il est le plus parfaitement un. En effet la vraie raison de l’unité est en Dieu seul » (De la monarchie, I, 8).
Le dieu juif, au contraire, introduit la division : sa Loi vise à séparer le peuple élu du reste de l’humanité. Avant même que naisse Abraham, le dieu juif déteste voir les hommes s’entendre entre eux pour accomplir de grandes choses, comme par exemple « une tour dont le sommet pénètre les cieux ». « Vite, se dit-Il, descendons, et là, confondons leur langage pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres » (Genèse 11,7). Étant donné que la civilisation hellénistique était fondée précisément sur l’usage universel du grec, on repère dans cette histoire de la tour de Babel, tout comme dans celle du jardin d’Éden, une déclaration de guerre contre l’hellénisme.
Car avant de s’opposer à Rome, Jérusalem s’oppose à la civilisation hellénistique, partagée entre le royaume séleucide et le royaume lagide (ou ptolémaïque). Et comme nous allons le voir, ce choc des civilisations est intimement lié au choc des religions : les souverains hellénistiques combattent le séparatisme des juifs, qui s’appuie sur leur affirmation incompréhensible selon laquelle leur dieu ethnique est le Dieu universel, en d’autres termes, que le Dieu universel préfère les juifs et ne veut être adoré à Jérusalem que par les juifs.
Rome contre Jérusalem : le choc des civilisations
En 167 avant J.-C., le roi Antiochus IV Épiphane, prenant au mot l’affirmation des juifs selon lesquels Yahvé est le Dieu suprême, soit Zeus, voulut consacrer leur temple à ce dernier. La plupart des Judéens (il n’y a pas encore de mots distincts pour « juif » et « Judéen ») n’y voyaient pas d’objection. Mais comme toujours dans l’histoire d’Israël, une élite fanatique a déclenché une guerre civile et pris en main le destin d’Israël. Cet épisode est intéressant car il prouve la nature trompeuse du monothéisme juif. Non seulement les élites juives méprisaient les dieux des autres peuples, détruisant leurs sanctuaires partout où ils le pouvaient, mais ils refusaient aux gentils le droit de partager le culte de leur dieu national, tout en prétendant qu’il était le Dieu suprême de toute l’humanité. C’était insupportable pour les Grecs. Au cours de cette période sont apparues les premières expressions écrites de judéophobie, qui incluent plusieurs versions de l’histoire selon laquelle les juifs ne se sont pas échappés d’Égypte comme ils le prétendent, mais en ont été chassés comme des lépreux.
On retrouve cette histoire par exemple chez Diodorus Siculus, qui raconte également que, lorsque le roi Antiochus VII Euergète assiégea Jérusalem en 134 avant J.-C., ses amis « l’engageaient vivement à anéantir complètement le peuple juif, ou, du moins, à détruire ses institutions et à le forcer de changer sa manière de vivre. Mais le roi, plein de magnanimité et de mansuétude, se contenta de prendre des otages et acquitta les juifs des accusations portées contre eux, après avoir exigé le tribut qu’ils lui devaient et abattu les murs de Jérusalem » [8]. Ainsi, le royaume hasmonéen survécut, jusqu’à ce que, profitant d’une guerre civile provoquée par une rivalité dynastique, le général romain Pompée en prenne possession et mettre fin à l’indépendance juive (63 avant J.-C.).
Paradoxalement, on observe aussi durant cette période une intense activité apologétique et même prosélytique juive. Nul ne l’incarne mieux que Philon d’Alexandrie (mort vers 45 après J.-C.), qui s’efforce de montrer que tous les philosophes grecs se sont inspirés de Moïse, ce qui est une façon de conquérir Rome de l’intérieur. « C’était tenter au profit du judaïsme, ce que le christianisme réalisera quatre siècles plus tard », explique le cardinal Jean Daniélou, qui précise par ailleurs que Philon est lié par son frère à « la grande banque internationale juive », créditrice de la famille impériale [9].
