Toute guerre génère du bordel. Mais il y a deux sortes de bordel : le bordel dû aux destructions, et le bordel entretenu par les profiteurs : vendeurs d’armes, mercenaires, déstabilisateurs, trafiquants, stratèges, agents… Le bordel, source de profits multiples, a toujours eu ses créateurs et ses profiteurs. Qui sont parfois confondus.
Christophe Ayad, le rédacteur en chef des pages International du Monde, est l’invité de La Nouvelle Édition sur Canal+ ce lundi 23 mars 2015. Ce spécialiste du Moyen-Orient et des pays arabes, resté longtemps en poste en Égypte, dirige actuellement les pages les plus prestigieuses du journal. L’International dans Le Monde équivaut au département Foot dans L’Équipe : un État dans l’État. Sont présents dans l’émission la bande à Baddou : Nicolas Domenach, le raciste cathophobe qu’on ne présente plus, Ariel Wizman, le chroniqueur à tout faire qu’on n’écoute plus, un transfuge d’Action Discrète, ou plutôt d’Action Discrédite, spécialisé dans le reportage moqueur (ce coup-ci il se moque de ces gros ploucs d’agriculteurs), et la journaliste invitée pour décrypter les élections départementales, Anna Cabana. Grand reporter au Point, elle officie chez Ruth Elkrief en télé, et raconte comme personne les histoires d’alcôve de nos présidents et de leurs épouses plus ou moins officielles ou durables, de Sarkozy à Hollande, en passant par Villepin mais pas sous l’angle de son couple.
Quand Ayad déroule, tout le monde se tait : le prestige du quotidien de référence en assoit plus d’un. Parfois, pendant qu’il pérore sur l’Iran, un frisson de terreur parcourt l’échine des chroniqueurs. Écoutons son analyse sur un sujet, il est vrai, particulièrement complexe.
Christophe Ayad :
« Mais Obama lui n’a pas une stratégie très claire sur Daech, personne n’a une stratégie très claire sur Daech. […] L’Iran pousse ses pions partout, fabricant du Dæch et de l’Al-Qaïda. […] Donc maintenant faut choisir, quel est l’ennemi le moins pire. Y a une question qu’on refuse aujourd’hui de se poser, c’est pas tant est-ce qu’il faut parler avec Assad, c’est est-ce qu’il faut passer une alliance avec l’Iran ? »
Surtout pas, c’est le grand Satan, l’Iran ! Et là, Ayad nous en sort une majestueuse :
« Je serais à la place d’Israël, je me pose des questions. Je veux dire l’Iran, dès qu’il libère une partie de la Syrie, il le confie au Hezbollah qui enterre des missiles dirigés vers Israël. C’est ce qui s’est passé dans le Golan. Donc vous pouvez donner le champ libre à l’Iran mais il vous le fait payer très cher et il n’oublie pas son objectif final qui est, établir un équilibre stratégique, voire une supériorité stratégique envers Israël. Et ça est-ce qu’on est prêts à l’accepter ? Les Israéliens non. Donner la Syrie au Hezbollah comme c’est le cas en ce moment c’est un risque, c’est d’avoir le Hezbollah à la frontière d’Israël sur deux frontières : au Liban et en Syrie. »
À se demander si Christophe n’est pas citoyen israélien… Mais sa brillantissime analyse de café du commerce de Tel-Aviv scotche Ali Baddou, animateur il est vrai géopolitiquement tarte, littéralement KO debout :
« Passionnant, et vraiment flippant. Mais ça permet de prendre la mesure de la complexité de ce qui est en train de se jouer dans cette partie du monde. »
Il suffit de n’être pas trop partial pour comprendre : les États-Unis et Israël laissent les États puissants de la région s’affaiblir, surtout s’il s’agit d’un État nationaliste laïc à la syrienne, pour leur tomber dessus ensuite. Il s’agit de jouer B contre A, pour réduire la puissance de A, puis C contre B, qui est devenu trop fort. Concrètement, l’Irak a été affaibli par la coalition internationale que l’on sait à deux reprises (moins la France en 2003), laissant les Syriens maîtres de la région avec l’Iran malgré le boycott économique (la Jordanie, sous contrôle total américain, ne pèse plus rien) ; puis la Syrie a été affaiblie par un « contingent » soutenu par les pétromonarchies, et donc armé indirectement par les Américains (qui récupèrent leurs pétrodollars en armant les micro-États du Golfe terrorisés par l’Iran), et enfin le contingent lui-même est soi-disant en train d’être affaibli par une coalition internationale du type 1, c’est-à-dire d’inspiration américaine, mais toujours avec bénéfice israélien. Derrière tout cela se profile la phase 4, l’affaiblissement de l’Iran, qui s’approche mécaniquement d’Israël via le Hezbollah (au Liban et en Syrie) et ses Pasdarans (actuellement à Tikrit).
