Le dernier ouvrage de Thierry Meyssan est une première tentative de décrire de manière synthétique ce qui se produit depuis 2011 et les soi-disant « printemps arabes », particulièrement en Libye et en Syrie. Rappelons que, conseil successif des gouvernements iranien, libyen puis syrien, l’auteur était présent en Libye en 2011, à la fois témoin et acteur, et qu’il est réfugié depuis six ans à Damas, en Syrie, d’où il continue d’œuvrer contre l’Empire. Ses articles constituent d’ailleurs la première source d’information fiable dont nous puissions disposer sur ce qui se passe réellement en Syrie et en Irak. Mais précisons que l’ouvrage qu’il nous livre ici n’en est pas le recueil. Il s’agit d’un travail original.
L’ouvrage comprend trois narrations successives, qui toutes se nouent autour de l’agression de la Syrie. La première prend les choses sous l’angle du rôle de la France, la deuxième au regard des Frères musulmans et la troisième du point de vue de « l’Empire » anglo-saxon (États-Unis et Grande-Bretagne, parfois comparés à Rome). Ce découpage en trois parties provoque dans l’esprit du lecteur un remarquable phénomène d’émanations successives. L’ouvrage se lit comme un roman. L’effet en est très triste pour notre pauvre gouvernement français. Nul doute que nos politiques, nos juristes et nos intellectuels apprendront beaucoup à cette lecture.
Parmi mille détails, on notera celui de la disparition du Trésor libyen. 150 milliards de dollars. Où l’on voit 100 milliards disparaitre avec, dixit Thierry Meyssan, la complicité passive du conseiller économique de l’Élysée, Emmanuel Macron.
Certains de nos amis français trouveront peut-être qu’il y manque la quatrième révélation, celle qui décrirait les choses du point de vue israélien. Ceci étant, il me semble que l’ouvrage contient suffisamment d’indications, et même de développements, pour que le lecteur comprenne qu’Israël joue un rôle central dans l’instauration du chaos (financement de la campagne électorale de Hollande, p. 65, intox sur les armes chimiques de la ghouta, p. 77, le début de la « révolution syrienne » à Deraa, p. 137, QG à la Télévision du Futur, p. 188, etc. passim). On complétera d’ailleurs avec intérêt la lecture des livres des uns par la lecture de ceux des autres (Y. Hindi, L. Guyenot, H. Ryssen).
Néanmoins, il se dégage de l’ouvrage une vision d’ensemble de la situation géopolitique régionale et mondiale apparemment objective. L’auteur cultive quelque chose comme un réalisme géopolitique (non point désabusé, nous allons y venir). On voit la scène comme envahie par de grands monstres froids, qui s’affrontent, tentent de s’étouffer les uns les autres, visent chacun à l’hégémonie : Syrie, Iran, Turquie, Égypte, Arabie saoudite, Israël etc. Russie et Chine. Mais, au-dessus de la mêlée, les anglo-saxons, dont l’ambition est clairement dévoilée : briser et morceler toute puissance impériale continentale susceptible de s’opposer à leur hégémonie mondiale (cf. L. Massignon). Et, à l’intérieur de ces deux grandes puissances, l’État profond étasunien, les néo-conservateurs, qui ont pris le pouvoir en 2001.
L’ouvrage est donc relativement objectif, froid par moments, avec quelque chose d’effrayant, à cause de son réalisme. Mais il ne cède rien d’un espoir moral. Tout lecteur se laissera captiver par l’enchaînement des faits, dans une chronologie quasi haletante. Nous voudrions pour notre part insister sur cet espoir que la société internationale sorte de l’horreur et puisse retrouver le chemin du droit international humanitaire (page 255). C’est à notre avis l’un des enjeux profonds de l’ouvrage (cf. le préfacier, pages 10 et 14), et c’est d’ailleurs sous cet angle précis que nous l’avons lu.
Réformer le droit international
Une image générale du droit international se dégage de l’ouvrage, qui contient par ailleurs, au beau milieu du détail des narrations, quantité de brèves références, que nous avons pris la peine de relever afin de les mettre bout à bout. Rien d’idéologique n’en ressort, rien de figé ne semble transparaître de la pensée de l’auteur. Mais plutôt un effort de compréhension et d’analyse. La démarche est louable, car c’est, en temps de crise, la seule qui vaille.
L’évolution de la guerre est bien entendu au cœur du sujet. Un encadré expose au lecteur le concept de la G4G (le passage des guerres à l’ancienne aux guerres de seconde, troisième puis quatrième génération est décrit page 57).