En Israël se développe cependant un nationalisme messianique antiromain, dont le contexte transparaît dans les évangiles. En 66 après J.-C., l’empereur Néron envoie le général Vespasien et son fils Titus soumettre cette Jérusalem rebelle. La guerre dura quatre ans et se termina par le pillage et la destruction du temple. Comme dit plus haut, les Romains avaient coutume d’accueillir les dieux des peuples vaincus, par une cérémonie d’evocatio. Mais le dieu des juifs, Yahvé, était considéré comme inassimilable, voire malfaisant. Aussi ses objets sacrés furent-ils traités comme un vulgaire butin de guerre. De plus, comme les juifs du monde entier avaient obligation de payer deux drachmes par an pour leur temple, Vespasien les obligea désormais à payer cet impôt au temple de Jupiter au Capitole [10]. Le message ne pouvait être plus clair.
Sous la dynastie suivante (les Antonins), l’empereur Trajan dut réprimer des insurrections juives dans toute la Diaspora, notamment en Afrique du Nord (115-117). Son héritier Hadrien fit face à un grave soulèvement messianique à Jérusalem, dirigé par le messie autoproclamé Shimon Bar Kochba, qui réussit à établir un État indépendant pendant quelques années (132-135). La campagne militaire romaine fit 580 000 morts selon Dion Cassius, qui ajoute : « À Jérusalem, Hadrien fonda une ville à la place de celle qui avait été rasée, la nommant Aelia Capitolina, et à l’emplacement du temple du dieu, il éleva un nouveau temple à Jupiter. » [11] Les juifs furent bannis de la ville et la circoncision fut interdite dans tout l’Empire. Le nom d’Israël fut effacé et la nouvelle province fut rebaptisée Syria Palæstina (en souvenir des Philistins d’origine grecque). Hadrien pensait ainsi avoir fait disparaître Israël une bonne fois pour toute.
Il faut donc retenir que la lutte entre Rome et Jérusalem est une dynamique centrale de l’histoire de l’Empire romain. Cette réalité a été largement sous-estimée dans l’historiographie occidentale, héritière d’une civilisation chrétienne dont la vocation était de réconcilier Rome et Jérusalem.
Rome conquis par Jérusalem
Israël survécut à la tentative romaine d’éradication, par la culture talmudique de la Diaspora. Israël survécut dans – et peut-être même par – la haine de Rome. Cette haine couvait certainement au sein de la communauté des 97 000 captifs juifs ramenés à Rome par Vespasien (selon Flavius Josèphe), dont beaucoup furent affranchis, et certains même, comme Josèphe lui-même, adoptés dans la famille impériale, c’est-à-dire anoblis. Dans les deux premiers siècles de notre ère, la haine vengeresse envers Rome s’exprime de façon cryptée dans une littérature juive apocalyptique qui reprend les codes symboliques du Livre de Daniel : Rome est assimilée à la quatrième bête de la vision de Daniel, munie de dix cornes, qui « mangera toute la terre, la foulera aux pieds et l’écrasera » (7:23).
L’Apocalypse de Jean, qui clôt le canon chrétien, appartient typiquement à cette littérature. Rome y est appelée « Babylone la Grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre ». Elle est « assise sur une Bête écarlate couverte de titres blasphématoires et portant sept têtes et dix cornes ». Les sept têtes représentent les sept collines de Rome. « Et cette femme-là, c’est la Grande Cité, celle qui règne sur les rois de la terre. » L’ange proclame : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone la Grande ; elle s’est changée en demeure de démons » ; « en un seul jour, des plaies vont fondre sur elle : peste, deuil et famine ; elle sera consumée par le feu ». « Alleluia ! Oui, sa fumée s’élève pour les siècles des siècles » (17:5-19:3). Vient ensuite une vision de « la Cité sainte, Jérusalem, qui descend du ciel, de chez Dieu » (21:10).
Comment expliquer cette diabolisation de Rome dans la religion qui, au IVe siècle, deviendra la religion de Rome ? Il faut renverser la question : comment expliquer que Rome s’est convertie à une religion dont la prophétie programmatique est la chute de Rome et la renaissance de Jérusalem ?
La conversion de Rome au christianisme est l’une des plus grandes énigmes de l’histoire, que nul historien n’a encore résolue. Ce qu’on sait, c’est que le christianisme s’est d’abord répandu à Rome par le bas. Selon l’auteur païen Celse, écrivant sous Marc Aurèle (161-180 après J.-C.), les prédicateurs chrétiens, qui étaient encore à cette époque majoritairement juifs, ciblaient les personnes ignorantes et crédules, les esclaves et les femmes en particulier [12].