Pour qu’Israël, selon le fantasme de Netanyahu, puisse frapper. Avec la bénédiction des Américains, quand Obama – qui ne veut pas prendre cette responsabilité devant l’Histoire – sera remplacé en novembre 2016 par un « dur » du camp d’en face, soit un faucon républicain ultrasioniste. Pas la peine d’avoir fait des études militaires pour comprendre que Daech joue le même rôle qu’Al-Qaïda, à savoir projeter l’agitation au Moyen-Orient, là où les Américains ont des intérêts stratégiques et intérêt à créer des foyers ennemis, autrement dit des raisons d’intervenir. L’Iran n’est qu’un allié provisoire attiré par le piège sunnite irakien, tendu par l’axe Daech-USA-Israël. Si le côté égyptien d’Israël a été verrouillé avec Al-Sissi, placé là pour effectuer une répression achetée par les Américains, si le côté syrien est neutralisé momentanément, grâce à la création d’une « guerre civile extérieure » sur des bases politiques et culturelles hautement inflammables, Israël risque de connaître un accroissement de la pression iranienne sur ses frontières (Liban, Syrie), donc une raison objective d’intervenir. C’est bien pour cela que les Iraniens ne doivent en aucun cas avoir la bombe, et que pour les Israéliens, le temps est compté. De chaque côté, on ment : l’Iran, malgré les assassinats ciblés du Mossad, fabrique sa bombe ; Israël compte et recompte les siennes.
- Ahmadinejad en visite dans le centre anti-israélien de Natanz (2009)
Christophe Ayad avait eu les honneurs d’une jolie gifle éditoriale de la part de Bernard Lugan le 28 janvier 2012, suite à la publication d’un article dans Le Monde truffé d’imprécisions et de contrevérités.
La lecture des évènements syriens actuels dans la bouche d’Ayad soulève une question embarrassante : comment ce journaliste aussi partial a-t-il pu obtenir (et tenir à) ce poste, ses prédécesseurs étant réputés pour leur indépendance et leur respect du factuel ? À moins qu’il n’ait volontairement simplifié sa syntaxe pour le téléspectateur moyen de Canal+, il reste une impression de légèreté, presque d’amateurisme. Mais tout n’est pas de la faute d’Ayad : le traitement du conflit syrien par Le Monde depuis son déclenchement mène inéluctablement à des impasses logiques : soit l’analyse est fausse, soit les évènements eux-mêmes le sont ! La ligne américano-israélienne se prenant actuellement les pieds dans le tapis persan, il devient difficile de « vendre » à ses lecteurs, habitués à un manichéisme infantile, une ligne de plus en plus tordue…
- Malgré les « bombardements » américains, Daech grignote la Syrie…
Tout avait si bien commencé, pourtant : il y a quatre ans, en mars 2011, dans la lignée des révolutions dites colorées, les très démocrates rebelles syriens veulent renverser Assad. Le Monde embraye sur cette explosion de liberté… et de violence, dont le déclenchement (des tirs pendant les manifestations) demeure encore obscur. Le journal sera le partenaire de l’ASL, l’Armée syrienne libre, dont un porte-parole, chéri des occidentaux, fournira le décompte quotidien des horreurs et exactions du régime. Les Kurdes profitent du bordel pour étendre leur territoire au nord, protégés qu’ils sont par l’œil aérien bienveillant de Washington, et la bénédiction turque, qui se débarrasse provisoirement du problème kurde en passant.
Malheureusement, malgré une campagne de presse anti-Assad intense, lire plus loin les fameuses preuves du gazage de 1500 innocents en majorité civils par le régime en place, preuves apportées par deux journalistes du Monde, et qui feront un semi-flop au niveau international, le régime honni tient, se défend, avec l’appui du presque voisin iranien, qui y voit l’occasion de devenir la nouvelle puissance régionale. Et surtout, de gagner du terrain sur le voisin irakien, littéralement désétatisé par ses « alliés » occidentaux depuis 10 ans.