Il est question du rôle de l’ONU et de ses services (page 238), des ONG (page 248), de la propagande et des médias (page 50, 202, 268). Autrement dit, quelque uns des piliers de la démocratie mondiale (un gouvernement mondial, l’humanitarisme et la liberté de la presse) n’en ressortent pas grandis.
A cette lecture l’idée nous vient que l’ONU et sa charte mériteraient d’ailleurs plus que la critique qui est faite de sa récupération par des intérêts égoïstes. Il faudrait tenter d’aller plus loin et en conduire une critique radicale. Le but de l’instrument n’est-il pas la destruction de la société interétatique ? Certes, la Charte parle encore de souveraineté, mais cela a-t-il un sens lorsque la guerre est prohibée ? N’est-il pas évident qu’avec son droit des peuples à disposer d’eux-mêmes l’ONU est objectivement au service d’une puissance mondiale non-étatique, qui cherche à détruire toute autre grande puissance concurrente, au profit d’un chaos généralisé entre petites entités locales, faibles au plan mondial ? L’exemple de la Yougoslavie, du démantèlement de l’U.R.S.S. comme de la Syrie actuelle sont là pour en attester.
Nous devons être plus scrupuleux encore dans la critique dès qu’il est question des juridictions internationales. Thierry Meyssan démasque très bien leur rôle dans le plan d’agression actuel des États et des peuples (à la fin de son livre, page 246 et suivantes), mais ne vaudrait-il pas mieux les condamner radicalement, et n’en faire aucun usage (page 98, idée d’un Nuremberg contre les ennemis de la Syrie) ?
Condamner l’usage du terrorisme
De même pour l’usage du terrorisme. On souhaiterait qu’il soit condamné plus fondamentalement encore. C’est toute la difficulté d’une restauration de l’institution de l’occupatio bellica. Car n’est-ce pas ce droit international du chaos qui invoque systématiquement le droit de résistance des peuples (page 182), lorsque le droit international classique, lui, a toujours fait un devoir aux populations d’obéir à l’autorité d’occupation ?
Le terrorisme, la grande question d’actualité, est abordé d’un bout à l’autre de l’ouvrage. Où l’on voit comment une lutte inconsidérée contre la population ne peut conduire qu’à son soulèvement (page 190, passim). Où l’on voit surtout, par quelques exemples précis, qu’en effet, ainsi que le soutenait Guy Debord, le terrorisme est quasiment en chaque cas un terrorisme d’État. Cette idée a été mal comprise en France (d’où, à chaque attentat, un « complotisme » qui manque sa cible). Ce n’est pas tant que le gouvernement français use du terrorisme sur son sol. C’est que ce sont des bien des États, des États étrangers (et pas « Daech » !) qui commandent les attentats qui peuvent avoir lieu sur le sol français. De même que le terrorisme international, en Syrie et ailleurs, peut parfois être le fait du gouvernement français lui-même. Ce qui n’écarte pas, d’ailleurs, la possibilité de complicités en haut lieu, au sein de l’État victime.
Il est bien précisé que les groupes terroristes (unités de 50 à 100 personnes), en Syrie, on chacune à leur tête des commandants équipés de mallettes de communication OTAN (page 252, passim).
Deux cas méritent d’être notés, car eux aussi illustrent parfaitement la dialectique perverse qui se noue entre terrorisme et oppression de la population. Le premier est celui de la stratégie de la tension : l’agresseur suscite un terrorisme pour provoquer une réaction de défense à l’occasion de l’instauration de laquelle il placera des hommes à lui (page 118). Le second est celui où deux parents saoudiens se répartissent les rôles : le premier, du côté des appareils étatiques, réprime les authentiques mouvements populaires, le second, du côté des populations, suscite le terrorisme contre l’État (page 131). À méditer.
Précisons bien le sens de nos remarques. Il nous semble qu’une fois connaissance prise du tableau de la situation, l’on peut, grâce à ce livre, orienter la réflexion vers l’effort suivant : distinguer ce qui, de toutes les pièces du droit international actuel, sert le chaos mondial, et ce qui est constructif dans la perspective d’un équilibre multipolaire. Dans cette perspective nous avons relevé deux éléments absolument constructifs et très positifs, deux notes d’espoir : l’usage de l’amnistie par le président syrien (page 265), et l’interdiction d’user d’armes de destruction massives par l’ayatollah Khomeini (page 211). Nous pouvons leur rendre hommage.