En convertissant les masses incultes au christianisme, ont-ils hâté la chute de Rome ? De grands esprits l’ont pensé. Citons Ernest Renan :
« Durant le IIIe siècle, le christianisme suce comme un vampire la société antique, soutire toutes ses forces et amène cet énervement général contre lequel luttent vainement les empereurs patriotes. […] L’Église, au IIIe siècle, en accaparant la vie, épuise la société civile, la saigne, y fait le vide. Les petites sociétés tuèrent la grande société. La vie antique, vie tout extérieure et virile, vie de gloire, d’héroïsme, de civisme, vie de forum, de théâtre, de gymnase, est vaincue par la vie juive, vie antimilitaire, amie de l’ombre, vie de gens pâles, claquemurés. » [13]
Cette accusation n’est pas sortie du cerveau anticlérical de Renan. L’aristocratie sénatoriale romaine, restée majoritairement païenne jusqu’au Ve siècle, pensait de même. Il semblerait d’ailleurs que la faveur accordée au christianisme par les empereurs après Constantin soit un aspect de la lutte de pouvoir entre l’empereur et le Sénat. C’est ce que suggère la décision de l’empereur de retirer de la Maison du Sénat l’Autel de la Victoire, avec sa statue de la déesse ailée tenant une branche de palmier. En 384, le sénateur Symmaque écrivit à l’empereur Valentinien II (ici en anglais) pour le supplier de restaurer l’autel et, avec lui, les « cérémonies ancestrales » qui apportent la bénédiction des dieux à Rome : « Qui est assez amical avec les barbares pour ne pas vouloir un Autel de la Victoire ? » demande-t-il.
De toute évidence, il y avait ici bien plus qu’une simple lutte de pouvoir entre les empereurs chrétiens et les sénateurs païens. Supprimer la déesse de la Victoire du Sénat romain ! Peut-on imaginer un geste symbolique plus sinistre ?
On sait qu’au début du Ve siècle les derniers païens tenaient les chrétiens responsables du sac de Rome par Alaric (410). C’est pour leur répondre que le grand saint Augustin écrivit La Cité de Dieu. Il ne conteste pas que les chrétiens se désintéressent de leur cité terrestre, se souciant uniquement de leur cité céleste. Mais il veut rassurer les Romains : en les dépouillant de leurs biens terrestres, les Wisigoths ont agi pour le salut de leur âme et les ont rapprochés de Dieu. Quant à leurs filles violées, aucun mal ne leur a été fait, puisque leur âme n’a pas été contaminée – à moins bien sûr qu’elles n’aient éprouvé du plaisir (I, 10).
Lorsque Rome se releva, elle était devenue une colonie de Jérusalem, avec un pape siégeant dans le palais impérial du Latran. Jérusalem devint, pour les descendants des Romains, la Ville sainte. Dix-huit siècles après que Rome fut tenté d’effacer Israël de la surface de la terre, l’Occident, éduqué dans l’idéalisation de ce même Israël antique, l’a recréé.
Et ce Dieu juif que nous avons adopté, qu’est-Il devenu ? Il est mort. Nous l’avons rejeté, comme un corps étranger qu’il était : plutôt vivre sans dieu qu’avec cette repoussante parodie de la divinité ! Quant au pouvoir de ceux qui nous l’ont fait adopter il y deux mille ans, il est plus vivant que jamais.
N’est-il pas temps de dénoncer l’abus de confiance dont nos ancêtres ont été victimes, et renouveler le contrat qui nous liait à la raison gréco-romaine ?
Bien entendu, nous garderons Jésus, dont l’histoire sublime nous enseigne tout ce que nous avons besoin de savoir sur les élites de Jérusalem et leur façon de faire crucifier leurs ennemis par le pouvoir impérial romain.
Nous garderons aussi la Reine du Ciel, que les Grecs, les Romains et tous les peuples du monde ont adorée, mais que les prophètes de Yahvé détestaient par-dessus tout, et nous ferons nôtre la parole de ces juifs admirables qui refusaient de cesser de la vénérer et répondaient à Jérémie : « En ce qui concerne la parole que tu nous as adressée au nom de Yahvé, nous ne voulons pas t’écouter. » (Jérémie 44:16)