- « Comment une armée, dans n’importe quel État, peut-elle utiliser des armes de destruction massive, au moment même où elle réalise un progrès moyennant des armes conventionnelles ? » (Réponse au Figaro d’Assad, accusé d’avoir ordonné l’utilisation du gaz par Le Monde)
Plus prudent, Le Figaro ne prendra pas totalement fait et cause pour les opposants au régime du « boucher de Damas » (sobriquet longtemps donné au président syrien, on attend toujours un « boucher de Washington » suite aux innombrables « frappes » américaines dans le monde), préférant rester dans le factuel, si c’est possible, et réalisant même un coup mondial avec une interview exclusive d’Assad le 3 septembre 2013. Un gros coup de pied au cul du Monde, qui a préféré faire la guerre plutôt que du journalisme. Mais ne rêvez pas : nous ne prenons pas le parti d’Assad, non plus des rebelles et autres « Daech », les mercenaires de tous côtés jouant des partitions dictées par de plus grands pays, comme c’est le cas en Afrique, théâtre d’une lutte incessante entre services de renseignement à travers les clans, ethnies et factions locales. Si en Afrique on pratique le « diamants contre armes », au Moyen-Orient, c’est « pétrole contre armes ». Il y a même des comiques qui assurent que l’objectif américain n’est pas pétrolier, dans la région ! L’US Army n’étant que le moyen d’agrandir les marchés de la très commerciale Amérique. La guerre n’a jamais été le but, uniquement le moyen : celui de péter les marchés fermés, fermés par le communisme, le nationalisme (Japon, pays arabes laïcs), la religion (Iran) ou les défenses commerciales (Europe). La guerre américaine, c’est l’ouvre-boîte(s). Après la mise au pas, la reconstruction, puis l’américanisation.
Gare à ceux qui résistent à l’american way of life ! Pour eux, ce sera l’american way of death.
- Bachar al-Assad : « Il y a quelques jours, le ministre français des Affaires étrangères aurait déclaré : la participation de la France attend le Congrès américain. Il n’a pas dit qu’il attendait la décision du Parlement français. Je vous demande donc de qui dépend le gouvernement français dans ses prises de décisions, du Parlement français ou du Congrès ? »
« Le Monde témoigne d’attaques toxiques en Syrie »
Titre du fameux article du 27 mai 2013, dont voici trois extraits :
« La guerre en Syrie a franchi un nouveau palier. Elle est devenue chimique. Des gaz toxiques provoquant des cas d’étouffement jusqu’à la mort sont employés par les forces du régime syrien contre la rébellion armée et la population civile. C’est la nouvelle tactique militaire d’un pouvoir prêt à tout. Elle est à l’oeuvre dans de nombreuses localités, et n’a cessé de s’intensifier depuis le mois d’avril. Les victimes éprouvent des souffrances atroces, dont les symptômes ressemblent à ceux d’un empoisonnement au gaz sarin. Ces informations, révélées par Le Monde, sont rapportées directement du terrain. Notre reporter Jean-Philippe Rémy et le photographe Laurent Van der Stockt ont séjourné pendant deux mois, clandestinement, en Syrie. Ils ont longuement enquêté, en particulier dans la région de Damas, la capitale. »
Plus loin, on peut lire :
« Soyons clairs : Le Monde ne détient pas la preuve irréfutable d’un recours à des armes chimiques en Syrie. »
Ce qui n’empêche pas les auteurs de conclure :
« L’enquête du Monde montre qu’il est urgent que les responsables occidentaux énoncent clairement ce qu’ils savent du chimique en Syrie. Qu’ils cessent de tergiverser sur la "ligne rouge". Ils doivent sortir de l’ambiguïté. Avant qu’il ne soit trop tard. »
Divide et impera
Curieusement, la diplomatie américaine se montrera plus prudente que la rédaction du journal, en ce qui concerne la responsabilité du régime dans les gazages de la Ghouta le 21 août 2013. Il est vrai qu’en 1985, elle fermera pudiquement les yeux sur le gazage de 10 000 jeunes Bassidjis (volontaires iraniens) dans les marais d’Al Howeiza par une armée irakienne débordée (Opération Badr). Reagan avait décrété que les 80 000 envahisseurs ne devaient en aucun cas franchir le Tigre, et prendre la route stratégique Bassora-Bagdad. Les témoins occidentaux reconnaîtront les ravages du sarin et de l’ypérite, dit aussi moutarde, ce neurotoxique inauguré par les Allemands contre les Français et leurs alliés en 1917. Un usage qui sera généralisé par les Irakiens en 1988, et qui contribuera à clore le conflit, les Iraniens craignant une attaque chimique massive sur Téhéran grâce aux missiles longue portée fournis cette année-là par les Occidentaux. Cela n’empêchera pas le régime de Bagdad d’accuser à tort les Iraniens d’avoir utilisé les gaz, mensonge appuyé par l’administration américaine, seule à détenir toutes les preuves des massacres. Deux ans plus tard, la nouvelle puissance militaire irakienne (sauvée par ses fournisseurs), ayant besoin du Koweït pour se relever économiquement, sera écrasée par ces mêmes « alliés » américains.
Faible, je te renforcerai ; fort, je t’écraserai. Telle est la devise du gendarme du monde, qui joue les uns contre les autres pour conserver sa puissance.
Avant le grand contre-pied de John Kerry, qui évoque depuis le 15 mars la possibilité d’une négociation avec Assad (une fois qu’il aura été bien affaibli), nous avons retrouvé l’extraordinaire prévision du mage Ayad, et surtout son implication, qui lui vaudront d’être bombardé patron de l’International au Monde.
On vous a laissé in extenso le « chapô » de son papier, intitulé sobrement « Bachar Al-Assad, le tyran », et publié le 22 décembre 2012 :
« Tombera, tombera pas ? Il y a un an, la réponse était incertaine. Aujourd’hui, la chute du dictateur semble proche. Entre-temps, son cynisme a tué plus de 40 000 syriens... C’est l’homme de l’année 2012. Du moins si l’on retient comme critères le cynisme et la cruauté. Et même s’il ne survivra probablement pas à 2013, on se souviendra de lui longtemps. Au moins jusqu’à ce qu’un autre dépasse ce record insensé : plus de 40 000 morts en dix-neuf mois de soulèvement et c’est loin d’être fini. On se demandait il y a encore un an s’il serait capable d’égaler son père Hafez, qui avait fait tuer 10 000 à 20 000 habitants de Hama en 1982 pour avoir osé se soulever. »
Le 13 mars 2013, Christophe a les honneurs d’un entretien avec l’ancien Premier ministre israélien Shimon Pérès :
« Plusieurs incidents ont conduit à des violations de la ligne de cessez-le-feu sur le plateau du Golan. Israël a mené un raid contre une installation chimique en Syrie. Le conflit syrien est-il en train de déborder chez vous ?
– Bachar Al-Assad s’est présenté comme un jeune leader qui voulait moderniser et pacifier la Syrie. C’était un faux-semblant. En fait, il a essayé de se doter de l’arme atomique et chimique. Le programme nucléaire a été heureusement détruit ; le chimique, hélas non. Et maintenant, il est très compliqué d’empêcher que ces armes tombent entre les mains de gens irresponsables. Israël préférerait rester hors de ce conflit, mais nous sommes obligés de nous défendre. »
- Le courageux Plantu a bien saisi le cahier des charges de la nouvelle direction
Le 7 mai 2013, dans « Une intervention qui affaiblit Damas militairement mais pas politiquement », Christophe jubile :
« Le régime syrien était lancé dans une violente et large contre-offensive depuis plus d’un mois quand il a subi coup sur coup les deux raids israéliens des vendredi 3 et dimanche 5 mai. Il faudra un peu de temps avant que l’on mesure l’ampleur et les effets de ces attaques aériennes, mais, d’ores et déjà, elles portent un coup sévère à la crédibilité de la capacité dissuasive du régime syrien. Incapable de protéger son espace aérien, il a été frappé au coeur de son dispositif militaire : l’aéroport international de Damas puis, quarante-huit heures plus tard, le mont Qassioun, siège de la présidence de Bachar Al-Assad et coeur du dispositif militaire du pouvoir syrien, ont été tour à tour visés. »
Malheureusement, le 21 mai, Christophe doit reconnaître que « Damas se renforce face à une opposition affaiblie ».
Heureusement, le 1er juillet, venant porter secours à Christophe, André (Glucksmann) prend sa plume :
« Bachar le chimique poursuit donc allègrement le massacre de sa population sous les auspices de l’inamovible du Kremlin. L’ex-oligarque Mikhaïl Khodorkovsky pourrit au goulag, les jeunes Pussy Riot aussi et tant de contestataires ignorés. »
On a quand même trouvé plus grave qu’Ayad : Glucksmann, avec l’image des Pussy Riots au goulag, nous a arraché une larme. De joie !